Alchimie

4 minutes de lecture

- J'ai cru que tes parents n'allaient jamais nous lâcher.

Un sourire : je n'avais pas vraiment dormi et que avais passé la journée à jouer à la fille modèle et c'était la perspective de revoir Leïla qui m'avait fait tenir. On était sur un coin de plage isolé, assises sur le capot d'une voiture désossée, à la carrosserie abîmée par le sable et le sel. Plus loin, Kate, Cole et des amis à eux - je n'avais aucune idée de qui il s'agissait - discutaient autour du feu. Quelques notes de musique me sont parvenues - est-ce qu'un de leurs potes avait amené une foutue guitare ? J'ai soupiré : la musique mielleuse m'irritait, cachait les crépitements du feu et le chant des vagues. Saleté.

Ignorant le fait que nous étions quasiment en public, Leïla s'est blottie contre moi. J'ai jeté un oeil aux autres, plus loin : personne ne nous regardait. Elle a ri en me voyant faire.

- Détends-toi, on est presque seules.

Je lui ai embrassé le front, distraitement. Comme si elle avait senti mes pensées partir à la dérive, elle s'est redressée.

- Ça va ?

- Ouais.

Un temps.

- Mes parents se sont embrouillés, hier soir. J'ai pas compris exactement pourquoi, mais c'était un problème d'argent.

- ... ah.

Son sourire a disparu, remplacé peu à peu par une moue boudeuse.

- Ça va pas t'atteindre, toi, non ? Je veux dire, tu te fais du fric, avec la Meute.

- Ouais.

Je me suis laissée partir en arrière, m'étalant sur la vitre sale. Malgré le smog de New Los Angeles, j'ai réussi à voir quelques étoiles. Leïla m'a rejointe, se lovant contre moi. Elle était tactile, ces temps : peut-être parce qu'elle me sentait distante et voulait compenser, peut-être qu'elle se sentait seule.

- J'aime bien quand tes parents sont en ville.

J'ai ricané, l'ai serrée contre moi.

- Ça fait au moins une personne qui apprécie.

- Tu peux moins voir tes potes quand ils sont à l'appart, tu te mets moins en danger.

Un silence, puis j'ai concédé :

- C'est vrai, mais on peut pas le faire quand ils sont là.

- Très juste.

Un temps de silence, où j'ai passé la main dans ses cheveux, senti l'odeur entêtante de son shampooing à la lavande.

- Ils vont virer Rosie, je pense.

- Ah, mince...

Elle a semblé songeuse quelques instants, puis a répliqué :

- C'est dommage, je l'aimais bien.

- Pareil. Elle a plus été là que mes parents, en tout cas.

Elle m'a répondu par un rire un peu retenu, un peu amer.

- Tu seras sans surveillance et ton frère non plus. Tu vas ramener tes potes du gang chez toi ?

- Ça va pas ? Aucun sait où j'habite.

- Sérieux ?

J'ai hoché la tête vigoureusement. Si certains membres de la Meute ne se dérangeaient pas pour partager les détails de leur vie diurne - quand ils en avaient une - d'autres, comme Gold, Hakeem et moi, avions plus de pudeur. J'imaginais que c'était une façon de protéger ce qu'il me restait de vie ordinaire, tout comme - quelque part - protéger Leïla : personne ne pourrait m'atteindre par elle, jamais.

Du moins, c'était ce que j'espérais.

Leïla m'a adressé un sourire étrange, avant de se tourner vers moi. Quand ses lèvres ont touché les miennes, j'ai fermé les yeux, savouré leur contact. Le monde a tourné un peu plus vite quelques instants, comme quand je faisais des concours de shots avec les membres de la Meute. La sensation s'est quelque peu dissipée quand j'ai rouvert les yeux et contemplé le visage de Leïla, son regard doux et avide à la fois. Puis j'ai senti sa main monter vers ma gorge, faire pression juste assez pour que mes jambes se resserrent, que je sente mon coeur battre plus vite. Quelque chose dans mon expression a dû l'alerter, puisqu'elle s'est arrêtée et m'a lancé un regard soucieux.

- Ça va ? Tu veux que j'arrête ?

Une émotion un peu trop vive, un peu trop étrange - m'a bloqué la gorge. J'ai fait non de la tête, me suis entendue murmurer :

- J'adore quand tu fais ça.

Quand elle demandait si tout allait ou quand elle prenait les devants et me contrôlait ? Sans doute les deux. Rassérénée par mon autorisation, Leïla a fondu sur moi et j'ai senti son baiser autant que la sensation de ses doigts sur mon cou, son autre main sous mon haut et ma respiration qui se réduisait, émotion dangereuse mais qui m'exaltait. Un coup d'oeil vers les étoiles alors que mes yeux roulaient, et l'impression qu'aucun moment ne pourra atteindre la perfection que j'expérimentais en cet instant.

C'était sans doute l'une des choses que j'appréciais le plus chez Leïla : elle m'écoutait, me demandait toujours si elle n'allait pas trop loin alors que dans nos jeux, il aurait été facile de l'ignorer. Elle avait ses défauts, mais elle ne m'a jamais forcée.

Et recousait - inconsciemment, peut-être - la plaie qui s'était ouverte dans mon esprit, le vide béant - la porte entrebâillée.

Quand, plus tard, les coutures allaient sauter, son souvenir aura fait partie des choses qui m'auront le plus aidées.

Annotations

Vous aimez lire Elore Cohlt ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0