Nostalgies

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C'est ainsi que s'est achevée notre sortie familiale, sans plus de fracas : Hakeem a raccompagné Mina et je suis rentrée avec mes parents, calée à l'arrière de la voiture familiale pendant que mon père râlait sur le trafic de New L.A..

L'idée d'inviter Leïla à la maison me tentait : c'était un besoin qui se faisait pressant quand je fréquentais des membres de la Meute trop longtemps ou de façon trop intense, et le fait que je sois forcée de simuler une vie normale n'aidait pas non plus. Comme la présence de mes géniteurs réduisait mon activité au sein du gang, je ne pouvais m'empêcher d'envisager des loisirs plus ordinaires : voir mes amis (c'était ainsi que j'avais présenté Leïla), aller à la plage, jouer aux jeux vidéo, regarder des documentaires historiques.

(Périodes d'ennui, périodes de répit - peut-être y avait-il du bon dans leur présence.)

- Je peux inviter des amis demain soir ?

Plus tard, à table, je me suis lancée. Hakeem m'a lancé un regard intrigué : on s'était assez perdus pour qu'il ignore que, Leïla mise à part, il restait encore quelques gens diurnes que je fréquentais, à son opposé. Mes parents se sont adressés un regard ravi - c'était à croire que l'étonnement et la joie étaient les uniques options de leur catalogue d'émotions - et ont accepté. Après un temps acceptable passé à table, Hakeem et moi nous sommes retirés dans nos chambres respectives, laissant Mazin et Evelia au salon.

Je n'avais plus l'habitude de passer mes nuits loin de l'agitation éternelle du QG et du danger des rues que l'on parcourait. Séparée des autres, j'avais l'impression de sentir un membre fantôme me gratter : à moins de me rendre directement dans notre repaire, je n'avais aucun moyen de les joindre et cette perspective me faisait tourner comme une bête en cage.

(A croire que je ne savais pas ce que je voulais, déchirée entre un manque féroce et une forme de soulagement : je ne pouvais pas me l'avouer mais la vie ordinaire avait ses charmes).

C'est dans cet état que j'ai entendu des éclats de voix dans le salon. Plus que les mots, c'est le ton qui a attiré mon attention : cela faisait une éternité que je n'avais plus entendu Mazin et Evelia se disputer.

Avec l'impression de faire un truc illégal, j'ai ouvert la porte de ma chambre et me suis glissée dans le couloir. Sans voir, je devinais que l'un de mes parents faisait les cent pas - peut-être Evelia.

La voix grave de mon père a résonné :

- Tu sais bien qu'on a pas le choix. On perd de l'argent, là, il va bien falloir qu'on fasse des sa-

- Hors de question qu'on la renvoie. Elle a besoin de son salaire et les enfants ont besoin d'elle.

J'avais beau être dans un sale état, je n'ai pas eu de peine à deviner qu'ils parlaient de Rosie. Me rapprochant encore un peu, j'ai retenu ma respiration et écouté la suite.

- Tu es sûre ? Ils ont grandi, ça se voit. Ils peuvent se débrouiller seuls.

Les bruits de pas se sont arrêtés, puis il y a eu une pause, avant que la voix d'Evelia ne brise le silence.

- ... je ne sais pas, Mazin. Ils ne sont pas majeurs, rappelle-toi.

- Mais ils se débrouillent très bien ! Regarde Hakeem : il a l'air solide et indépendant. Quant à Raïra, elle est bien entourée...

(Il a fallu que je me mette la main sur la bouche pour m'empêcher de ricaner.)

- ... et je n'ai jamais entendu ses professeurs se plaindre. Tout va bien, Evelia.

Ma mère lui a répondu quelque chose, mais je n'ai plus eu envie d'écouter : l'entendre s'intéresser tout à coup à notre bien-être me donnait la nausée. Trop fébrile, j'ai passé un blouson sur mes épaules et me suis dirigée vers l'extérieur, profitant d'un nouvel éclat de voix pour sortir, clés en main. Aller au QG me semblait trop dangereux, je risquais d'y rester, mais je ne me voyais pas débarquer chez Leïla.

Il faisait toujours chaud, à New Los Angeles, mais ces temps-ci, il s'était mis à y pleuvoir de plus en plus fréquemment. Quand je suis sortie, les contours de la ville étaient brouillés par une pluie fine et un peu trop fraîche, que j'ai pourtant accueillie sans broncher. Peu importait.

