Gore

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Je l'ai appris le lendemain : j'allais bel et bien passer mon jeudi soir avec Dog. Si cette perspective me faisait bien flipper - je l'avais avoué à Hakeem, c'était dire à quel point j'étais désespérée - mon frère m'avait promis que son précieux pote ne me ferait pas de mal. Je n'avais pas vraiment le choix et pas l'impression de pouvoir reculer, j'ai donc accepté sans pouvoir me départir pour autant du malaise que cette perspective m'inspirait.

La semaine s'est écoulée avec une lenteur terrible : les heures de cours, surtout, me donnaient l'impression de durer des jours. Kate et Cole semblaient avoir, d'un commun accord, abandonné le sujet de mes fréquentations et je leur en étais reconnaissante : m'embrouiller avec eux était la dernière chose que je voulais.

Puis, au bout de ce qui m'a paru une éternité, le soir fatidique est arrivé. Sur le chemin qui menait au lieu du rendez-vous - un coin que je ne connaissais pas dans un quartier que je ne connaissais pas - j'ai demandé à Hakeem si la Meute se rassemblait souvent en semaine. Il a haussé les épaules.

- Plutôt pas, ça dépend.

C'était vague, j'ai pas insisté. J'étais nerveuse et lui aussi - ça se voyait, même s'il faisait semblant de rien. Après quelques pâtés d'immeubles, on s'est glissés dans une ruelle glauque, éclairée seulement par une grosse enseigne au néon rouge qui indiquait Gore en lettres liées. Planté juste en dessous, Dog fumait avec l'air de ne pas nous voir. Hakeem m'a devancée et lui a donné un coup de poing dans l'épaule. Il s'est aussitôt tourné vers nous.

- Steel ! Raïra ! Vous avez de l'avance.

Il semblait sincèrement heureux de nous voir, on aurait dit un gosse le soir de Noël. Mon regard est descendu vers ses poignets : il n'avait pas de montre. Est-ce qu'il disait ça pour se donner un genre ?

Hakeem, visiblement, s'était fait la même constatation.

- T'as aucune idée de l'heure qu'il est.

Dog s'est marré.

- C'est vrai.

Il s'est décalé pour me jeter un regard et je me suis mise à fixer le sol en réponse, mal à l'aise.

- Je te la rends à quelle heure ?

- 22h30, pas plus tard. Et je te jure que si tu me fais attendre, je te casse la gueule.

Dog a levé ses deux mains devant lui.

- T'inquiète, bro. Je te la ramènerai comme neuve.

J'ai froncé les sourcils devant l'expression, sans rien dire pour autant. Le punk a reculé et - sans nous quitter des yeux - a ouvert la porte derrière lui. Une musique sourde et lente s'est échappée de l'embrasure.

- Tu restes prendre un verre avec nous ?

- Non, j'ai du boulot.

J'ai voulu protester et rappeler que j'étais beaucoup trop jeune pour traîner dans les bars mais Hakeem m'a saisi le bras et m'a entraînée à l'écart.

- Ça va aller ?

J'ai grippé mon regard au sien, pas rassurée.

- Ouais ?

Il a resserré sa prise et ça m'a fait grimacer.

- S'il te demande un truc qui te met mal à l'aise, t'as le droit de l'envoyer chier.

- Ok.

Il a serré plus fort.

- Vraiment.

Je me suis dégagée.

- Ok, j'ai dit. Ça va aller, il va pas me bouffer.

Aucune conviction dans ma voix mais qu'est-ce qu'on pouvait faire, en même temps ? Je me sentais comme dans un jeu où ni lui ni moi n'avions le droit de nous dégonfler, sinon on aurait perdu. Avant que je me tourne vers Dog, j'ai quand même tiqué.

- Ça t'est égal, que j'aille boire avec lui ?

Il a souri, de ce genre de rictus qui me donnaient envie de le cogner.

- T'inquiète, les parents en sauront rien.

J'ai soupiré, me suis détournée un peu trop vite avec une seule pensée en tête : qu'on en finisse. Dog a ouvert la porte plus grand et m'a fait signe d'entrer. Sans répondre à Hakeem, qui me disait au revoir, j'ai débarqué dans une grande salle sombre. La main du punk soudain sur mon dos, j'ai fait deux pas et la porte s'est refermée derrière nous.

