Encre

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Les jours ont passé et nos parents sont partis après avoir congédié Rosie. Hakeem a feint la surprise - je lui avais tout dit - quand ils nous l'ont annoncé mais je savais que la nouvelle ne l'avait pas réellement affecté : ne plus avoir Rosie dans les pattes nous faciliterait la tâche. Quant à l'affection que l'on pouvait ressentir envers notre ancienne nounou, nous avons fait comme si elle n'avait jamais existé. Nos adieux avec elle ont été froids et gauches - une page tournée.

On avait autre chose à faire, de toute façon.

Juste au moment où m'occuper des filles commençait vraiment à m'emmerder, Face m'a convoquée et m'a confié d'autres types de mission - intimidation, vente, recrutement. J'ai accueilli la nouvelle avec un soulagement manifeste - c'était presque douloureux, de s'occuper des filles : elles me faisaient trop de peine et j'avais l'impression de trop m'attacher à elles. Peut-être que, comme Hakeem, j'aurais dû coucher avec elles quand l'envie m'en venait au lieu de juste dès qu'elles arrivaient, mais je peinais à m'y résoudre : quoique Face puisse leur dire, elles n'étaient pas des objets, et j'avais été forcée de le reconnaître.

J'ai donc repris mon quotidien, retrouvant mes associés habituels et m'éloignant des filles. Cela m'arrivait d'en recruter, mais - mis à part un noyau constitué de Hope, Mina, Jezebel et Tamiko - celles que je ramenais finissaient par partir, désabusées ou effrayées, généralement trop pour en parler (certaines aussi disparaissaient, j'essayais de ne pas réfléchir au comment ni pourquoi). Il fallait dire que, même si elles venaient à raconter ce qu'elles avaient vécu au sein du gang, Face ne s'en serait pas inquiété : notre influence dans le quartier n'était plus à questionner : avec les mois, on était tellement plus et tellement... partout. Je le voyais les fois où je daignais me ramener à l'école : plus personne n'osait me chercher des noises, c'était à peine si d'autres que Cole, Leïla ou Kate me parlaient. En bref, c'était parfait.

Certains membres - qui n'avaient ni vie diurne ni endroit où aller - vivaient au QG : il fallait dire que l'endroit qu'on squattait possédait un certain nombre de locaux, parfois réservés aux clients de nos putes mais libres la plupart du temps. Peut-être pour me persuader que je n'étais pas comme eux, j'essayais le moins de possible de découcher dans notre planque, mais cela m'arrivait - quand les filles avaient besoin de moi ou qu'il était vraiment tard.

C'est durant l'une de ces nuits qu'une main glaciale s'est posée sur mon épaule et m'a secouée, me tirant du sommeil chaotique dans lequel j'étais plongée. J'ai ouvert les yeux, en sueur, pour distinguer un visage pâle et inquiet penché vers moi.

- ... Mina ? Tu fous quoi ?

Elle m'a intimé le silence d'un geste, avant de tirer mon bras. Un peu sonnée, j'ai glissé une veste sur mes épaules, ai récupéré mon flingue et l'ai suivie - elle était habillée pour sortir. Comme deux gamines qui feraient le mur, on a quitté le QG discrètement par la porte de derrière et ce n'est qu'à ce moment-là qu'elle a consenti à me parler.

- Merci de m'avoir suivie.

- Il se passe quoi ?

Elle m'a adressé un sourire nerveux.

- ... j'avais besoin que quelqu'un m'accompagne.

- J'ai bien vu, mais pour quoi faire ? Et pourquoi moi ?

Pendant que je m'allumais une clope, elle s'est expliquée.

- Les autres travaillent et je voulais vraiment pas qu'un mec me suive.

Elle a fait deux pas et je l'ai arrêtée d'un geste.

- Tu m'as toujours pas dit où on allait.

- Tu verras.

J'ai soupiré, excédée et mal réveillée, ce qui a semblé la ralentir quelques secondes, avant que son expression ne se raffermisse. Avec une intensité insoupçonnée, elle a planté son regard dans le mien.

- Tu me fais confiance, Rain ?

J'ai pensé non, très fort.

- ... ouais ?

- Alors suis-moi.

J'aurais pu lui rappeler qu'elle n'avait pas d'ordre à me donner, mais quelque chose dans la solennité de son attitude m'en a empêchée. Alors je l'ai suivie, les rues me rendant à nouveau alerte.

On a pas mal marché, en silence dans la chaleur de la nuit, jusqu'aux limites d'une zone industrielle où s'organisaient parfois des raves qui faisaient le bonheur de nos dealers. Mina s'est glissée dans une ruelle sale avant d'arriver au niveau d'une porte en métal. Je lui ai adressé un regard dubitatif.

