Dedans

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La porte donnait sur un long corridor aux murs décrépis, d'une couleur suspecte. Une rangée de portes fermées s'y étalaient à intervalle régulier ; elles se ressemblaient toutes. J'avançais en laissant derrière moi le froid de la rue et Gold qui souriait. Je ne savais pas derrière quelle porte se cachait Craig, mais mon plan était simple : suivre la musique pour trouver la fête.

Un mètre, deux, les basses se faisaient plus présentes. J'entendais parfois des rires, aussi, dissous dans la musique. A chaque encadrement je m'arrêtais, approchais mon visage du bois. Jusqu'à finir par repérer la source du bruit et ouvrir la porte sans hésitation.

La musique m'a explosé à la gueule, elle faisait vibrer les murs et saturait tout l'appartement. La lumière du couloir dans lequel je suis rentrée était éteinte, remplacée par quelques néons aux couleurs vives. Noyée de sons, je me suis avancée maladroitement et ai heurté à une pile chaotique de chaussures que j'ai maladroitement enjambées avant d'aviser une porte ouverte, à ma gauche. Je suis restée sur le seuil : au milieu de ce qui semblait être un lit recouvert de vestes et écharpes diverses, deux formes allongées semblaient très occupées à se rouler des pelles beaucoup moins glamour que celles des films. J'ai senti un fard monstrueux me monter aux joues et me suis détournée précipitamment : peu importait si l'une de ces personnes était Craig, je ne me sentais pas de les interrompre.

Sans réellement me demander s'ils m'avaient remarquée ou non, j'ai continué d'avancer jusqu'au fond du couloir - où la musique se faisait plus précise, plus forte. En chemin, j'ai heurté une fille blonde au maquillage charbonneux, qui me jeta un regard vague et plein de mépris. Comme sous l'eau, je l'ai arrêtée en lui posant la main sur l'épaule.

- Hé. T'aurais pas vu Craig ?

Au dégoût qui a assombri ses prunelles, j'ai cru qu'elle n'allait pas me répondre. Pourtant sa voix grave m'a répondu, entre deux notes de synthé :

- Au salon.

Et c'était tout, elle s'est dégagée pour poursuivre sa route. J'ai marché jusqu'à une autre porte entrebâillée : la pièce sur laquelle elle donnait était emplie de monde. Je ne pouvais pas me fier à sa décoration, mais sa taille me semblait un indicateur assez clair : le salon était là et Craig était dedans. Une inspiration et j'ai passé la porte, bousculant au passage deux mecs bien plus grands que moi. J'ai voulu continuer mon chemin mais le premier m'a saisie à l'épaule. Frisson : ses dents luisaient sous la lumière noire.

- Tu sors d'où, toi ?

- C'est pas une garderie, ici.

Si ça m'avait blessée ? Un peu. Mais une partie de moi savait pertinemment qu'il avait raison : ces gens faisaient bien plus grands que moi, pareil pour les membres de la Meute. J'ai ravalé la sorte de boule de dépit qui s'était formée dans ma gorge : même si je n'avais pas ma place ici, je ne pouvais pas supporter l'idée de décevoir Hakeem.

- T'as pas besoin de savoir d'où je viens, je vais pas faire long ici.

Je sentais que quelque chose s'était durci dans ma voix, sans identifier quoi. Soutenant le regard du type qui m'avait insultée, je repris :

- Vous auriez pas vu Craig ? Un pote à moi le cherche.

C'était faux : Gold n'avait rien d'un pote.

Si le deuxième garçon a cessé de sourire, le premier s'est mis à rire.

- T'as pas froid aux yeux, dis voir, à t'incruster comme ça chez lui.

Je n'ai rien dit, pas rassurée. Le deuxième type a voulu ouvrir la bouche mais l'autre lui a fait signe de la fermer.

- Il est sur le grand canapé. Tu veux que je te montre ?

