A l'intérieur

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Hakeem s'est avancé et a frappé. Au bout de quelques secondes et comme dans un film, j'ai vu un petit interstice s'ouvrir derrière la rouille et laisser apparaître une paire d'yeux familière.

- Salut, beau gosse.

La voix de Dog était traînante, avec toujours dans son intonation ce mélange dérangeant d'envie et de violence. J'ai grimacé : j'aurais préféré qu'il ne soit pas présent.

Le bruit d'une clé qui tournait dans une serrure, puis la porte s'est ouverte sur Dog qui souriait de toutes ses dents. Hakeem lui a donné l'accolade et le punk s'est écarté, nous laissant rentrer dans le QG.

La première chose qui m'a frappée a été l'odeur de nicotine, d'herbe et de caramel qui traînait dans la zone - comme si quelqu'un avait allumé une bougie de Noël dans une voiture de fumeur. Après que nous nous soyons débarrassés de nos vestes, Hakeem et Dog nous ont amenées dans une salle vaste à la moquette grise parsemée de taches suspectes. Oubliant mon assurance - et Mina, par la même occasion - j'ai parcouru la pièce des yeux.

C'était un grand salon, encombré par plusieurs personnes que je reconnaissais quasiment toutes comme membres du gang. Mon regard s'est arrêté sur un canapé éventré, disposé devant un téléviseur antique et éteint. Plus loin, plusieurs personnes jouaient aux cartes autour d'une grande table. A l'opposé - près de l'entrée - il y avait une cuisine sale et pleine de choses qui n'étaient pas censées y être - sachets de substances diverses, bouteilles d'alcool, liasses de billets (beaucoup) et - le plus inquiétant - plusieurs armes à feu. Posé sur l'un des comptoirs, un ghetto-blaster diffusait à grand volume ce qui ressemblait à des cantiques distordus, hurlés sur un fatras de guitares saturées. Les fenêtres - encadrées par des lourds rideaux - étaient pour la plupart barricadées et une grosse lampe à la lumière jaunâtre, qui oscillait doucement, éclairait l'ensemble de la pièce. Impressionnée, j'ai laissé malgré moi échapper un sifflement.

- Bienvenue au QG, Mina.

Hakeem s'était adressé à elle mais me fixait moi. Je lui ai rendu son regard, bluffée, puis j'ai senti que Mina se rapprochait de moi.

- C'est... c'est plein.

J'ai froncé les sourcils : de tous les adjectifs dont j'aurais pu user pour qualifier la pièce, je n'aurais vraiment pas choisi celui-là. Plusieurs personnes ont tourné la tête vers nous, avant de retourner à leurs occupations. Hakeem s'est approché du canapé et, après y avoir viré un type qui tentait d'y faire une sieste, nous a fait signe de nous asseoir. Dog - qui s'était éloigné - a baissé le volume des cantiques puis est revenu vers nous, une bouteille à la main et l'air plus joyeux que jamais. Mon frère s'est assis près de moi, sur un pouf verdâtre. Le punk a fait de même, sur un siège équivalent mais rouge et plus proche de Mina.

- Alors comme ça, vous nous avez ramené une nouvelle recrue ?

Il parlait avec une bonhommie qui m'a tout de suite énervée : j'avais l'impression que sa joie était fausse, exagérée. Que ce n'était pas la première fois qu'ils jouaient la scène et que la seule différence était ma présence. Le terme recrue m'avait stressée aussi, puisque, même s'il avait parlé de Mina, c'était aussi ce que j'étais.

Sauf que ni Hakeem ni moi ne laisserions les autres me baiser en guise d'épreuve.

Du moins, c'était ce qu'il me semblait.

- Ouais. A répondu tranquillement Hakeem alors que Dog lui tendait la bouteille.

Une gorgée, bue au goulot avant qu'il reprenne :

- Mina, je te présente Dog.

- Enchantée.

Elle parlait doucement, visiblement mal à l'aise. Puis, d'un geste presque théâtral et dénué de gêne, le punk lui a mis la main sur la cuisse. Je l'ai sentie se tendre et esquisser un mouvement de rejet mais Hakeem l'a devancée.

- HEY.

Dog a levé les yeux vers lui, un sourire insupportable aux lèvres.

- Y'a quoi ?

- Laisse-la tranquille.

- Sinon quoi ?

Hakeem s'est levé et l'a foudroyé du regard.

- Sinon je te casse la gueule. Je plaisante pas, punk.

Dog s'est levé à son tour et à fait face à mon frère. Une tension bizarre s'est installée entre eux l'espace de quelques secondes, avant que le punk se recule.

