Le Présent

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Le soleil se levait, faisant briller les mille joyaux de la neige qui dormait sur le rebord de la fenêtre. Derrière les rideaux d’une bâtisse sombre dormaient deux corps nus, à demi découverts par une couverture. Leurs membres pâles, fins, leurs corps enlacés, luisaient doucement dans la semi-obscurité de la pièce. La blancheur relative des draps, tâchés par endroit, était à l’image de la pièce. Les murs fins laissaient entrer le froid, les rideaux la lumière, les voisins leur noirceur, leurs cris, leurs pleurs. Entre ces murs de papier, des inconnus, des va, des viens, des ombres et des fantômes qui, une fois le pas franchi, disparaissaient parfois à tout jamais.

Au pied du lit, entre les murs décharnés, traînaient des vêtements froissés, colorés, des talons aiguilles, des jupes de secrétaires, des shorts et des jarretières, des décolletés, des débardeurs. Au milieu des bas, des vestes sévères, se trouvaient les pantalons moulants, les vestes de smoking usées, les chemises froissées. Et sur les tables, les verres vides, les bouteilles, à côté du miroir quelques produits, des crèmes, un baume, des sachets de préservatifs.

Entre les draps, l’homme et la femme enlacés ne dormaient plus. La lumière de l’extérieur tombait sur leurs visages. Cependant, les yeux fermés de la silhouette féminine et son corps serré contre celui de l’autre n’avaient laissé aucune trace sur le matelas ou sur les oreillers. Au contraire, la fine colonne vertébrale de son compagnon y avait tracé une marque, le temps l’y avait aidé. Le corps raidi par le froid, les yeux grands ouverts, les mains ballantes, il attendait patiemment qu’elle daigne se détacher de lui. L’horloge lui disait que cette nuit avait été lucrative mais que dans quelques minutes, il allait pouvoir gagner le double de ce qu’elle lui paierait. Il fallait qu’il se prépare, mais il ne pouvait pas brusquer une cliente sous peine de voir ses gains diminuer. Et ça, ça n’était pas possible.

Avec un soupir, il détacha les mains baladeuses de la femme et se leva. Le gémissement de sa cliente le fit grimacer.

« Dis… murmura-t-elle, la main tendue vers lui, ne t’en va pas. Reste encore un peu. Encore une heure.

– Je ne peux pas, lui expliqua-t-il à mi-voix. D’autres ont besoin de moi, tu sais. Et puis, ton mari va finir par devenir méfiant. Non pas que je crache sur l’argent, mais c’est dans ton intérêt. S’il s’en apercevait, plus jamais tu ne me verrais.

– Et ça, je ne le veux pas. »

Elle soupira et se leva. Enveloppée dans son drap froissé, elle se dirigea vers le pied du lit et se rhabilla. Lui enfila sa chemise, son pantalon, serra sa ceinture. Un coup de peigne, un peu de crème, de couleurs sur ses joues et sous ses yeux fatigués, un regard au miroir qui le fit frémir. L’homme aux lèvres rosées, aux cils sombres, aux joues creusées le regardait, le séduisait. Des yeux brillants s’y reflétaient, d’un marron chaud, sucré, aguicheur, des mèches noires tranchaient sur une peau pâlissante. Un reflet ô combien inhabituel pour lui mais plus convenables pour les clients.

Ce reflet, il le haïssait.

Celui de sa cliente appartenait à une femme d’âge mûr dont la position dans la société, aussi enviable que tragique, lui assurait des fonds sans autre reconnaissance que celle de « femme de… », qui la libérait de toute autre forme de considération. Sans doute était-ce pour cela qu’avec son joli visage, ses vêtements à la mode, son collier crucifix et son sac de luxe, elle se sentait plus à sa place ici, avec lui, dans ce monde impitoyable et dans lequel, pour une fois, elle dominait. Peut-être se reconnaissait-elle dans ces esclaves de l’argent et de la luxure, dans ceux qui lui mentaient comme ceux qui se montraient ?

Elle posa ses mains sur les épaules de l’homme, lissa la chemise qu’il portait et approcha sa bouche de sa gorge. Les baisers qu’elle y déposa, sulfureux, tentateurs, le dégoûtaient, mais il n’osa pas la repousser. Elle y mit fin elle-même, éclatant de rire et posant dans ses mains un paquet.

– Un présent, en plus du paiement, susurra-t-elle avidement. Tout ce qu’il y a à savoir y est écrit à l’encre noire.

Et tandis qu’il la regardait, les mains pleines, elle se dirigea vers la porte, lui fit un clin d’œil et disparut.

Octave soupira et, après avoir jeté un rapide coup d’œil à l’horloge et déposé le paquet dans un tiroir, il se laissa tomber sur le lit. D’une main habile, il déboutonna son col trop serré, ébouriffa ses cheveux, récupéra celui d’une femme qui traînait et le jeta par la fenêtre. Là, il contempla d’un air morose la ville qui s’étendait devant lui.

