Le chabia - Pseudo : Mriset

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Le chabia était penché au-dessus de la gouttière, tout l’avant du corps dominant les douze mètres de vide. Sous lui, défilaient les « rampants », là-bas, tout en bas, assez loin pour que je n’y détecte aucun salut possible. Du moins dans l’immédiat. Le boulevard illuminé creusait entre les rangées d’immeubles haussmanniens, les hauteurs fondues dans la nuit, une largeur encore plus considérable : un bon quarante mètres. Je devinais ses calculs, ses questions, ses doutes, non pas quant à ses capacités – bien plus élevées que les miennes –, mais quant à mes ruses éculées. Avais-je sauté ? Disparu dans l’un des commerces dont les façades vitrées s’alignaient au cordeau, éclipsé par un capharnaüm de vêtements ou de chaussures, ou bien dissimulé dans l’une des arrière-boutiques ? Son poitrail était tendu. Ses yeux de lazlynx 6.0 scannaient les vitrines les unes après les autres. Aucune anomalie ne lui échapperait. Il lui fallait agir vite pour amenuiser mes chances. Le temps jouait au « pas vu, pas pris », une balle dans son camp, une balle dans le mien, la tactique au centre et la stratégie au milieu. J’en frisais des moustaches. Planqué, je l’étais. Mais pas si loin que ça : juste à quelques mètres de lui, dans l’ombre épaisse de la grosse cheminée qui surplombait le toit d’ardoises. Lui, Chabia 20.214, le chat bionique de dernière génération, avait le pouvoir de vivre. Des vies, il en avait encore une poignée en stock, qu’il renouvelait par paquets de sept aux bornes de recharge pour voitures électriques. Il avait aussi le pouvoir de tuer, un peu comme tout le monde, sauf qu’il avait été conçu pour ça : éliminer les trouble-fêtes sur commande. Et le moins qu’on puisse dire était que je n’étais pas dans les petits papiers des commanditaires. Bref, il voulait ma peau, et je ne tenais pas à la lui donner, car je n’avais que celle-là, moua !

Toutefois, sans m’avoir dans le viseur, il me tenait à merci. J’avais pourtant la furieuse envie de m’élancer et de le basculer dans le vide. Vu ma position, j’aurais l’avantage de la surprise et du champ d’action. Le choix des armes, en quelque sorte. Le temps qu’il comprenne que je lui sautais sur le poil, il y avait de grandes chances que je parvienne à le déstabiliser et qu’il aille s’écraser sur le trottoir. Et qu’il m’en faudrait d’un cheveu pour ne pas le suivre. Sauf que… Sauf que ce chabia était réputé extrêmement vif, capable de réagir plus vite qu’un détecteur de mouvement protégeant une centrale nucléaire et, de toute façon, résistant à la pression d’un char d’assaut type Panzer T-REX de soixante-dix-huit tonnes. Autant dire que l’atterrissage aurait été une chiquenaude pour l’animal. Sans compter que chats et chabias retombent toujours sur leurs pattes. Bref, je me tenais à carreaux, le surveillant à l’aide d’un stylo télescopique dont l’extrémité était équipée d’un miroir. Un triangle de deux centimètres de côté. S’il s’était retourné et avait perçu un éclat de lumière, il aurait pris ça pour un morceau de verre sans intérêt. Du moins, je l’espérais. Dans le doute, je ne bougeais pas l’outil d’un millième de millimètre, les yeux hypnotisés par la silhouette qui se découpait à la frontière d’une décision, le souffle court et le cœur comme un tambour sous hallucinogènes.

Il avait le choix : aller voir plus bas, c’est-à-dire sauter sur l’un des arbres qui bordaient le boulevard, ou sur un store ouvert, ou directement sur le trottoir en évitant l’un des nombreux piétons. Ou bien continuer d’explorer le toit sur lequel il se tenait encore. J’évitais de penser à cette dernière option, fatale. Pour moi seulement. Lui s’en tirerait, mais pas sans que je lui démolisse sa victoire. Je lui crèverai un œil, lui déchirerai les oreilles, casserai les pattes, l’éventrerai, arracherai les couilles, boufferai le poil, grifferai la truffe. C’est sensible, la truffe, faudra pas que j’oublie. Il pourrait aussi tenter de franchir les quarante mètres à l’horizontale, mais ça me semblait improbable. La bionique devait tout de même avoir des limites. Que l’on dise que Chabia 20.214 était le Superchabia, genre Superman ou Spiderman, passe encore, mais que ce soit devenu réalité, c’était un coup à me coller le moral à la super glu sur un mur de prison.

Au moment où je ne l’attendais plus, il sauta.

Quarante mètres !

J’en passai un œil imprudent sur le côté de la cheminée pour vérifier – de mes yeux ébahis – l’exploit. Démoralisant. Il a agrippé la gouttière d’en face – quarante mètres, j’vous dis. Au moins. –, s’est rétabli d’un coup de reins et en deux bonds a disparu derrière les toits.

J’aurais dû soupirer de soulagement. Plus il y aurait de distance entre lui et moi, plus j’avais de chances de lui échapper. C’était mathématique. Malgré ça, j’en aurais miaulé toutes mes cordes vocales. Tout mon moi hurlait à l’injustice. Personne ne m’avait jamais autorisée à voler. Je n’étais qu’une pauvre chabia des premières générations à laquelle il ne restait que la dernière de ses sept vies.

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