Dans la ruelle

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L'occasion que j'attendais s'est présentée quelques jours plus tard, alors que l'après-midi touchait à sa fin et que j'étais dans ma chambre, porte ouverte, occupée à faire mes devoirs d'une main distraite. D'une oreille, j'ai entendu une porte s'ouvrir et Hakeem a débarqué dans le salon, aussi pressé qu'un lapin blanc. Je l'ai vu parler avec Rosie, lui marmonner un truc que je n'ai pas compris avant de sortir en claquant la porte. J'ai aussitôt bondi de mon lit, délaissant mes cahiers pour enfiler à la va-vite ma veste, me glisser dans mes chaussures et quitter l'appart à mon tour. Quand Rosie s'est interposée pour me demander la raison de mon départ, j'ai bafouillé que Hakeem avait oublié son porte-monnaie. Cela eut l'air de suffire puisqu'elle m'a laissée m'en aller avec l'assurance que je reviendrais vite.

Sur ce point, elle n'a eu aucun souci à se faire : je suis revenue vite et de très loin.


Mon frère n'avait que quelques secondes d'avance sur moi ; en dévalant la cage d'escalier, je pouvais le voir marcher à très grandes enjambées, quelques étages au-dessous. Je l'ai suivi sans chercher à me montrer discrète, trop occupée à ne pas le perdre de vue. Lui ne m'a pas remarquée, se faufilant entre les passants avec une rapidité fulgurante, toujours plus vite, toujours plus loin de la maison. Je n'étais pas aussi habile : il n'a suffi que d'une seconde d'inattention pour que je rentre dans un type qui a fini à terre.

Je ne me suis pas pas excusée, l'ai entendu me traiter de connasse alors que je m'éloignais.

Il ne m'en a pas fallu plus pour perdre Hakeem de vue : les rues étaient trop pleines tout à coup, il y avait trop de gens. Instinctivement, j'ai accéléré, tourné à gauche. Mon coeur battait fort dans ma poitrine, le bruit de ma respiration couvrait la rumeur de la rue et une sale impression d'urgence faisait remonter la bile au fond de ma gorge. L'image de mon frère dans la salle de bain, grimaçant et recouvert de sang, pulsait derrière mes orbites. Je ne savais pas ce qui avait causé ça et - à cet instant plus que nul autre - je voulais le découvrir. Pour comprendre et l'en protéger, naïve que j'étais.

Le plus drôle, c'est que j'aurais pu passer à côté. J'aurais pu ne pas jeter un oeil à la ruelle à ce moment-là, foncer tout droit et ne jamais me mêler à cette vie-là. J'aurais pu rentrer défaite, amère, la peau préservée pour un moment encore. Seulement la vie est une chienne, l’œil attiré par le mouvement : entre deux buildings, il y avait une ruelle crasse. Et dans cette ruelle, j'ai cru reconnaître la silhouette de mon frère.

La suite, je la connais par cœur. Même aujourd'hui, quand je ferme les yeux, je peux la revoir encore et encore.

Un sursaut. Sentant mon regain d'énergie, le type qui me maintenait s'est fait plus violent, tirant sur mon bras et m'arrachant un cri étouffé. Mon frère est planté là quelques secondes avant de le foudroyer du regard.

- Lâche-la.

- Quoi, tu la connais ?

Je pouvais sentir sa voix vibrer contre moi.

- C'est ma sœur.

Les yeux gris de Hakeem s'étaient chargés d'une lueur acier, mortellement sérieuse. Il y eut un temps puis le gars m'a lâchée, me laissant faire un bond de côté pour retrouver mon espace. Au sol, le type s'est mis à tousser furieusement. C'est à ce moment-là que j’ai vu les tâches sombres partout sur lui : sur son visage, sur ses habits, sur le sol.

Les deux hommes se sont retournés vers lui. Sous le choc, j'ai vu Hakeem foncer vers moi et me prendre par les épaules, m'éloignant doucement de la scène.

- Raïra.

- Ha... Hakeem.

Je n'ai rien trouvé de plus pertinent à dire.

- Qu'est-ce que tu fous là ?

Il avait l'air en colère, un peu, mais surtout éberlué. Machinalement, j'ai posé mes mains sur ses bras. Geste verrouillé, j'étais accrochée à une ancre et sa silhouette m'empêchait de voir ce qui se passait derrière. J'entendais pourtant des bruits sourds, un gémissement et des voix qui grondaient, marmonnant des choses que mon cerveau se refusait à comprendre. J'ai avalé ma salive tout en fixant le sol : pas le courage de regarder ma frère dans les yeux, toute ma détermination s'était changée en honte.

- Je...

Gorge bloquée, envie de pleurer. J'étais faible, faible à en vomir.

- ... je t'ai vu, tu sais. Dans la salle de bain. Et je... j'ai eu peur alors j'ai voulu voir ce que...

- C'est bon.

Il avait coupé d'un ton glacial et mon regard est resté collé au sol. Puis il s'est radouci.

- On va rentrer, Raïra, d'accord ? On va rentrer et je vais t'expliquer.

J'ai fait oui de la tête, suis restée immobile alors qu'il revenait vers ses potes et leur expliquait de ce qu'il en était. Dans la ouate, je les ai entendu rire une fois encore avant que la proie ne se remette à pleurer. Puis Hakeem m'a ramenée dans les rues bruyantes, en pleine civilisation.

Le plus drôle, c'est qu'on était pas si loin de la maison. A peine un quartier, quelques rues, des minutes de marche avec le bras de mon frère autour de mes épaules secouées de frissons. On était pas si loin physiquement, pourtant j'ai eu l'impression de parcourir un pays. Et même maintenant encore, je ne parviens pas à me débarrasser de la sensation d'avoir laissé une part de moi, là-bas, dans la ruelle avec l'homme qui saignait. Et pas une seule fois durant le trajet je n'ai ouvert la bouche, concentrée sur mon froid. Ma nausée.

Pourtant, lorsque Rosie nous a vus rentrer, je lui ai adressé un grand sourire.

Un autre réflexe qu'ils n'ont pas eu besoin de m'implanter.

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