Le dîner s'est déroulé sans encombre, servi par Rosie - ponctuelle et impassible comme à son habitude. Arrivé peu avant moi, Hakeem m'a accueillie avec un sourire débile qui, s'il m'a énervée, n'a pas suffi à me faire perdre le semblant de calme que j'avais retrouvé après avoir joué. Après le repas, Rosie a rangé la cuisine et nous a embrassés avant de quitter l'appartement pour retrouver cette vie dont nous ignorions tout, au final. Je n'attendais que ça : nous étions à peine seuls que je me suis plantée face à mon frère.

- T'étais où, aujourd'hui ?

- En quoi ça te r-

- Dog est venu me voir. A l'école.

Hakeem s'est tu, a froncé les sourcils. Devant la sincérité perplexe de son expression, j'ai senti ma colère redescendre.

- ... t'étais pas au courant ?

- Non.

Incrédule, il s'est mis à faire les cent pas dans le salon avant de s'arrêter pour me fixer. Il était devenu très sérieux, d'un coup.

- Il t'a dit quoi ?

- Que j'allais devoir l'accompagner. Jeudi soir.

- C'est tout ?

- Ouais.

J'avais répondu avec agressivité pourtant Hakeem n'avait pas tort : dans ma hâte de me débarrasser de Dog, j'avais oublié de lui demander des détails. Mon frère m'a fixé quelques instants puis son expression s'est durcie.

- Je leur avais dit de passer par moi.

J'ai haussé les épaules. Le changement m'avait rendue nerveuse. J'ai bafouillé :

- Dog a pas l'air d'être du genre obéissant, en même temps.

Avec une violence que je ne lui connaissais pas, Hakeem a abattu son poing contre le mur du salon. Je me suis raidie devant l'impact et le bruit sourd qui l'a accompagné. L'idée que j'avais peut-être fait quelque chose de mal m’a traversée mais je n'ai rien dit. Je me suis contentée de rester plantée là, gênée et sans doute un peu flippée. Dans ce geste, je ne reconnaissais plus mon frère - tout comme j'avais eu du mal à me reconnaître au moment où j'avais rejeté mes potes.

- Il aurait pas dû faire ça.

Il avait grogné ces mots comme un chien acculé. J'en ai profité pour glisser mon grain de sel :

- Je me sens pas rassurée, avec lui.

Hakeem s'est redressé et m'a adressé un regard étrange. Sans conviction - je pouvais tout de suite voir qu'il allait mentir - il reprit :

- Y'a pas de quoi. Dog est...

- ... un type bien ?

Il a grimacé comme un gosse pris sur le fait.

- Non. Mais c'est mon pote. Il te fera pas de mal.

Je l'ai fixé sans répondre : je n'avais ni envie de lui donner raison, ni envie de le contredire. Mon regard devait suffire car il a baissé la tête. C'était injuste, d'un côté : ce n'était pas de sa faute et pourtant il s'écrasait.

- Je vais régler ça, t'inquiète.

- J'aurais pas à suivre Dog ?

- Tu rêves.

Il m'a adressé un sourire moqueur mais familier avant de débrancher le téléphone et l'emmener dans sa chambre. Le message était clair : j'étais seule pour le reste de la soirée. Pas vraiment rassurée mais plus en colère, je me suis laissée tomber sur le canapé du salon. Une main sur la télécommande : en zappant, je tomberais bien sur une émission qui saurait me faire oublier les emmerdes dans lesquelles je m'étais fourrée.

Puisque plus rien n'était de mon ressort.

J'ai le vague souvenir de m'être endormie devant un reportage sur les Huns pendant que Hakeem parlait avec animation derrière la porte close. En pleine nuit, alors que je me débattais dans un rêve aux contours flous, j'ai vaguement senti que quelqu’un déposait quelque chose sur moi. J'ai entrouvert une paupière pour voir mon frère lâcher la couverture, éteindre le téléviseur et fermer les stores. Puis, d'une démarche lasse, il est rentré dans sa chambre et en a fermé la porte.

Je me suis rendormie juste après.