Après

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Je pensais à Tamiko tout le temps.

Pendant les missions, pendant les bastons, pendant la nuit. Je revoyais la lumière clignotante de la salle de bain, entendais en boucle ses côtes qui craquaient.

J’ignorais où on l’avait emmenée. Tout ce que je savais, c’était que Face et Al avaient disparu à sa suite et que, les jours qui ont suivi, c’est Gold qui a servi d’intermédiaire entre nous et eux.

Trois jours et deux nuits ont passé. Alors que je rentrais au QG avec Mina, Gold nous a accueilli avec des nouvelles : Tamiko avait survécu et s’était réveillée.

Elle est revenue quelques jours après. L’accident nous avait coûté quelques jeunes membres présents à la soirée, effrayés par la tournure des évènements. Peu importait, le fait qu’ils évitaient le squat nous a laissés entre nous, comme au temps où on n’était pas encore allés tellement, tellement trop loin. La nuit où elle est revenue, j’étais de sortie. Quand je suis rentrée, j’ai voulu la chercher.

Six étages au-dessus du QG, il y avait un toit. Un truc plat et trop à découvert, qui n’offrait sur la ville qu’une vue misérable. Alors que le ciel prenait une teinte psychédélique, je suis montée et l’ai trouvé assise sur le rebord, en train de fumer une clope. J’ai marché sur les pierres inégales qui pavaient les lieux, me suis arrêtée près d’elle et ai déposé à côté d’elle un soda frais avant de m’asseoir à ses côtés. C’est à peine si elle a pris acte de ma présence.

J’étais pas pressée. Au bout d’un certain temps, elle a jeté sa cigarette et m’a lancé un regard de biais. J’ai senti qu’elle attendait que je fasse le premier pas et j’ai consenti à me lancer.

Peut-être qu’après ce qui s’était passé, on était passées au-dessus des jeux de pouvoir.

- C’est cool que tu sois revenue.

Elle a souri, très doucement, m’offrant un rictus a des années-lumière de ses expressions éclatantes d’avant.

- Je suis toujours revenu, non ? La première fois, la deuxième et maintenant.

Elle a saisi la cannette de soda et l’a ouverte. Après une gorgée, Tamiko a repris :

- A ce qu’il paraît, les gens qui ont vécu la mort pendant un moment en sortent changés. Ils font du ménage dans leurs vies, ils s’améliorent.

Un sale ricanement.

- Moi, j’ai rien changé. Je suis même devenu pire.

Au-dessous de nous, il y a eu une série de klaxons. Un mec est sorti d’une voiture pour en insulter un autre. Je me suis désintéressée du spectacle, préférant me concentrer sur Tamiko.

Mes paroles sont sorties comme un reproche, sans que je le veuille.

- Je croyais que t’étais sobre.

Elle a haussé les épaules.

- Moi aussi. Mais j’ai eu une journée pourrie, tout le monde faisait la fête et... j’en ai eu besoin. Ou envie, je sais pas.

Un petit rire triste a franchi la commissure de ses lèvres. Puis, d’un coup, elle s’est fait très sérieuse. Pour la première fois, je l’ai vu chercher mon regard.

Un silence.

- Tu m’as cassé une côte, ça veut dire que t’as soulevé mon pull.

J’ai hoché la tête, très doucement, avec la conscience que mes prochains mots risquaient d’avoir beaucoup de pouvoir.

- Ouais. J’ai vu.

J’ai senti qu’elle essayait de faire la dure, mais j’avais l’habitude de voir à travers ses manières. Derrière son insouciance, il y avait une réelle inquiétude.

- Tu vas balancer ?

- Non.

J’y avais déjà réfléchi. Son regard s’est intensifié comme si elle voulait faire des trous dans ma peau avec. J’ai soupiré, mal à l’aise avec ce que je ne connaissais pas. Prudente, pour une fois.

Ma voix a résonné :

- T’en as déjà parlé aux autres ?

Une seconde d’hésitation, visible sur ses traits. Est-ce qu’on se livrait à sa proxénète ? Sans doute pas. Mais on partageait un secret, désormais. Liées par les paumes de mes mains contre son cœur que j’avais aidé à remettre en marche.

- ... pas aux mecs. Ça servirait à rien, ils me verront jamais autrement.

- Et toi, comment tu te vois ?

Elle s’est agitée.

- Je sais pas... je m’en fous. C’est tellement compliqué, putain, je pourrais sans doute jamais comprendre tout ça tant que je vivrais cette vie.

J’ai rien dit, même si je pensais très bien savoir ce qu’elle entendait par là. La drogue, les clients, les fusillades à la sortie des parkings. Et au milieu de tout ça, des questions que je contribuais à obscurcir, que je le veuille ou non.

Putain.

Doucement, Tamiko a ramené ses genoux contre son torse et y a posé son menton.

- Ils disaient que je verrais de la lumière, des anges ou une connerie du genre. Mais j’ai rien vu, Rain, rien du tout. Rien qu’un putain de trou noir qui m’a englouti tout entier. C’était même pas terrifiant en soi, ce qui a été dur, c’est de me réveiller ailleurs et me rendre compte de la différence.

La discussion est devenue trop intense, mais je n’ai pas fui. Au bout d’un moment, Tamiko m’a demandé de l’aide et on est descendus par l’escalier en fer rouillé qui faisait le tour de l’immeuble.

Cette nuit-là, il a fait froid, à New L.A.

Et comme une hypocrite, je me suis endormie shootée.

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