J'ai erré sans réfléchir dans le quartier, évitant les zones de lumière et l'unique voiture de flic que j'ai croisée, jusqu'à arriver sur un lieu où je ne m'étais plus rendue depuis des années.

Le terrain de streetball où - plus jeune - j'avais pris l'habitude de jouer s'était bien délabré, avec le temps. J'y suis rentrée presque timidement, comme si je pénétrais un site sacré ou d'anciennes ruines : les paniers avaient perdu leurs filets, les fissures aux murs semblaient être agrandies par la pénombre. Alors que je m'y avançais presque mécaniquement, une voix m'a interpellée.

- J'y crois pas, un fantôme...

Il a fallu quelques secondes pour que mon cerveau identifie le timbre et l'associe à un nom. Pourtant j'avais eu l'habitude de jouer avec Will, du temps où je fréquentais l'école plus d'une fois par semaine et où je disais tout à mon frère. Mais cette époque était révolue, et je devais en éprouver une forme de nostalgie puisque j'étais revenue.

Je me suis retournée et ai avisé une silhouette déglinguée, qui s'est rapprochée de moi. Will avait fait plus que grandir : il avait vieilli, ses joues s'étaient creusées et il avait une lueur dans le regard que j'ai reconnue immédiatement : celle des clients les plus camés, ceux qui feraient tout pour qu'on leur accorde une minute de plus au paradis.

- ... putain, Will.

J'ai soufflé, incapable d'en dire plus. Il a ri, s'est rapproché de moi et m'a fixé quelques instants, avec un regard un peu trop affectueux pour un type que je n'avais plus revu depuis des années.

- Qu'est-ce que tu reviens faire ici ?

J'ai haussé les épaules, ai senti l'eau froide qui coulait le long de ma nuque et sur mes poignets.

- Je suis en pèlerinage, on va dire. Et toi, tu fais quoi ? Tu joues toujours ?

Will a ri une fois de plus avant de secouer la tête, presque tendrement.

- C'est du passé, ces jours. J'ai trouvé d'autres loisirs, d'autres façons de... m'évader.

- Ah.

Mal à l'aise, j'ai relancé un peu trop vite :

- Et les autres, ils continuent de venir ici ? Tu sais, pendant longtemps j'ai pensé que c'était ta famille.

Une surprise douce s'est peinte sur ses traits émaciés, avant qu'il ne refasse non de la tête.

- Peut-être de coeur et à une époque, mais les choses ont changé, Raïra. Pour toi aussi, je crois.

Il a marqué une pause, avant de développer :

- Tu t'es endurcie Et tu as l'air... plus triste, aussi.

Sa main s'est tendue vers mon visage mais je l'ai repoussé, peut-être un peu trop fort. Il n'a pas insisté et a reculé gentiment. Tout de suite, je me suis sentie coupable.

- Désolée.

- T'excuses pas, t'as raison. C'est ta bulle, tu laisses rentrer qui tu veux dedans.

C'était si poétique, comme façon de le présenter, que je me suis surprise à sourire à mon tour. Mais quelque chose s'est noué au creux de mon ventre : c'était impossible de ne pas voir à quel point Will s'était affaibli, éteint, et comme, paradoxalement, la lueur dans ses yeux semblait plus forte, pareille à un feu dans le noir.

Il y a eu comme un silence, entre nous, juste ponctué par le bruit de la pluie contre le terrain. Puis, alors que j'amorçais un mouvement de départ, Will a lancé :

- Tu salueras tes loups de ma part.

Je me suis figée.

- ... je vois pas de quoi tu parles.

Il a ri encore, mais cette fois son rire était plus tranchant, presque un peu méchant.

- Me prends pas pour un con, Raïra. Je parle de ton frère et tes potes de la Meute. Tu sais, ceux qui me vendent ma came.

Le noeud dans mon estomac s'est soudain changé en trou noir. Sonnée, je n'ai pas pu m'empêcher de jeter à Will un regard livide. Il a souri en haussant les épaules, avant de s'éloigner.

- Dis à Gold que je le reverrai bien assez tôt. Faut juste que je trouve le fric.

J'ai hoché la tête et ai fui le terrain. Le reste de mes souvenirs est flou : quand mes pensées se sont éclaircies, j'étais devant mon immeuble, à frissonner et en sueur - j'avais dû courir, sans doute.

Et dans ma tête s'entrechoquaient deux pensées : c'est de ma faute s'il va crever et j'ai besoin que quelqu'un me dise que tout va bien se passer.

Quand j'ai finalement réussi à m'endormir, elles n'avaient pas cessé de se heurter.

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