Hakeem

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Avant que je n'arrive au jour où ma vie a été foutue sens dessus dessous, il faudrait que je vous parle de Hakeem. Hakeem mon grand frère, la cause principale de mes emmerdes. Mais je ne lui en veux pas non plus, pas tant que ça : au fond c'était une victime, tout comme moi.
Et un bourreau aussi, bien que sur ce point, nos domaines d'expertises différaient.

J'étais proche de Hakeem et lui était proche de moi. Ça parait bête écrit comme ça et pourtant, c'était la plus pure vérité. Il fallait dire aussi, pour remettre les choses en contexte, que si Rosie était un bon appui, je n'avais - au final - que lui sur qui compter vraiment (et vice versa). C'est ce que l'on a fait des années durant, entretenant ainsi une relation saine mais intéressée : je l'aidais à faire ses devoirs, il m'aidait à ranger. On faisait à manger ensemble les fois où Rosie était malade. On échangeait nos savoir-faire et connaissances comme des cartes à collectionner. Et on se parlait, souvent. De tout et de rien. On aimait bien jouer aussi, même si mes reconstitutions d'Histoires ne l'intéressaient pas. Plus tard, on s'est couverts l'un l'autre lorsqu'est venu le temps des emmerdes. En bref, on se serrait fort les coudes, et c'était bien assez.

Hakeem était beau et l'est resté tout le temps où je l'ai connu. Il avait la tignasse brun sombre comme la mienne et les yeux gris pareil - sauf que là où les miens étaient d'un plomb boueux et opaque, les siens semblaient briller. Déjà tout petit il s'attirait l'admiration des garçons et l'amour des filles dans la cour de récré ; c'est sans doute cela qui l'a aidé à se rendre compte très tôt de son charisme et la nécessité de l'affiner - comme une arme de velours là où la mienne ne serait que brutalité.

Hakeem n'aurait pu être que ça au fond mais je savais qu'il était bien plus : derrière ses yeux, il y avait une rage de vivre et une intelligence que je parvenais parfois à retrouver dans les miens. Il n'était pas violent de nature mais n'hésitait jamais à s'imposer s'il le fallait. En un sens, c'est presque terrifiant : là où ma violence était bestiale et cruelle, la sienne était froide. Elle mordait.

Je fus particulièrement proche de lui durant nos plus jeunes années. Pourtant, à ses 14 ans, il a commencé à s'éloigner. D'abord mentalement, comme s'il avait érigé une sorte de mur entre nous. Puis physiquement, alors qu'il s'absentait des cours et rentrait tard sans jamais me dire d'où il venait. Je le couvrais tout en couvant mes soupçons, m'inquiétant de la brutale distance qu'il avait prise avec moi. Face à mes questions, il restait de marbre, mais j'insistais, butée, jusqu'à ce qu'il me rabroue et m'ordonne de lui foutre la paix. Et comme je lui faisais confiance, je battais en retraite tout en réfrénant ma curiosité. Mais c'était dur et la situation m'inquiétait ; c'était rare que Hakeem me cache des choses.

Cette année-là - l'année de ses 15 ans - mon frère sembla grandir. Physiquement, certes, mais mentalement aussi : son regard s'était paré d'une nouvelle lueur, un début d'acier trempé au fond des orbites. Il riait et parlait moins, avait l'air plus sérieux. Il avait aussi pris l'habitude de sécher certains cours. Si je l'avais remarqué, notre école n'en disait rien : les profs étaient bien trop débordés pour se soucier des états d'âme d'un mec en particulier. Je ne leur en ai pas voulu : avec le degré de délinquance de leurs élèves et le manque de moyens de l'établissement dans lequel on nous avait placé (par défaut), ils faisaient ce qu'ils pouvaient.

(Je me souviens d'ailleurs avoir détesté le changement de l'école élémentaire à la high school assez vite. Il fallait dire que même leurs cours d'Histoire étaient nuls.)

Après les changements physiques, il y eut les cadeaux. Les jolis sweaters, les bijoux, les bouquins historiques que je retrouvais parfois sur mon lit, comme si Hakeem cherchait à se faire pardonner. Et ces présents m'inquiétaient sans que je ne pense à les refuser : nous vivions plutôt bien mais n'avions que peu d'argent à nous. Un élément de plus qui m'alarmait sans que je n'en dise rien : je faisais confiance à Hakeem et je m'étais promise de ne pas me mêler de ses affaires. Lui me disait qu'il travaillait à la plonge dans un café mais j'en doutais : son salaire n'aurait pas pu payer les petits luxes qu'il nous offrait.

Je doutais et pourtant je fermais ma gueule, ignorant volontairement les changements et gobant à la pelle les excuses de mon frère. Jusqu'à ce qu'un événement me motive à faire lumière sur l'histoire. Une petite scène, banale pour lui mais qui me plongea dans une angoisse durable, malaise sourd qui s'infiltrait pour me vriller le cœur et le crâne.

Je me souviens, c'était un vendredi soir. Après avoir préparé le repas, Rosie m'avait embrassée et était retournée chez elle, me laissant seule dans l'appartement clinique et sécurisé. J'avais regardé un film sur le câble avant de ramper vers mon lit où je m'étais endormie, porte entrouverte dans l'espoir d'entendre quand Hakeem rentrerait. A vrai dire, c’est la lumière du salon qui m’a réveillée. Comme dans un rêve, je me suis redressée pour voir dans l'embrasure la grande silhouette de mon frère qui se traînait dans l'appartement, suivie d'une autre que je ne connaissais pas.

Je me suis levée doucement pour sortir de ma chambre, traverser le salon et jeter un oeil à la scène qui se déroulait par l'embrasure de la salle de bain.

Hakeem n'était pas seul. Assis sur le rebord de la baignoire, torse nu, il grimaçait alors qu'un autre type s'était penché sur son flanc, souillant linges sur linges, rouge sur blanc au contact d'une blessure impressionnante, morsure d'arme.

Hakeem ne me voyait pas : il avait les yeux fermé, le visage tordu par la souffrance et la tête en arrière. Mais le type qui s'occupait de lui s'est retourné et m'a vue.

Comme dans un rêve, il a souri et m'a intimé le silence en portant son index à ses lèvres. Et sonnée, embrumée de sommeil, je suis retournée au lit sans rien dire.

Le lendemain matin, Hakeem était dans la cuisine, à préparer le petit déjeuner comme si de rien n'était. Du sang qui recouvrait ses côtes, plus rien. Sur sa chemise, aucune tache - tout était camouflé. Pourtant en voyant son sourire las et ses traits tirés, je me suis fait une promesse qui, si elle n'était motivée que par de bonnes intentions, allait me foutre profondément dans la merde : je me suis jurée de mener mon enquête, de découvrir ce qui lui était arrivé.

Ce n'était pas ma pire idée. Pourtant, puisqu'elle était à la Source, c'était celle que j'allais le plus regretter.

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