A terre

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Après être retournée au salon, je me suis assise, seule d'un côté de la table pendant que Hakeem et le boss se tenaient de l'autre.

- Tu voulais me dire quoi ?

J'avais attaqué directement, peu rassurée malgré les apparences. L'ambiance avait changé, dans la pièce : la musique s'était faite moins intrusive et paradoxalement plus hypnotisante, comme le genre de choses qu'on pouvait entendre au Gore. J'ai croisé bras et jambes alors que Face me souriait tranquillement.

- Steel m'a dit que tu avais fait le tour de notre base.

- C'est vrai.

- Ça te plaît ?

- Franchement ?

- Franchement.

- ... ouais.

Je ne mentais pas : le QG était miteux et bordélique, mais il y régnait une atmosphère dans laquelle je me projetais sans soucis. Quelque chose d'organisé et violent à la fois, le genre d'ambiances qu'appréciait mon frère et auxquelles je m'étais faite également.

Face a hoché la tête avec un air de profonde satisfaction.

- C'est parfait, alors.

Il s'est levé, a contourné la table et a posé sa main sur mon épaule. Puis je l'ai senti se pencher, son souffle effleurer ma nuque. Un frisson ; j'avais toujours l'impression que, malgré son calme apparent, Face retenait quelque chose de moche : les anges ne devenaient pas Chefs de Meute.

- Je te veux dans mon gang, Raïra.

Je me suis redressée et me suis retournée vivement, oubliant de rester cool.

- C'est vrai ??

Le sourire de Face s'est fait plus fin.

- C'est vrai. Mais...

Il y avait un mais, bien sûr.
Cela faisait des semaines qu'il y avait des mais.

- ... il te reste encore une chose à faire.

J'ai senti l'euphorie qui s'était brutalement emparée de moi retomber.

- Quoi ?

- Je veux que tu ailles vers Mina et que tu l'embrasses.

Je suis restée muette quelques secondes, en bug total. Puis j'ai froncé les sourcils.

- Hein ?

- Il me semble avoir été assez clair.

- Mais... mais... pourquoi ?

C'est Hakeem, toujours assis, qui m'a répondu :

- Elle a un problème avec le contact, comme t'as pu le remarquer.

- Et ?

Il a soutenu mon regard alors que je me retournais vers lui.

- On s'est dit que ce serait plus facile pour elle, avec une fille.

Il m'a fallu quelques secondes de plus pour assimiler ce qu'il disait, en comprendre la logique. Et comme souvent, ces dernières semaines, j'ai dû combattre mes scrupules et mes doutes.

Me rappeler mon but premier.

Ce que je voulais, c'était suivre Hakeem et m'assurer qu'il ne ferait pas trop de conneries.

La seule manière d'en être totalement sûre, c'était d'intégrer sa Meute.

J'ai respiré profondément, remis les choses en perspective : ces dernières semaines, j'avais volé, aidé à vendre de la drogue, frappé des mecs à terre. J'avais menacé des gens, caché des choses à mes potes et mes parents.

Alors embrasser une fille ? C'était rien.

Je me suis levée, un peu trop brutalement.

- Ok, j'vais lui rouler une pelle. Mais le premier qui filme, je le bute.

Ils ont ri, un peu, alors que je les laissais pour traverser la pièce. Je suis passée devant la cuisine, ai vaguement remarqué que Gold et Dog y étaient. Puis j'ai repéré Mina, sur le canapé, en grande discussion avec la fille défoncée de tout à l'heure - j'avais appris qu'elle s'appelait Tamiko.

Je me suis assise à côté de Mina. Comme si mon arrivée augurait quelque chose de mauvais, Tamiko s'est levée lentement et s'est dirigée vers la cuisine.

- Hey.

- Hey !

Mina avait repris des couleurs et semblait plus détendue. Elle me souriait même un peu alors que j'étais sûre que mon malaise devait se voir à des kilomètres.

- Ça va mieux ?

- Ouais.

Je l'ai vue porter un verre poussiéreux à ses lèvres. Le liquide était transparent, impossible de savoir si c'était de l'eau ou de l'alcool sans me rapprocher. C'est ce que j'ai fait.

J'avais bu, moi-même, mais assez pour rester lucide, du moins c'était ce qu'il m'avait semblé. Sans trop me poser de question, j'ai placé mon bras de l'autre côté des jambes de Mina et me suis tournée vers elle, assez proche pour sentir son souffle contre moi - c'était bien de l'alcool.

- Tu fais quoi ?

Elle n'avait pas l'air de flipper, ce qui me facilitait la tâche. De près, j'avais l'impression que le moindre détail de son visage m'éclatait aux yeux : la couleur chocolat de ses yeux, le côté presque porcelaine de sa peau. Je sentais même l'odeur de son shampooing - un truc au patchouli, sans doute - mêlé à celle de sa peau.

