Schisme

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Le verre que je tenais a heurté le mur et volé en éclats. En réponse, Leïla s'est immédiatement protégé le visage et son geste a augmenté ma rage : pensait-elle vraiment que j'allais la frapper ? Je ne l'avais fait qu'une fois et la voilà qui me traitait comme un monstre.

- Ça va pas ??!

- Tu m'as provoquée.

Elle m'a adressé un regard assassin.

- En te disant d'arrêter ? Pourtant tu sais que j'ai raison.

- Je peux pas arrêter, t'as compris ?? On a cette putain de discussion toutes les semaines, Leïla, tu sais qu'ils me buteraient si je les trahissais !

- Alors quitte la ville !

D'un bond, elle m'a rejoint et m'a serré les mains un peu trop fort.

- On pourrait partir, toutes les deux, et aller n'importe où ! Quitter la ville, le pays, je m'en fous !! On a qu'à économiser, t'as de la tune, non ? Et après...

Son contact, d'un coup, m'a paru insupportable. Retirant mes mains des siennes, j'ai secoué la tête.

- ... t'es complètement déconnectée, ça sert à rien. Je pourrais jamais les abandonner, j'ai trop vécu avec eux... et que tu me demandes ça, encore et encore, ça prouve que tu l'as pas compris.

La réalisation m'a frappée avec la force d'une douche glacée. Me reculant, je l'ai regardée.

- ... tu me connais pas, Leïla.

Avec horreur, j'ai articulé - moins fermement que je ne l'aurais voulu :

- Mieux vaut que tu sois pas avec moi si c'est pour me demander des trucs que tu sais que je peux pas faire.

Je l'ai vue ouvrir la bouche, et c'est ce qui m'a fait fuir : je n'aurais pas supporté de l'entendre supplier. Alors j'ai récupéré mon blouson et mes clés et l'ai laissée là, au milieu de l'appartement.

Notre dispute avait duré des heures et - en sortant - j'étais mal comme après un bad trip : mon coeur battait dans mes oreilles, j'avais beaucoup trop chaud et je marchais trop vite, consciente que j'allais faire une connerie.

Je ne suis pas arrivée au QG par la porte de devant, mais par l'entrée que prenaient les clients quand nos filles les servaient directement. Je tremblais tellement qu'il m'a fallu plusieurs essais pour mettre la clé dans la serrure - assez pour alerter Jezebel, qui est apparue derrière la porte.

En voyant ma tête, elle a laissé échapper un "wow", puis :

- Est-ce que tout va bien ?

J'ai inspiré, oubliant de me refaire un masque. Foutu pour foutu, j'ai fini par secouer la tête et admettre :

- ... non. Hope travaille ? Je peux l'attendre.

Jezebel s'est écartée pour me laisser rentrer.

- Elle est avec un client, mais c'est son dernier. On a du thé, si tu veux.

- ... je veux bien.

J'allais faire une connerie, j'allais faire une connerie, j'allais faire une connerie. Assise seule avec une tasse de thé tiède entre mes mains, j'ai tenté de calmer ma respiration. Les arguments de Leïla ne cessaient de me revenir en tête, projet fou et insupportable d'enthousiasme. Etait-elle vraiment prête à tout lâcher pour me suivre ? C'était dangereux, de m'aimer autant.

Et surtout, c'était incroyablement stupide.

Quelques minutes sont passées, puis l'attente m'a semblé insoutenable : laissant la tasse sur le fauteuil, je suis allée récupérer une bouteille de vodka à la cuisine. Plusieurs des mecs présents m'ont proposé des shots, mais mon regard - associé à l'intervention de Gold, qui, en me voyant, a demandé à ce qu'on me foute la paix - a servi de réponse. Je suis revenue dans la chambre, où j'ai avalée une rasade, puis une autre. Il fallait que j'anesthésie ma colère et ces pensées qui hurlaient.

C'est à ce moment-là que Hope est apparue.

Accompagnée par Hakeem, elle a avisé mon état et lui a demandé de nous laisser seules - ce qu'il a fait à contrecoeur. Elle s'est ensuite penchée vers moi.

- Rain ? Tout va bien ?

Accrochée à ma bouteille, j'ai tenté d'avoir l'air plus en forme que ce que j'étais.

- ... tu peux aller prendre ta douche, on parlera après.

- T'es sûre ?

- Oui, oui, va. Je peux attendre.

Plus j'attendais, et moins je risquais de faire la connerie que je savais que je ferai.

Les minutes se sont étirées comme du chewing-gum. Porte ouverte, j'ai vu passer du monde - principalement des filles qui me saluaient à la hâte avant de retourner au travail. Au bout d'un moment, j'en ai eu assez et fermé la porte, me laissant dans l'obscurité.

On pourrait partir, toutes les deux, et aller n'importe où.

Pleine d'amertume, j'ai avalé une nouvelle gorgée.

On a qu'à économiser.

Et fuir...

Comme si c'était aussi facile.

Le bruit de la porte qui s'ouvrait, suivi d'un rai de lumière, m'a fait sursauter. Dans l'encadrement, Hope m'a fixée avec un regard que je ne lui connaissais pas. Je me suis levée, ai trébuché.

- Hey...

Ses bras m'ont rattrapée, me soutenant alors qu'elle allumait la lumière et fermait la porte d'un coup de hanche. Brumeuse, je me suis détachée et me suis assise sur le bord du lit, manquant de ma casser la gueule au passage. Hope a avisé la bouteille que j'avais laissée près de l'entrée et m'a lancé :

- ... t'as bu ?