Sous la neige de ce début d’hiver étaient ensevelis les pavés, les routes, les hommes et les voitures. La ville, cadavre gelé immobilisé, dont le sang chaud ne coulait plus qu’à petites gouttes dans ses grandes artères, ne redirigeait plus que de rares et courageux passants qui passaient sans un regard. Peut-être ne viendrait-il pas, pensa-t-il en contemplant la neige qui ne comportait qu’une série de traces. Espoir ? Inquiétude ? Soulagement ? Il ne pouvait pas se permettre une telle incertitude. S’il ne tirait aucun plaisir de cette activité, si elle l’enfermait dans une routine désagréable, dégradante, déshumanisante, au moins en obtenait-il de quoi vivre. C’était tout ce qu’il voulait. Tout ce qu’il méritait.

Une silhouette qu’il reconnaissait se dessinait au bout de la rue. Avec un soupir, il se détacha de la fenêtre, remit les draps en place, vérifia son reflet et, conformément aux désirs de son client, s’allongea sur le lit dans une position suggestive. Il gagnait soixante euros de plus grâce à ça, il n’allait pas se faire prier.

La porte s’ouvrit, l’homme entra.

Le ballet dura toute la journée. La neige n’empêchait pas les clients de venir assouvir leurs désirs, elle les retardait de quelques minutes tout au plus. Mais quelques-uns annulèrent tout de même, lui laissant une des rares soirées calmes qu’il appréciait de temps à autre.

Installé sur le rebord de sa fenêtre à regarder le clair de lune, Octave murmurait des poèmes tragiques. Parfois, il lui semblait s’identifier à un fils d’Apollon, à une émotion. Sans doute sa situation pouvait-elle être comparable à celle de ces hommes libérés, qui peuplaient les anciens siècles et défiaient les religions, en opposition parfaite avec la société et dont seule celle-ci souffrait sans vraiment savoir pourquoi.

Il leva les yeux vers le ciel et soupira. Ces nuits paisibles lui manquaient. Non pas qu’il détestât plus celles qu’il passait avec ses clients, bien qu’il ne les goûtât pas plus que ça, mais plutôt qu’il appréciait la solitude, le calme et les paysages immobiles, comme morts.

La lumière des lampadaires se reflétant dans sa fenêtre, il aperçut derrière lui, dans un tiroir mal refermé, le paquet que lui avait offert sa cliente de la nuit. En plusieurs années d’exercice, c’était la première fois qu’on lui offrait quelque chose qui n’était pas un pourboire en remerciement de ses services. Même si, au poids, ça ne devait pas être grand-chose, cela restait une attention particulière dont il se souviendrait. D’autres, cependant, lui resteraient en travers de la gorge…

Quelques souvenirs lui réapparurent qui lui fit détourner tête. Les yeux fermés, il inspira pour faire disparaître sa nausée. Ses mains tremblaient lorsqu’il rouvrit les yeux pour se diriger vers ses toilettes. Il resta accroupi, les yeux clos, pendant un long moment. Et lorsque le calme revint dans son esprit comme dans son corps, il se dirigea vers son présent, à la recherche d’un peu de réconfort.

Ce qu’il trouva dans ce paquet d’apparence commune, c’était un anneau. Un anneau très beau, d’or fin sans être féminin, accompagné d’un morceau de papier. Une main élégante avait tracé des courbes intrigantes, élancées, qui faisaient danser un message compliqué. Il le lut, le relut, hésita, ne comprit pas, jusqu’à ce que le premier mot fasse couler dans son dos la sueur froide des masques brisés, des façades écroulées. Son nom le regardait, se moquait, le doigt pointé sur son visage fatigué.

Ses tremblements le reprirent, cette fois en pire. Son cœur, cependant, battait tranquillement. Son esprit éclairci de tout nuage d’orage, ne parvenait pas à accepter les informations qui suivaient. Plus que son nom en en-tête, c’était le tourbillon d’informations, c’était la requête qui lui faisait craindre la prison. Ou l’asile, puisque si ce qui était marqué s’approchait un tant soit peu de la réalité, tous le prendraient pour un imbécile.

Arrêter le temps. Comme ça, sans un mouvement. Simplement par la volonté, par un contact léger, du bout des doigts, du bout de la voix. Une pensée. Un choix. Toutes ces possibilités pour une seule conséquence : le temps en transe, la ville immobile.

Il ne s’en rendit pas compte, mais autour de lui gela la honte. Les pontes et les soumis se figèrent dans les lits, les faux amis, la neige aussi. Son propre corps, son propre support ne respirait plus et pendant un instant, cet instant ingénu, innocent, il vécut.

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