La Meute

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Il faisait chaud dans l'appartement, pourtant je n'arrêtais pas de trembler. Comme en apnée, j'ai vu Hakeem dire quelque chose à Rosie avant de me pousser jusque dans ma chambre. Là, il m'a fait signe de ne pas bouger et a disparu de ma vue. Je me suis laissé tomber sur mon lit, une grosse boule dans la gorge et le regard vide, ailleurs. J'avais froid et mon bras me faisait mal.

Je repensais au type, bien entendu. C'était plus fort que moi et plus j'y songeais, plus les questions m'accablaient. Elles surgissaient, se succédaient et se répétaient, inlassablement. Comme une nuée de guêpes revanchardes dont on aurait secoué le nid un peu trop fort.

Au bout d'un temps qui m’a paru très long - alors qu'en réalité, il devait s'agir de quelques minutes à peine - Hakeem est revenu, une couverture autour du bras et une tasse dans la main. J'ai voulu lui dire quelque chose mais quand j'ai ouvert la bouche rien n'est sorti : j'étais sous l'eau.

Doucement, il a placé la couverture sur mes épaules et m'a donné la tasse. C'était gentil, ça sentait l'enfance : un chocolat chaud, le premier depuis longtemps. Mes mains se sont resserrées autour alors que Hakeem s'asseyait en face de moi. J'ai tout de suite tenté de boire et le liquide m'a brûlé la langue.

Un temps. Les questions se bousculaient au bord de mes lèvres. J'ai inspiré un grand coup avant que la première ne sorte.

- ... il avait fait quoi ?

Une parmi tant d'autres. Pourquoi celle-ci ? Je n'en avais aucune idée. Mais elle était là, elle avait résonné entre nous comme une imprécation. Hakeem m'a fixée de ses yeux sérieux et a brièvement hoché la tête avant de répondre.

- Il nous devait de l'argent depuis un moment.

J'ai froncé les sourcils.

- A toi et aux types, c'est ça ?

Ma voix s'était faite un peu plus forte, un peu plus agressive. Un contrecoup du stress, comme un hurlement en sourdine. Hakeem a grimacé, visiblement mal à l'aise.

- Ouais.

J'ai acquiescé. Il ne me disait rien, coopérait au minimum.

- C'est qui, eux ?

- Des gens avec qui je bosse.
Et c'était tout, il me fixait comme un poisson mort ; son envie que je lâche l'affaire était quasi-palpable. J'ai senti mes mains se crisper autour de la tasse, la colère succédait au choc.

- Tu vas me laisser avec ça ?

Je l'ai vu se crisper, froncer les sourcils devant mon attitude.

- Ouais. T'as pas besoin d'en savoir plus.

Il s'est levé, j'ai fait pareil. J'ai posé la tasse sur ma table de nuit sans rien sentir du liquide brûlant qui m’a aspergé le poignet.

- Tu m'as dit que tu m'expliquerais.

Mon regard dans le sien, fer contre fer. Des secondes de tensions où je me suis demandée s'il allait me frapper. Mais il s’est finalement rassis.

- ... ok, ok. Mais arrête de me regarder comme ça.

Et c'était tout, l'orage était passé. Lentement, je me suis posée, prête à écouter son histoire. Je voyais qu'il avait honte, qu'il était sur la défensive. Il s’est détendu pourtant, au fur et à mesure qu'il racontait.


L'histoire a commencé il y avait quelques mois. A l'école, mon frère s'était lié d'amitié avec un type tout aussi charismatique que lui, pas souvent là et à la réputation bizarre (ce dont Hakeem, au demeurant, se foutait : entouré de gens qui se pliaient en quatre pour lui plaire, les personnes en marge l'attiraient plus que de raison, avec l'éclat de ce(ux) que l'on ne possède pas).