J'ai grogné :

- T'es pas ma mère.

Elle s'est assise à mes côtés, avec ses cheveux encore mouillés et son mascara que l'eau avait fait un peu couler. Ses bras se sont refermés sur moi, m'enveloppant dans une odeur de gel douche pour homme. Je suis restée immobile, incapable de pleurer, même si je me suis sentie trembler. Le plat de sa main a tracé des cercles dans son dos, contact brûlant et réconfortant. Quand elle s'est détachée, elle a gardé ses mains sur mes épaules et m'a jeté un regard empli de sollicitude.

- Qu'est-ce qui t'arrive ? Je t'ai jamais vue comme ça...

Il m'a fallu plusieurs secondes pour rassembler le courage de parler.

- ... c'est ma copine.

Un sanglot a éclaté dans ma gorge, me heurtant comme une fleur faite d'éclats de verre.

- Je crois... qu'on va se séparer.

Ce n'est qu'à ce moment que j'ai commencé à pleurer, à grosses larmes pathétiques pendant qu'elle me serrait contre moi à nouveau.

- Ça fait longtemps que t'es avec elle ?

- Bientôt 2 ans.

Elle a sifflé.

- C'est à cause de la Meute ?

- Ouais.
Je me suis accrochée plus fort à elle.

- Peut-être qu'on se comprend plus, je sais pas. Mais ce soir...

J'allais faire une connerie.

- ... j'ai pas envie de penser à elle.

Un éclat d'incompréhension est passé dans ses yeux, remplacé par une réalisation doucereuse alors qu'elle comprenait ce que je sous-entendais. Elle a eu un mouvement de recul, se détachant de moi.

- Rain...

Je me suis rapprochée.

- J'ai pas oublié, quand on est sorties et que tu m'as proposé de t'embrasser.

Elle a froncé les sourcils, souri d'un air gêné avant de secouer la tête.

- T'es sûre que c'est ce que tu veux ?

J'ai réduit l'espace qui nous séparait, profitant de l'excès de confiance que l'alcool me procurait.

- J'ai toujours été attirée par toi.

Un sourire pathétique s'est dessiné sur ses lèvres. Sentant sa réticence, je me suis redressée.

- C'est un problème de fric ? Parce que je peux te payer.

- C'est pas ça...

Elle s'est relevée, s'éloignant légèrement avant de commencer à faire les cent pas dans la chambre.

- Je ne connais pas ta relation avec elle, mais je sais une chose, c'est que là, maintenant, t'as bu et tu réfléchis pas. Et c'est pas que tu m'attires pas, non, mais... si on couche ensemble, ça va peut-être casser définitivement un truc, avec elle. Et je veux pas être responsable de ça.

Un soupir a franchi mes lèvres : elle était trop raisonnable, elle ne voulait pas me laisser faire la connerie.

Je me suis relevée, me suis avancée vers elle.

- Mon job, c'est de toucher les nouvelles, les habituer au contact, à ce que les autres vont leur faire. Tu le sais, tu m'as vue. Alors va pas prétendre que ça change quelque chose dans ma relation avec ma copine.

Elle s'est tue, visiblement touchée par l'argument.

- Est-ce qu'elle le sait ?

J'ai fait non de la tête.

- Elle s'en doute, mais je ne l'ai jamais confirmé. Elle a toujours fait avec, elle sait que je fais des trucs comme ça et elle...

Les larmes sont montées à nouveau, alors que je poursuivais d'un ton cassé :

- ... elle m'aime quand même.

Un petit "oh" attendri s'est échappé de Hope, puis elle m'a prise dans les bras. Et alors que je chialais contre elle, je l'ai entendue dire :

- Je vais m'occuper de toi, t'inquiète pas. Ça va aller, Rain, je te laisserai pas foutre votre couple en l'air.

J'ai reniflé, comme une gamine qui aurait égratigné son genou contre l'asphalte. Je m'étais déjà sentie misérable plein de fois depuis mon arrivée au sein de la Meute, mais c'était rare que je pleure en présence de l'un de ses membres. C'était peut-être même une première.

Hope a donc pris soin de moi au lieu d'être la briseuse de couple que j'aurais voulu qu'elle soit.

***

Quand je suis rentrée - au milieu de la nuit - Leïla attendait dans le salon, avec l'air d'avoir pleuré toutes les larmes de son corps.

- Raïra, je...

- Chut.

Epuisée, je lui ai mis un doigt sur la bouche, tout en sortant de ma poche la petite liasse de billets que j'avais récupérée. Je les lui ai glissé dans les mains, et son regard a d'abord semblé perdu, avant qu'une lueur de compréhension ne l'illumine doucement.

- ... t'es sérieuse ?

J'ai hoché la tête, gravement.

- Ouais. Je vais faire comme tu as dit, on va économiser et se casser d'ici.
Elle a voulu dire quelque chose, mais je l'en ai empêchée, reprenant :

- Ça va prendre des mois, peut-être même des années, mais on va le faire. Et en attendant, je vais faire attention à ne pas crever et toi... tu vas rester hors des affaires de la Meute. Promis ?

Elle a mis quelques instants à réagir, comme si elle n'y croyait qu'à moitié. Et pourtant, elle a fini par me sauter au cou :

- Promis !

C'est ainsi que le contraste entre ma vie diurne et nocturne s'est changé en double-jeu, me rapprochant de plus en plus du moment fatidique où les deux mondes allaient se heurter, provoquant une explosion qui allait tout emporter sur son passage.

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