- Ok, ok, je la toucherai plus.

Un regard vers Mina, qui s'était rapprochée de moi et me collait presque désormais. Hakeem s'est tourné vers nous et lui a tendu la main.

- Ça va ? Tu veux qu'on s'éloigne un peu ?

Livide, elle m'a jeté un regard. J'ai haussé les épaules : je n'avais aucune idée de quoi lui dire puisque de toute façon, le but était qu'elle finisse dans son lit. Quelques secondes d'hésitation avant qu'elle ne saisisse la main de mon frère et qu'ils quittent le salon, me laissant seule avec Dog.

J'ai machinalement récupéré la bouteille qu'il me tendait, ai bu une gorgée brûlante - peut-être de la vodka - avant de lui jeter un regard blasé.

- T'es vraiment un putain de chien.

Il a éclaté de ce genre de rire qui, dans la rue, l'aurait fait passer pour un taré (ici, personne n'a bronché). Presque avec violence, il m'a pris la bouteille.

- Parce que tu crois que c'était sincère ?

J'ai voulu rire à mon tour mais rien n'est sorti.

- Jusqu'à un certain point, si.

Voyant qu'il se foutait de ma gueule, j'ai repris :

- C'est pas comme si t'avais besoin de faire semblant pour faire ton dalleux.

Il a haussé les épaules avec une insolence irritante. J'ai soupiré, jeté un oeil au couloir dans lequel Mina et Hakeem s'étaient engouffrés. Dog m'a donné un petit coup de poing dans l'épaule.

- Un truc te tracasse, princesse ?

- Ouais.

Ce putain de surnom, pour commencer.

J'ai bu, un peu trop sans doute mais sans plus tousser : en quelques semaines, je m'étais un peu habituée. Sans réfléchir, j'ai lâché :

- Je savais pas qu'il y avait des putes, dans la Meute.

- Tout de suite les grands mots...

J'ai jeté un regard à Dog, consciente qu'en lui faisant part de mes inquiétudes, je me rendais vulnérable. Mais c'était plus fort que moi, j'avais accepté beaucoup en quelques semaines. La drogue, la violence, les armes.

Je devais commencer à saturer.

L'idée - puisqu'elle impliquait une forme de faiblesse de ma part - était à gerber.

Dog s'est rapproché puis s'est laissé tomber à mes côtés. Pendant qu'il me reprenait la bouteille, il a développé :

- Il y en a quelques unes, des filles de la Meute. Mais aucune n'a tes nerfs. Aucune n'a les qualités qu'il faut pour bosser avec nous. Faire la même chose que nous, comme toi.

Je me suis sentie rougir d'une fierté imbécile et m'en suis voulue juste après. Sans donner l'impression de s'en rendre compte, l'autre a ouvert la bouche mais rien n'en est sorti. A la place, son sourire s'est agrandi et - simultanément - j'ai senti une main froide se poser sur mon épaule.

- Ravi de te voir parmi nous, Raïra.

C'était plus fort que moi, j'ai eu la chair de poule.

Face a contourné le canapé pour s'asseoir en face de nous - là où Dog se tenait, avant. Ce dernier a lancé :

- J'étais en train de lui parler des filles.

- Je vois.

Comme dans une pièce de théâtre savamment orchestrée, la musique s'est tue. Avec nonchalance, Face a repris là où Dog était resté :

- Comme tu as pu le voir, c'est ton frère qui ramène les filles ici et les charme.

- Mais vous les forcez ??

Ça me stressait, j'espérais fort qu'il allait répondre non.

- Non.

Mon soulagement a dû être visible, puisque Dog a éclaté d'un rire de hyène. Sans y accorder d'importance - on s'y faisait, avec le temps - le chef a repris :

- Ce qu'elles font, elles le font pour nous. Pour l'argent, pour la protection ou... pour lui, simplement.

Il a fait une pause et relancé, aimable :

- Ton frère a beaucoup de charme.

- Je sais.

Le magnétisme que Hakeem dégageait était dérisoire en comparaison de la présence de Face. Est-ce qu'il s'en rendait compte, au moins ? Il donnait l'impression bizarre de s'en foutre tout en maîtrisant parfaitement cette aura qui l'entourait.

Le bras de Dog s'est glissé comme un serpent autour de mes épaules. Je l'ai foudroyé du regard mais sans plus : ça aussi, on s'y habituait. A nouveau, la bouteille m'est passée sous les yeux et à nouveau, j'ai bu de son contenu brûlant. Face me fixait en silence, sans ciller et son regard me mettait de plus en plus mal à l'aise. Puis, alors qu'une musique d'un tout autre genre - un morceau de hip-hop rythmé et puissant - envahissait le salon, il a repris :

- J'ai beaucoup pensé à toi, Raïra.