Caleb - ou Dog, comme il se faisait appeler - était un grand garçon pâle, aux lèvres noires et aux vêtements hérissés de piques. De ce que me raconta Hakeem, une impression très forte se dégageait de lui, mélange de séduction et de danger. Il était plus âgé que mon frère et semblait, comme la plupart des élèves du bahut, venir aux cours quand ça l'arrangeait. Plusieurs fois, lui et Hakeem s'étaient échangés des clopes, parlant peu mais bien jusqu'à ce qu'une forme de complicité vienne naturellement se tisser entre eux. Puis un beau jour, alors qu'ils sortaient de classe, Dog lui a proposé de venir passer la soirée avec son groupe de potes.


La Meute, c'était ainsi qu'ils s'appelaient. Introduit par Dog comme quelqu'un de fiable, Hakeem avait été chaleureusement accueilli par un groupe varié d'adolescents, certains du même âge que lui, d'autres presque adultes. Tous portaient des habits aussi beaux qu'excentriques, mélange de styles qui puait l'agressivité, la dominance ou le fric. Hakeem avait été terriblement impressionné mais n'en avait rien montré : il ne ressentait aucune peur, juste une curiosité grandissante devant cette bande de bras cassés.
Ce soir-là, ils sont sortis dans les rues, se fondant dans les ombres de l'asphalte avec une aisance épatante. Après avoir acheté de l'alcool dans une épicerie miteuse tenue par un homme qui les a salués avec l'affection d'un père, les membres du groupe sont arrivés dans un skate-parc qui s’est vidé presque aussitôt, les laissant seuls maîtres des lieux pour le moment. Perchés au sommet des installations métalliques comme des oiseaux de mauvais augure, ils ont bu en regardant les étoiles avant de repartir d'un coup comme un seul homme, une même entité. L'un des types avait avec lui plusieurs bombes de peintures qu'ils ont utilisé pour tagger la façade d'un vieux bâtiment, pendant que ceux qui contemplaient le spectacle échangeaient des vannes aussi violentes que bien pensées. Et toujours Dog restait aux côtés de Hakeem, le surveillant de son regard de serpent affectueux. Mon frère n'avait pas peur, bien qu'il soit resté en retrait : au milieu de ces gens, il se sentait brutalement invincible. Encore mieux : il s'amusait comme jamais.

Après avoir raccompagné mon frère jusqu'aux portes de notre joli immeuble, les membres de la Meute se sont séparés de lui à grands coups de blagues et de tapes dans le dos. Dog fut le dernier à lui dire au revoir, accompagnant ses adieux d'un "tu reviens quand tu veux" prononcé d'une voix aussi grondante que séduisante. Et Hakeem ne se fit pas prier : il y avait, chez ces types-là, quelque chose qu'il n'avait jamais vu auparavant. Il en parlait sans plus de honte, des étoiles plein ses yeux durs.

Au fur et à mesure que Hakeem revit ces types, leurs sorties ont gagné en intensité. Il n'était jamais avec le gang au complet mais cela ne l'empêcha pas d'assister à des actes de plus en plus illicites, de plus en plus fascinants. Peu lui importait, il observait pour apprendre, comprendre les principes qui régissaient cette Meute de jeune loups aux dents longues. Bientôt, les différentes formes de business qui régissaient l'organisation ne lui furent plus inconnues ; chaperonné par Dog, Hakeem commença également à y prendre part. Les règles du gang, implicites, étaient d'une simplicité désarmante : il les avait intégrées totalement, jusqu'à ce que, au bout de quelques mois, il soit totalement accepté comme l'un des leurs.

Ce à quoi j'avais assisté était devenu une routine pour lui : le type à terre travaillait pour eux en tant que revendeur et leur avait caché de l'argent. Ils n'avaient pas voulu le tuer, juste lui faire peur. J'étais arrivée au mauvais endroit au mauvais moment, voilà tout. L'histoire s'achevait là.

Sauf que je n'étais pas d'accord.

- L'autre soir, t'es rentré au milieu de la nuit avec un autre mec. Je t'ai vu, t'étais blessé. Dans la salle de bain.