- Si c'était pour bosser, t'aurais pu demander à quelqu'un d'autre de te surveiller.

- C'est pas pour ça... tu vas voir.

Et sur ce, elle a frappé.

Un temps qui m'a paru très long a passé, puis la porte s'est ouverte sur une silhouette pulpeuse, à qui Mina a adressé un salut un peu gauche. Je me suis décalée, l'ai observée : c'était une petite femme dont la peau d'ébène était couverte de tatouages.

- Mina ! Je t'attendais.

Elle l'a entraînée à l'intérieur et je l'ai suivie dans un couloir recouvert de photos de peaux tatouées. Je ne m'y connaissais pas mais les résultats étaient impressionnants.

On a débarqué dans un salon à l'aspect professionnel, presque clinique et sans fenêtres. Une autre femme - grande, noire également et les cheveux tressés et teints en blancs - nous a saluées.

- Qui est ton amie ?

Coupant l'herbe sous le pied de Mina, j'ai répondu sèchement :

- Je suis Rain.

La femme tatouée a ri.

- Joli prénom, chérie. Tu veux du thé, du café ? Une bière ?

J'ai répondu que c'était bon, même si j'avais soif en réalité. Alors que la fille aux tresses me désignait un endroit où m'asseoir, j'ai vu la femme tatouée discuter avec Mina, lui remontrer une feuille qu'elle a observée une dernière fois, avant de hocher la tête. Puis elle s'est désapée, enlevant son haut pendant que les deux autres préparaient du matériel disposé sur un comptoir. Mina s'est allongée sur le ventre et m'a fait signe de venir. Je me suis déplacée, ramenant la chaise avec.

- C'est beaucoup de cachotteries pour un tatouage.

Elle a haussé les épaules. J'ai poursuivi, un peu amère sans trop comprendre pourquoi :

- On vous interdit pas de le faire, hein.

Elle a détourné le regard et poursuivi timidement :

- Pas explicitement, mais c'est quand même difficile de se dire qu'on peut faire ce qu'on veut de notre corps.

J'ai ricané :

- Tu recraches les théories de Hope, maintenant ?

- Dis pas ça... je le pense aussi. Tu ressens pas ça, toi ? L'impression que tu t'appartiens pas totalement tant que t'es avec eux ?

J'ai balayé la question d'un geste et me suis efforcée de ne pas y réfléchir.

La femme - Amahle, j'ai appris qu'elle s'appelait par la suite - s'est approchée avec ses aiguilles.

- C'est moi qui lui ai demandé de venir avec quelqu'un, pour la distraire. C'est un gros projet et on va essayer de le faire en une fois.

J'ai acquiescé.

- Ses cicatrices vont pas poser problème ?

Ma question a été accueillie par un rire fort et charmant.

- T'inquiète pas. Zuri et moi, on a l'habitude.

J'ai acquiescé et - après quelques préparatifs finaux - les tatoueuses se sont mises au travail. Pendant qu'elles s'affairaient, j'ai tenté de distraire Mina, discutant tantôt avec elle ou tantôt avec Zuri. J'ai ainsi appris que ce salon de tatouage clandestin ne servait qu'un type de clientèle : les femmes dont le corps avait été marqué par des hommes, et ce depuis plusieurs années.

- Comment tu as entendu parler d'ici ?

Agrippée à la table sur laquelle elle était allongée, Mina a mis un temps à me répondre :

- Hope et Jezebel m'en ont parlé.

- Ça m'étonne pas.

Mon expression - les yeux au ciel - a provoqué une vague d'amusement chez les autres. Puis Mina a laissé échapper un cri. Je lui ai tendu la main machinalement et elle l'a attrapée, me broyant les phalanges au passage, puis m'a suppliée de la distraire alors j'ai commencé à lui déballer mes meilleures anecdotes historiques (j'en avais une tonne). Ça a eu l'air de l'étonner, mais la distraction a été la bienvenue. Plus tard, elle m'a lancé :

- Tu sais, t'aurais pu être prof.

Je ne sais pas pourquoi cette réflexion m'a fait un peu mal.

Quand on est ressortie du salon, il faisait jour et le dos de Mina saignait, d'une autre façon que la dernière fois. Son sourire - épuisé mais plus lumineux que le soleil de l'aube - est encore gravé dans ma mémoire. Alors que je la soutenais, je n'ai pas pu m'empêcher de lui demander :

- Pourquoi ce tatouage ?

- J'avais besoin de faire un truc pour mon corps, rien que pour moi... et effacer ce qu'on m'a fait.

Son expression s'est assombrie.

- Tu promets que tu m'aideras, si les autres m'en veulent ?

- Je leur casserai la gueule.

Pour une fois, j'étais totalement sincère.

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