Je n'ai pas eu le temps de répliquer qu'il m'a pris le poignet, me tirant à travers l'amas de corps mouvants. Sous les lumières changeantes, je voyais des silhouettes onduler, j'entendais des rires et sans cesse cette musique qui sourdait. Avant même d'avoir pu me repérer dans la pièce, j'ai senti qu'on me jetait en avant. Je me suis raccroché au dossier d'une vieille chaise et, secouée, ai du adresser à Craig l'expression la moins menaçante du monde. Je l'avais reconnu par élimination : il n'y avait que des filles autour de lui, excepté le type qui m'avait amenée.

- Voilà.

- Hé, Roy.

Craig me désigna d'une main nonchalante, au bout de laquelle était accroché ce qui semblait être une clope.

- Qu'est-ce que c'est que ça ?

C'était plus fort que moi, je l'ai foudroyé du regard.

- Aucune idée, a répondu le type derrière moi. Elle te cherchait.

- Ah bon ?
Une lueur amusée a éclairé le regard de Craig. La fille blottie contre sa poitrine n'a pas semblé réagir - je me souviens m'être demandée si elle s'était endormie. J'ai senti qu'on me lâchait, ai entendu la voix de l'organisateur résonner :

- Assieds-toi, gamine.

- Non, ça va.

J'avais tout sauf envie de lui obéir.

Il s'est levé, dérangeant la fille qui lui comatait dessus.

- T'es chez moi, ma belle. Si tu veux pas te plier à mes règles, c'est ok.

Son sourire s'est agrandi.

- Par contre, je te garantis que tu vas pas faire l-

- Attends.

Je l'ai interrompu, pressée par un sentiment d'urgence aussi soudain que peu rassurant.

- Je viens au nom de Gold.

J'avais été forcé de crier son nom pour me faire entendre, pourtant je me doutais bien que ce n'était pas la force des décibels qui avait poussé le visage de Craig à se décomposer.

- G-Gold ?

- Ouais.

Je reprenais de l'assurance au fur et à mesure que Craig en perdait.

- A ce qu'il parait, tu lui dois du fric.

Ma voix tremblait légèrement mais il n'a pas eu pas l'air de le remarquer. Un regard en arrière, fuyant, avant qu'il ne se concentre à nouveau sur moi. J'ai relancé :

- Tu veux qu'on-

- C'est bon, c'est bon.

Il m'a fait signe de me taire du doigt avant de balayer la salle du regard. Puis, sans que je puisse le prévoir, son poing s'est abaissé à mon niveau et m'a saisie au col. Il m'a soulevée légèrement, s'est penché. Regard contre regard, je me suis sentie déglutir.

- Qu'est-ce qui me dit que t'es pas en train de m'embobiner, gamine ?

Je suis restée muette quelques secondes, surprise.

- Heu...

- Alors, on a perdu sa grande gueule, tout à coup ? Parle.

Il m'a secouée et j'ai senti mes mains se plaquer contre son torse pour l'éloigner. Le contact a eu le don de le stopper mais je sentais que c'était temporaire. Vite, il fallait que je trouve une solution. Une réplique, n'importe quoi.

Un instant, la nouvelle expression de Hakeem - celle, implacable et férale, qui m'avait mis la puce à l'oreille - s'est imposée devant mes prunelles. Il fallait que j'adopte la même sinon j'allais rester en position de faiblesse.

- Lâche-moi.

- Réponds à ma question d'abord.

Autour de nous, plusieurs personnes avaient cessé de danser pour nous observer. Je les voyais du coup de l'oeil, sentais leurs regards sur moi.

- Il est dehors. Sur ton perron.

J'étais en position de force. Gold lui faisait peur, ça se voyait. Il fallait que je retourne cette crainte à mon avantage.

Mon ton s'est raffermi.

- Tu veux que je l'amène ici ?

Un temps. J'ai vu l'expression de Craig changer avant qu'il me lâche.

- Non, c'est bon. J'te crois.

- J'espère bien.

Une tape derrière ma tête, prix à payer pour ma trop grande assurance. J'ai protesté et râlé, de l'humidité traîtresse sur mes iris - en vain. Craig a remonté ses manches, nerveux. Ce n'est qu'à ce moment-là que je me suis rendu compte que l'odeur qui se dégageait de lui n'était pas celle de la nicotine.

- Pars devant, j'arrive.

