Le chien, l'ours et le loup

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Le bar, à la décoration discrète et d'inspiration asiatique - il me semblait - était petit et sombre, sans fenêtres visibles. Dès que j'y suis rentrée, une odeur entêtante de sueur et d'encens m’a agressé les narines.

Trois types nous attendaient, assis dans une petite alcôve au fond de la salle. Une main sur mon épaule, Hakeem m'a guidée jusqu'à eux. Il n'y avait pas de chaise, juste deux petits coussins disposés de l'autre côté de la table basse qui les séparait de nous. Trois minuscules tasses de bois étaient disposées devant eux, chacune emplie d'une substance sombre dont l'odeur amère m’a fait déglutir. Nous nous sommes arrêtés devant l'alcôve et j'ai gardé les yeux au sol, intimidée : Hakeem m'avait conseillé de ne pas faire la fière et j'obéissais, toute pleine de bonne volonté.

Il y a eu un moment de flottement, brisé par une voix tranquille aux accents traînants.

- Assieds-toi.

Je me suis exécutée, ai vu que Hakeem faisait de même. La tension des lieux était presque palpable et elle me contaminait.

- Alors comme ça, c'est ta sœur.

J’ai vu du coin de l'oeil mon frère acquiescer, me suis sentie déglutir une fois encore.

Puis quelqu'un m’a saisie à la gorge.


Personne n’a bronché. Pas même moi à vrai dire, même si j'aurais dû, même si d'un coup je le voulais de toutes mes forces. Mais c'était comme si l'avertissement de Hakeem et la peur qui s'était brutalement emparée de moi devant ce contact m'avaient changée en statue. J’ai senti la surprise me nouer l'estomac et un frisson glacé remonter le long de mon dos. La main a remonté jusqu'à ma mâchoire, me forçant à lever la tête et les yeux vers le responsable.

Son regard dans le mien, les frissons se sont intensifiés.

Il n'avait rien d'extraordinaire, pourtant, et c'était bien ça le plus terrifiant. Ses yeux étaient d'un marron banal, complètement accordés à la tignasse terne qui les encadrait. Quant à sa peau, elle était à peine hâlée dans la pénombre. Si je l'avais croisé dans la rue, je l'aurais totalement ignoré.

L'horreur que je ressentais était ailleurs, en réalité ; elle était dans ce regard qu'il me lançait. Ce regard qui analysait le moindre trait de mon visage, le scrutait comme pour tailler, achevait de me pétrifier. J’ai senti ses phalanges presser ma mâchoire, me forçant à ouvrir la bouche. Et le vis sourire, fouiller mes amygdales du regard.

- Elle a une belle dentition.

Hakeem s'est agité

- On s'en fout, non ?

Un rire grave a résonné à la gauche du mec qui me tenait. J’ai voulu voir de qui il provenait, ai tenté de tourner la tête en vain.

- Regarde-moi.

Bordel.

Mes yeux sont revenus vers lui et c’est lui qui m’a lâchée. Machinalement, je me suis reculée et ai porté la main à ma mâchoire. Mes yeux se sont arrachés à son emprise avant de se recoller minutieusement à la table, comme si j'étais une gosse que l'on venait de gronder. L'autre reprit la parole, d'un ton nonchalant :

- Moi, c'est Face.

- Ok.

C'était tout ce que j'avais trouvé à répondre.

Face a ri doucement, il y avait comme des notes de musique dans sa voix.

- A ce qu'il paraît, notre Meute t'intéresse ?

- Ouais.

J'avais répondu fort mais sans oser relever la tête. J’ai senti Face se pencher.

- Regarde-moi, Raïra.

Son ton était doux, enveloppant comme du caramel. J'ai dégluti, inconfortable, avant d'exécuter l'ordre. J'étais incapable de savoir pourquoi ce mec me faisait flipper autant, incapable de déterminer s'il allait me bouffer toute crue ou me complimenter. Pour l'instant, la première hypothèse primait : je n'étais pas dans l'ambiance idéale pour rêver.

Mon regard s'est donc difficilement relevé.

- Tu as quel âge ?

- Treize ans.

Ma voix n'avait pas tremblé. J'aurais presque été fière de moi.

Face s’est reculé, laissant échapper un sifflement. Sentant que la tension se relâchait, j’ai jeté un œil à ceux qui l'entouraient.

A la droite de Face, il y avait un grand punk au visage anguleux et aux cheveux longs, d'un blond quasiment blanc, rasés sur un côté du crâne. Ses lèvres - piercées, noires et pulpeuses - étaient étrangement hypnotisantes. J'ai tout de suite reconnu Dog - le fameux - bien que, pour être honnête, il tenait plus du serpent que du chien.

A la gauche de Face, il y avait un mec noir, le type d'où provenait sans doute le rire grave d'avant. Il a souri en capturant mon regard et j’ai vu une dent dorée scintiller parmi l'émail. Ses cheveux tressés en dreads improbables encadraient son visage. Il devait être beau, objectivement, et Dog aussi à sa façon. Ce qui n'empêchait pas Face de rester le plus impressionnant, par une magie que j’aurais bien été en peine d’expliquer.

- T'es jeune.