Hakeem a acquiescé, sans se soustraire à mon regard. A sa retenue du début s'était substituée l'honnêteté brutale que je lui connaissais.

- C'est vrai.

- Il s'est passé quoi ?

- Un autre groupe traînait sur notre territoire. On s'est battus et on les a jartés.

A mon tour de hocher la tête, livide. Puis de reprendre :

- Les cadeaux... c'est les activités de ta Meute qui t'ont permis de les financer ?

- Ouais.

Un temps.

- Je t'ai pas menti, en un sens : c'est bien mon boulot qui me rapporte cet argent.

- Ouais, sauf que t'es loin d'être en cuisine, au final.

- Je suis un peu jeune pour ça.

Mais pas assez pour te prendre des coups de couteau.

Il y eut un long silence, qui s'étendit paresseusement entre nous. Mains jointes, j'assimilais toutes les informations qu'il m'avait données. Lui a fini par poser une main sur mon genou, doucement.

- Je suis désolé, Raïra. Je voulais pas te mêler à ça.

- C'est bon, c'est pas grave.

Je lui donnais l'absolution sans sincérité, plus par politesse qu'autre chose.

- C'est dangereux, ce que tu fais.

Le minuscule sourire qui avait fleuri sur ses lèvres s’est fané.

- Pas tant que ça.

- Je t'ai vu saigner, bordel.

Ma voix tremblait un peu. Hakeem m’a chopé les mains, les serrant dans les siennes. Je les ai senti calleuses et abîmées, peut-être un peu sales.

- Je te jure que je fais attention.

J’ai rien dit. Tête baissée, je réfléchissais. Jusqu'à ce qu'une illumination me traverse le crâne, me poussant à me redresser avec brutalité, rétablir le contact visuel.

- Faut que tu m'emmènes.

Hakeem s’est braqué. Brutalement. Retirant ses mains, il s’est mis à secouer la tête à répétition.

- C'est hors de question.

Je ne m'attendais pas à un rejet aussi prononcé, mais j'étais trop déterminée pour m'en formaliser. J’ai repris :

- Pourquoi pas ?

- C'est pas un milieu de fille.

Et paf.

- Mais... on s'en fout de si je suis une fille ou pas !

J'avais parlé fort et aigu, les poings à nouveau crispés, en colère soudaine devant sa raison. Et lui s'était relevé, des orages dans les yeux.

- C'est beaucoup trop dangereux. Laisse tomber.

Il a fait de s'en aller. J’ai voulu lui agripper le bras, il s’est dégagé brusquement.

- Raïra, c'est pas négociable.

- Mais...

- Tiens-toi à l'écart de mes potes et tu resteras en sécurité.

Une porte qui claque et il était parti. J'étais à nouveau seule, avec la tête qui tournait et une indignation si grande qu'elle m'étouffait. Je ne voulais pas rester en sécurité, je voulais être sûre que mon frère irait bien. Je me foutais du reste, du moins c'était ce dont je me persuadais.
Avec du recul, je pense bien qu'il devait y avoir une part de moi qui le voulait vraiment, ce danger. Cette adrénaline dans les veines, cette sensation de puissance que Hakeem décrivait. Mais c'est toujours plus flatteur de se donner de bonnes raisons, de belles valeurs, que de dire la plus simple vérité. Et puis peu a importé au final : j'ai fini par regretter de m'en être mêlée.

Le lendemain, après 24 heures de silence complet, Hakeem a fini par céder. Sans doute se doutait-il que j'aurais fini par m'immiscer, d'une manière ou d'une autre. J'étais d'une obstination rare après tout - c'était de famille. Une expression défaite sur sa gueule d'ange, j'ai vu mon frère m'expliquer qu'il parlerait de moi à ses "collègues". Qu'on aviserait ensuite une fois les avis donnés.

Trois jours plus tard, j'étais prête à les rencontrer.

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