J'ai acquiescé avant de fendre la foule à nouveau. Désorientée, je me suis cognée à quelques dos avant de retrouver la porte, le couloir, l'entrée de l'appartement. J'ai enjambé la pile de chaussures, laissant la musique derrière moi. Alors qu'on passait à nouveau entre les logements, la porte a crissé et on s'est retrouvés sur le perron.

Installé nonchalamment sur les marches, Gold s'est levé avant de se retourner.

- Comme ça, t'es de retour.

- Ouais.

Il a souri.

- Où est Craig ?

La voix du concerné a devancé la mienne.

- J'suis là.

Je me suis tournée : le type n'avait même pas pris la peine d'enfiler une veste. Me bousculant, il a dévalé les escaliers de pierre pour se retrouver devant Gold. Ce dernier n'avait pas changé d'expression.

- Salut, Gold.

Craig se trémoussait dans le froid de la rue, visiblement aussi mal à l'aise qu'essoufflé.

- Bonsoir, Craig.

Il y a eu un silence pesant, rythmé par la musique qui suintait d'à travers les murs.

- C'est une belle fête que t'as organisée là. Bravo.

L'organisateur s'est figé puis a semblé se détendre. Toujours au sommet du perron, j'assistais à l'échange comme avec l'impression d'être invisible.

- M-merci. Si tu veux, tu peux ve-

Un bruit sec, qui a détonné dans la rue comme un coup de feu. La gifle avait été si rapide que ni Craig ni moi ne l'avions vue venir. Ce dernier a reculé sous l'impact, portant une main incrédule à sa joue. J'étais tout aussi choquée que lui, à sursauter et oublier de respirer.

- Je n'ai pas trop envie de m'inviter, non.

Gold parlait posément, sans cesser de sourire.

- Tu nous dois de l'argent, Craig.

- Je-je sais mais...

Nouvelle gifle. Je vis le regard de Craig s'humidifier.

- Il n'y a pas de mais.

Gold s'est rapproché, poussant l'autre type à reculer, mais voilà : j'étais derrière. Ses épaules se sont cognés à ma poitrine et il a tourné la tête pour m'adresser un regard paniqué. Un instant, j'ai eu de la peine pour lui mais le souvenir de la tape qu'il m'avait administrée a fait disparaître toute forme de compassion.

- Que tu sois en retard, c'est une chose. Mais que tu trouves encore les moyens d'organiser des trucs alors que tu me dois de l'argent...

J'ai senti Craig gémir, terrifié par Gold et sa bonhomie trompeuse. Moi je n'en menais pas vraiment large mais restais droite : après tout, Gold était de mon côté. Non ?

Un soupir et je l'ai vu saisir la mâchoire de Craig. Ce dernier s'est recroquevillé, mettant ses bras devant lui comme un enfant qui tenterait se protéger.

- C'est mon dernier avertissement, Craig. Et crois-moi, tu n'as pas envie de tester ce qui vient après.

- Je... j'te crois !
La voix du type était montée dans les aigus. Dans d'autres circonstances, j'aurais pu en rire. Avec un calme olympien, Gold a repris :

- Maintenant tu vas retourner dans ton appartement et t'arranger pour me ramener mon fric.

- M-mais...

- Assez.
La voix de Gold s'est fait grondante et il a arrêté de sourire. Craig a tout de suite réagi.

- Ok, ok ! J-j'arrive, a-attends moi. S'il te plait.

Relâchement, mon chaperon a desserré sa prise. L'organisateur s'est retourné précipitamment et a disparu à l'intérieur, laissant la porte béante sur son passage. Quelques secondes après, la musique s'est arrêtée.

Gold s'est mis à rire. Reportant mon regard sur lui, j'ai vu qu'il me fixait et ai senti un frisson escalader mon échine. Avec chaleur, il a lancé :

- Assieds-toi seulement, on va l'attendre ici.

Mes jambes se sont quasiment dérobées sous moi. Sans en faire cas, Gold est venu s'accroupir à mes côtés.

- Bien joué, Raïra.

- ... merci.

Dans ma poitrine, mon coeur battait à tout allure. Mu par la peur mais aussi par une fierté chaude et étrange. Quasi-addictive.

Et pour laquelle j'allais m'attirer une sacrée dose d'ennuis.

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