Tout ce que je voyais, c'était du rouge et du noir. Il y en avait partout - en carreaux sur le sol, en losanges sur les murs. Et partout des tables, des gens, de la musique lente aux temps marqués. Ça parlait, ça riait et ça sentait fort - un mélange d'alcool, d'épices et de sueur. Une serveuse en robe courte passa devant nous, un plateau de boissons fluorescentes sur la main. Guidée par la pression dérangeante entre mes omoplates, j'ai marché jusqu'à une table et me suis laissée tomber d'un côté alors que Dog se plaçait en face.

Tout ce que je voyais, c'était du rouge et du noir. Il y en avait partout - en carreaux sur le sol, en losanges sur les murs. Et partout des tables, des gens, de la musique lente aux temps marqués. Ça parlait, ça riait et ça sentait fort - un mélange d'alcool, d'épices et de sueur. Une serveuse en robe courte est passée devant nous, un plateau de boissons fluorescentes sur la main. Guidée par la pression dérangeante entre mes omoplates, j'ai marché jusqu'à une table et me suis laissée tomber d'un côté alors que Dog se plaçait en face.

Il m'a fixée, j'ai regardé ailleurs. Tout dans le bar me mettait mal à l'aise : le rythme hypnotique de la musique qui passait en arrière-plan, les lumières mouvantes qui, de temps à autres, éclairaient des visages inconnus, tout jusqu'aux tableaux accrochés aux murs. Mon regard s'est heurté aux images, sautant de l'une à l'autre comme si je sentais confusément que m'y attarder ne m'apportait rien de bon : corps distordus, taches d'hémoglobines, noeuds de cordes sur des peaux meurtries : tous ces éléments s'entremêlaient en une série de visions surréalistes et ensanglantées.

J'ai dégluti.

- Belle ambiance, hein ?

- Qu'est-ce qu'on fout là ?

Dog s'est mis à rire.

- Relax, ma belle. J'aime bien venir ici avant le boulot, c'est tout.

- T'es pas un peu jeune pour ça ?

C'était balancé au pif : en vrai, même si Dog était clairement plus vieux que moi, je n'avais aucune idée de son âge exact.

- Ça, on s'en fout. C'est chez moi, ici.

Une serveuse - la même que j'avais remarquée, tout à l'heure - s'est approchée de notre table. Elle était grande avec des cheveux sombres relevés en une coiffure bizarre, un peu futuriste.

Dog et elle ont échangé un sourire puis il lui a parlé à voix basse alors qu'elle s'était penchée vers lui, affable. J'ai regardé la femme s'éloigner gracieusement sans trop comprendre pourquoi elle me fascinait tant. Dog a toussé, je me suis machinalement tournée vers lui.

En voyant qu'il s'apprêtait à ouvrir sa gueule, je lui ai coupé la parole.

- On va faire quoi ce soir ?

- Tu verras.

J'ai soupiré : il m'emmerdait.

- Vous trouvez ça drôle, de me tenir à l'écart ?

Rire, sourire aux lèvres noires. Dog s'est penché et m'a adressé un regard amusé.

- Absolument, princesse.

J'ai serré les dents, retenant l'envie de lui envoyer un truc - n'importe lequel - à la figure. L'idée de me lever pour m'en aller m'a traversée et j'ai dû prendre sur moi pour ne pas y céder : Dog jouait avec mes nerfs, c'était évident, ça devait faire partie du test. Un silence inconfortable s'est installé entre nous et, enfoncée dans la banquette, j'ai pris soin de ne pas le briser. La fille est revenue et a déposé devant Dog un verre long et fin, qui contenait un liquide rouge dans lequel flottait des globules orangés - un peu comme à l'intérieur d'une lampe à lave. J'ai froncé les sourcils, perplexe.

Avant qu'elle en dépose un autre devant moi.

J'ai protesté vivement - ça me semblait évident que le truc était alcoolisé - mais Dog a posé sa main sur mon avant-bras. Je l'ai foudroyé du regard, me suis dégagée ; la serveuse s'était déjà éloignée.

- T'avais pas besoin de commander pour moi.

- Je fais ce que je veux, princesse.

- M'appelle pas comme ça !

Ma voix sortait aigüe, je détestais n'être pas capable de l'impressionner. Dog m'a fixée, amusé, avant de lever son verre.

- Tu voulais des réponses, non ?

- Ouais... ?

- Alors bois.

Je suis restée figée, surprise par l'injonction. J'étais loin d'avoir la majorité et, à l'exception de quelques gorgées éparses, je n'avais jamais touché d'alcool de ma vie.