Les ongles vernis de Dog traçaient des petits cercles sur mon épaule.

- Ah bon.

Face a ri, d'un rire beau et dérangeant.

- J'ai pensé à ce que m'ont dit mes hommes sur toi, à la place que tu pourrais avoir parmi nous.

Alors qu'il parlait, je pensais à ce que je venais de découvrir - à Mina, à Hakeem, à ces filles que je ne connaissais pas mais dont je ne voulais absolument pas faire partie. J'ai inspiré un grand coup - du calme.

- Et donc ?

- Et donc, j'ai peut-être un rôle spécial. Pour toi. Un rôle à part.

Étincelle de soulagement, j'ai expiré un peu trop fort : est-ce que ça voulait dire que j'étais admise ? Est-ce que ça allait être aussi facile ? D'un côté, ça faisait des semaines que je traînais dans les rues, à obéir aveuglément à ce que me demandait Dog ou Gold mais d'un autre, j'avais comme un mauvais pressentiment. Comme si toutes les fois où je m'étais retrouvée à me battre ou intimider des types plus grands que moi n'avaient pas suffi. Comme si je n'avais pas été assez... marquée, même si j'avais indéniablement changé.

C'était difficile à décrire mais c'était là, insidieux.

Et interrompu, tout à coup, par un cri aigu.

Face a levé la tête puis s'est remis debout. Sans nous accorder plus d'attention, il s'est avancé vers l'extérieur du salon et Dog l'a suivi. Mue par un instinct étrange, j'ai fait pareil - abandonnant la bouteille devant le canapé. J'ai dépassé Dog, me faufilant derrière Face alors qu'il traversait la pièce et passait la porte pour arriver dans un couloir étroit donnant sur une rangée de portes entrebâillées. Sans hésiter, il a pris la première vers la droite et je l'ai suivi dans ce qui semblait être une petite pièce, meublée très sommairement. Dans la pièce, il y avait Hakeem et une Mina sanglotante, recroquevillée sur un coin de canapé. Mon frère se tenait à l'autre bout, l'air surpris et stupide.

- Tout va bien ?

Face avait parlé, autoritaire et bienveillant à la fois - un mélange étrange et curieusement hypnotisant. Mina a levé ses grands yeux sur nous : son expression s'est très légèrement détendue lorsqu'elle m'a vue. Contournant le chef, je me suis penchée vers elle.

- Raïra... t'es là.

Elle avait l'air soulagée, comme si j'avais le pouvoir de la protéger de ce qui l'attendait. Je me suis retenue de grimacer, ai souri un tout petit peu.

- Ouais. Il se passe quoi ?

- Je sais pas, je... j'ai paniqué.

Un regard vers Hakeem, qui fixait Face avec un ahurissement presque comique. A part elle et moi, personne ne parlait - une tension louche s'était installée dans la pièce. Mina m'a quittée des yeux pour égarer son regard du côté de mon frère.

- Je... j'suis désolée, Steel, j'y arrive pas.

Il ne répondait pas, je l'ai senti déstabilisé, atteint dans son orgueil. Face a fait un pas en avant.

- Steel, tu peux nous attendre dehors ?

- Ok.

- Ça veut dire que je peux prendre sa place ?

Plus narquois que jamais, Dog s'était appuyé contre le cadrant de la porte.

- Non.

Face avait parlé sans force mais avec un quelque chose dans le ton qui m'a fait retenir mon souffle. Il y a eu un temps de latence, puis le punk a reculé - sans se la ramener, pour une fois.

Très vite, Hakeem et Dog sont sortis, laissant Face fermer la porte et poser son regard sur Mina.

- On ne s'est pas présentés, je crois.

Elle a fait non de la tête doucement, visiblement autant impressionnée par son aura que je l'avais été, la première fois. Le chef s'est très légèrement incliné, un sourire aimable aux lèvres. J'ai croisé les bras, vaguement mal à l'aise : je me sentais de trop.

- Je suis Face et ici, c'est moi le chef.

- ... ok.

Un temps.

- Moi, c'est M-Mina.

Face s'est légèrement approché puis s'est accroupi, s'adressant à elle comme si elle avait été un animal apeuré.

- Je suis désolé si tu n'as pas trouvé Steel à ton goût.

- C'est pas ça.