C'était Dog qui avait parlé, cette fois, d'une voix narquoise et sifflante. Je n'ai rien répondu, Face a acquiescé avant de reprendre :

- Tu as du cran, je te l'accorde. Mais je te le dis tout de suite : il n'y a pas de filles dans le gang. En tout cas pas des filles qui font le même job que nous.

Un rire nerveux m’a échappé. J’ai à peine réfléchi avant de répondre.

- Faut bien une première fois à tout ?

Si le type à dreads n’a rien dit, Dog a ricané. Face lui a posé la main sur l'épaule, ce qui a eu pour effet de le faire taire.

Un silence pesant s'est installée autour de notre table.

- Tu veux être traitée comme nous, va falloir que tu prouves ta valeur. Ça va être dur, plus dur que pour les autres. A mon avis, tu tiendras pas.

Sous la table, j’ai senti la main de Hakeem qui saisissait la mienne. J'avais presque oublié son existence mais son rappel m’a réchauffée comme après une injection de courage. Injection dont les effets allaient être annihilés par Dog.

C’est lui qui a repris la parole.

- Ou alors tu peux opter pour la voie facile, ici et maintenant.

J'ai senti la nausée me prendre avant même de poser ma question.

- Comment ?

Le sourire du punk s'agrandit. Il laissa passer un temps et répondit, presque aimablement :

- On sort et tu me suces.

La main de Hakeem a broyé la mienne, d’un coup. Sans réfléchir, je me sis mise à secouer la tête furieusement. L'idée faisait courir des frissons sur ma peau, implantait des images indésirables dans mon cerveau. Je sentais qu'elles ne le quitteraient pas avant longtemps.

(J'avais raison.)

Dog a éclaté de rire, haussa les épaules avec insolence.

- J'aurais essayé...

Le dégoût et l'indignation remontaient en flèche dans ma gorge : ce type avait l'air bien plus âgé que moi, c'était dégueulasse. Le black riait aussi, Face non mais il n'avait pas cessé de sourire. Les frissons continuaient de me parcourir, j'avais l'impression que je ne pourrais plus m'en débarrasser.

- Ce... c'était une blague, hein ?

Face fit un geste et les deux autres se turent immédiatement.

- Pas vraiment. Tu verras.

La peur me serra la gorge : non, je ne voulais pas voir. Je n'avais plus qu'une envie, me casser d'ici, oublier que je les avais rencontré.

Mais il y avait cette main, qui serrait la mienne.

La main de ce frère que je ne pouvais pas abandonner.

Je l'ai serrée fort, ma piqûre de rappel, avant de prendre la parole d'un ton faussement assuré.

- Si je peux me contenter de voir, ça ira, ouais.

Il y eut un petit silence, suivi des ricanements des trois mousquetaires. Face acquiesça puis s'adressa à Hakeem.

- Elle a du cran, ta soeur.

Et reprit :

- Elle me fait rire.

- Moi aussi, a rajouté Dog avec quelque chose de mauvais dans le regard. Lorsqu'il l’a posé sur moi, j’ai fait des efforts pour le soutenir sans ciller. Le leader du trio poursuivit :

- On sort, vendredi. Tu peux l'amener, Gold s'occupera d'elle.

Le noir a hoché la tête, posément. J’ai retenu un infime soupir de soulagement : il ne m'inspirait certes pas une grande confiance mais c'était déjà bien mieux que ce qui se dégageait des deux autres. Quant à ce que signifiait, dans ce contexte, s'occuper de moi... je n'ai pas eu le courage de le demander. Et Hakeem hochait la tête, l'air soudain plus serein. A la baisse de tension dans l'atmosphère, j’ai senti ma respiration se calmer. Face m'a adressé un regard amusé, presque bienveillant dans la pénombre.

- Je te laisse deviner que Face n'est pas mon nom d'origine, cela vaut de même pour Dog et Gold. Si tu réussis à rentrer dans notre gang, on te renommera aussi.

Il se pencha vers moi, me jaugeant du regard.

- J'ai déjà mon idée.

J'ai frissonné. La lueur sauvage de son regard contrastait tellement avec la douceur de son ton, c'était surréaliste.

Il y a eu un temps, un nouveau silence avant qu'il ne reprenne la parole. Sa voix doucereuse a résonné dans l'alcôve.

- C'est un deal, alors.

Il a levé son verre.

- A cette fille que tu nous ramènes.

Un clin d’œil vers moi.

- Et à ses futurs efforts.

C'est ainsi que s’est déroulé ma première interaction avec la Meute, son Chef et deux de ses membres. Je me souviens avoir chéri ce souvenir bien vite, comme si c'était celui d'un entretien d'embauche réussi alors qu'en réalité, j'avais encore un long chemin à parcourir. Maintenant, quand j'y repense, je ne vois plus un échange au-dessus d'une table dans un bar miteux. Tout ce que je vois, c'est deux gamins dans la gueule d'un immense loup. Et par loup, je n'entends même pas Face mais autre chose, de bien trop grand - même pour lui. Comme un système, un piège qui se referme. 

Quelque chose d'impitoyable.

De trop sans issue, déjà, pour ce qu'on était.

Mais on va y arriver.

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