- Pardon ?

Le sourire de Dog s'est adouci. Presque gentiment - comme s'il parlait à un chat méfiant - il a repris :

- Bois avec moi, Raïra. Je répondrai à ce que tu voudras, ok ?

Mon regard est passé du verre à son visage : l'idée de lui rappeler mon âge m'a traversée, vite balayée : j'avais bien compris qu'il s'en foutait puisque-

On sort et tu me suces.

J'ai frissonné et, tentant au mieux de ne pas laisser paraître mon agitation, me suis emparée du verre que j'ai levé à mon tour.

- Deal. Mais t'as pas intérêt à me rouler.

Son verre s'est cogné au mien alors que son sourire s'agrandissait encore.

- Pas de souci, princesse. A ta santé.

J'ai porté le truc à mes lèvres, méfiante : ça sentait l'alcool, le sucre et un mélange d'épices bizarres. Puis, sans trop réfléchir - mieux valait que je ne pense pas trop à ce que j'étais en train de faire - j'ai avalé une grosse gorgée du truc.

L'impression qu'une nuée d'épingle venait me racler la gorge de l'intérieur m'a fait tousser alors que le rouge me montait aux joues et que je sentais mes yeux s'humecter. C'était fort, autrement plus fort que le vin au Nouvel An. Dog s'est marré, buvant de son côté sans avoir de soucis. Tentant d'ignorer le feu qui s'était répandu dans ma gorge, j'ai reposé le verre violemment sur la table.

- J'ai bu, je pose une question.

Le tout, c'était de ne pas me laisser démonter.

- Vas-y.

Je n'ai pas réfléchi longtemps.

- Le but de la Meute, c'est de faire de l'argent. J'ai raison ?

Dog a hoché la tête.

- C'est une des raisons, ouais.

- C'est quoi, les autres ?

D'un doigt à l'ongle verni de noir, il a désigné mon verre.

- Bois.

Une nouvelle gorgée, le même feu qui descend ma gorge et monte jusqu'à mes joues : c'était déjà plus acceptable qu'avant. Je savais mes gestes précipités, maladroits dans leur violence. Tant pis.

- Donc ?

- On a tous des raisons différentes d'être rentré dans la Meute. Certains sont venus pour le fric, d'autres parce qu'ils ne parvenaient pas à se faire une place ailleurs.

- Et toi ?

Il est resté silencieux quelques instants, comme s'il se demandait s'il allait me répondre. Puis, nonchalamment, il s'est rapproché.

- Moi, je voulais tout casser.

Quelque chose dans son regard m'a traversée comme une lame. J'ai hoché la tête comme si je connaissais le sentiment et, sans qu'il me le demande, ai porté mon verre à mes lèvres encore une fois. Une sphère jaune s'est cognée à mes dents, je l'ai fait glisser sur ma langue et l'a écrasée sans réfléchir : un goût fruité a envahi mon palais.

- Tu as d'autres questions ?

- Ouais.

Mon verre a heurté la table. Je me suis essuyé le coin des lèvres avant de reprendre :

- Il vient d'où, votre argent ?

Dog n'a pas hésité une seule seconde.

- Des trucs qu'on vend. De l'herbe, d'autres trucs plus forts aussi. Ça arrive qu'on casse la gueule de gens pour de l'argent, parfois, ça dépend. On a d'autres sources aussi mais tu les verras après. Si on t'accepte.

J'ai hoché la tête, le temps d'emmagasiner l'information. Ça ne m'étonnait pas vraiment, que la Meute trempe dans des affaires louches : j'étais déjà contente de savoir lesquelles.

- Toi, c'est quoi ton rôle ?

- Je compte le fric et je casse des gueules.

Il avait dit ça d'un ton absolument joyeux, avant de reprendre :

- Finis ton verre, on a du boulot.

Il a levé le sien.

- Cul sec.

Un ordre auquel j'ai obéi sans réfléchir. Avalant l'alcool - et les fruits - qu'il me restait, je me suis levée et ai senti la boîte vaciller autour de moi. Dog s'est mis debout à son tour et m'a stabilisée en passant un bras autour de mes épaules. Je me sentais trop bizarre pour protester.

- On va faire quoi maintenant ?

- Plus de verre, plus de question.

Puis il m'a entraînée à l'extérieur, laissant derrière le bar et ses néons.

Dehors, je me suis rendue compte qu'on était partis sans payer.

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