Elle protestait faiblement. Sans trop réfléchir au pourquoi de la chose - c'était peut-être de la compassion, je me suis assise à côté d'elle et lui ai posé la main sur l'épaule. Un silence pesant s'est installé entre nous, ponctué des reniflements de Mina. Puis, au bout de quelques secondes, elle s'est redressée et a repris après avoir pris une longue inspiration :

- Il me plaît vraiment et... j'aimerais le remercier. De m'avoir amenée ici, de m'avoir protégée.

- Je vois.

Face hochait la tête comme un foutu psy. Mes lèvres se sont tordues et j'ai senti un truc remuer depuis le fond de mon estomac. Sans remarquer mon malaise, Mina a poursuivi :

- J'aimerais lui montrer, j-j'aimerais lui plaire mais...

Elle s'est tue, a ravalé un truc.

- J'y arrive pas. Y'a un t... y'a un truc qui bloque.

Elle serrait les jambes, rougissante et misérable dans sa confession.

- C'est pas grave.

Face avait parlé avec légèreté. Mina a relevé la tête et l'a fixé avec comme de l'espoir dans ses grandes prunelles. Il s'est relevé, lui a tendu la main.

- Je parie que tu as eu une longue journée. Tu as faim ?

Elle a hoché la tête, s'est levée en s'aidant de cette main qu'il lui tendait. Je me suis mise debout à mon tour.

- Je vais demander à Chuck de préparer quelque chose. Vous n'avez rien contre les pâtes ?

J'ai haussé les épaules, pas sûre que la question me soit vraiment adressée. Face a ouvert la porte : il n'y avait plus personne derrière.

- Tu peux rester avec moi, Mina. Je te parlerai de la Meute et tu pourras me raconter ce qui t'amène ici. Enfin, si tu le veux.

- Et moi ?

Face m'a jeté un regard presque surpris. J'ai fait la moue, tentant de lui faire passer un message avec mes yeux : au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, je ne suis pas vraiment chez moi non plus, ici.

- Cherche Steel, il pourra te faire visiter. C'est la première fois que tu viens ici, non ?

Mina m'a adressé un regard. J'ai sifflé, sans doute trop agressive :

- Fais pas semblant de ne pas le savoir.

Il a répondu par un sourire mielleux et je les ai suivis jusqu'au salon. Hakeem nous attendait et nous a presque bondi dessus, mais Face l'a arrêté avant de le mettre au courant de sa nouvelle mission. Visiblement résigné, Hakeem a accepté et m'a fait signe de le suivre. On était à nouveau dans le couloir mais seuls, cette fois. A se regarder sans bouger, jusqu'à ce que je brise le silence.

- Tu lui as fait quoi ?

- Mais rien !

Il avait haussé le ton, stressé. J'ai froncé les sourcils : c'était la première fois que je le voyais aussi désemparé.

- On a parlé, on s'est rapprochés, on s'est embrassés et... elle m'a repoussé et s'est mise à chialer ! Comme ça.

Un temps. Penaud, il a repris :

- J'ai rien pigé.

- C'est peut-être en lien avec la raison pour laquelle elle a fugué.

J'avais avancé mon hypothèse calmement, avec l'intuition que je visais juste même si mes idées étaient confuses. Hakeem est resté songeur.

- Ouais, peut-être. Mais c'est la première fois qu'une fille me fait ça.

- T'en as recruté beaucoup, comme ça ?

- J'ai essayé.

Il s'est appuyé contre le mur.

- Certaines sont parties, d'autres avaient des parents trop aux aguets. Face préfère que je lâche l'affaire quand c'est trop risqué, même avec les plus belles.

Il s'est tu un instant, puis son regard s'est illuminé.

- Tu veux les rencontrer ?

- Ah, parce qu'elles sont là ?

J'étais abasourdie.

- Pas toutes, je pense. Mais je peux voir.

J'ai haussé les épaules.

- Pourquoi pas.

En réalité, je n'avais pas vraiment envie de faire la connaissances les nanas que mon frère se tapait, mais, d'un autre côté, elles faisaient partie de la Meute aussi. Ce n'était pas comme si j'avais eu vraiment le choix.

Hakeem s'est avancé dans le couloir. Je l'ai suivi, attentive : il ouvrait ou poussait chaque porte, me désignant l'intérieur brièvement, à chaque fois. C'était une série de petits locaux : une sorte de bureau rempli de vieilles armoires, plusieurs salles de bain miteuses, des pièces avec à peine un lit ou un canapé dedans - comme celle dans laquelle Mina était, avant. Puis il s'est arrêté devant une pote repeinte en vert moche et a frappé.

Quelques secondes plus tard, une apparition ouvrait.

J'en suis restée scotchée.

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