- J'ai envie de tester un truc.

Je me rapprochais plus encore et je la voyais se figer, commencer à réfléchir : par hâte d'en finir, sans doute, et aussi parce que je ne voulais pas l'entendre dire non, j'ai plaqué ma bouche sur la sienne.

Ses yeux se sont écarquillés, puis elle les a fermés alors que, maladroitement, l'une de ses mains venait s'accrocher à mon épaule. L'odeur de sa salive parfum vodka rose m'a envahi le palais alors que je fourrais ma langue dans sa bouche trop vite, trop mal, avec aucune idée de ce que je faisais. Elle bougeait un peu, tentait d'en jouer alors qu'un mélange bizarre de dégoût, de tristesse et d'autre chose de plus agréable mais que je peinais à identifier me traversait. Est-ce que c'était comme ça que j'avais envisagé mon premier baiser ? Absolument pas. Mais d'un autre côté, cela n'avait aucune forme d'importance. Je faisais ce qu'on me disait, m'utilisais et faisais pareil avec elle pour un but, une noble cause - en quelque sorte.

C'était ok.

Je me suis détachée, rouge. Mina m'a fixée, l'air un peu ahuri, avant de sourire.

- Y'a quoi ?

Elle a ri.

- C'était... moins pire que ce que j'imaginais.

J'ai repensé à mes soupçons, à sa peur devant mon frère. Est-ce que c'était un problème d'homme ? De limites ? Je m'en foutais, tant qu'elle finissait dans ses bras à lui.

(Même si elle était vraiment trop jolie.)

- C'est que du contact, Mina.

Je me suis rassise, ai repris ma place.

- Imagine ce que ça pourrait être avec quelqu'un qui te plaît vraiment.

Pas une fille, comme moi.

Elle a rougi un peu plus et son regard a dérivé jusqu'à Hakeem. Puis, avec une nouvelle détermination, elle a hoché la tête et s'est levée, me laissant là. J'ai jeté un coup d’œil circulaire à la pièce, en quête de Face mais il ne semblait pas être là. A la place, mes yeux se sont arrêtés sur Dog, qui comptait une liasse de billets près du comptoir de la cuisine.

J'ai quitté le canapé, j'avais soif. Puis j'ai fait le tour du meuble et fouillé l'un des placards branlants qui surplombaient l'évier.

Des mains froides se sont posées sur mon ventre et ont glissé le long de mes hanches. Je me suis arrêtée, les cheveux de Dog me frôlaient l'épaule et je reconnaissais son odeur.

- Je t'ai vue, tu sais.

Je me suis retournée vivement et il m'a lâchée, plaçant ses mains de part et d'autre de l'évier. Proche, trop proche. Et dans ses yeux, il y avait l'exacte même lueur que celle qu'il m'avait adressée la première fois qu'on s'était vus. Un mordillement de sa lèvre et sa voix qui traînait, griffait mes tympans. Et sa main qui remontait jusqu'à mon cou, jouait avec mes cheveux.

- Je t'ai déjà dit que t'étais bonne, Raïra ? Presque autant que ton frère.

Il s'est approché et, sans que j'aie le temps de réfléchir, mes mains se sont projetées sur son torse et l'ont poussé. Déstabilisé, il m'a jeté un regard surpris.

- Fous-moi la paix.

Un sourire d'un genre tout nouveau, qui a fait battre mon cœur plus vite, a fendu sa face.

- T'aurais pas dû, princesse. T'aurais vraiment pas dû.

Une seconde après, à peine, et son poing bagué a rencontré mon estomac, fort. J'ai toussé, senti une bile amère me remonter à la gorge alors que, d'un coup de pied, il balayait les miens. Je me suis ramassée sur le carrelage collant, sonnée. D'un coup de semelle, il m'a cueillie de nouveau au ventre et a frappé. Une fois, deux fois, trois, sur les cuisses, le thorax, au creux des jambes. Et je chialais roulée en boule, sous le choc, incapable de comprendre pourquoi ce type avec qui j'avais bossé me traitait comme ça, pourquoi je n'arrivais pas à me défendre, pourquoi personne ne venait m'aider, pourquoi ça faisait si mal et si j'allais en mourir.

Parce que, d'un coup, c'était tout ce que je voulais.

Au bout d'un temps qui devait bien équivaloir à trois vies, j'ai entendu des voix et les coups se sont arrêtés. Plusieurs mains m'ont doucement saisie, gentiment relevée. A travers mes larmes, je voyais Dog qui regardait ailleurs, Hakeem qui avait l'air d'avoir chialé aussi, Gold qui souriait pour mille et surtout Face. Face qui m'a prise dans ses bras et m'a donné l'accolade.

- Félicitations, Rain. T'es dans notre Meute, désormais.

Étrangement, j'ai mis quelques temps à m’en réjouir.

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