En cage

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Vivre d'hôtel en hôtel était une existence enviable, mais dont on pouvait facilement se lasser ;  du moins c'était ce que nos parents nous racontaient. Une fois par saison, environ, ils faisaient des arrêts de plusieurs jours à l'appartement, temps durant lequel ils prétendaient se préoccuper de nous. Au départ, ces visites nous avaient comblés de joie, mais ce bonheur avait fini par disparaître : le temps où l'on adorait papa et maman étaient révolu depuis longtemps.

Le fait qu'ils soient là ne changeait pas grand chose à notre business : il fallait juste que Hakeem et moi se montrions plus prudents, à coup de cachotteries et mensonges qu'ils ne questionnaient que trop rarement. Par contre, on avait moins de temps : quand ils visitaient, Evelia et Mazin montraient comme une envie de rattraper le temps perdu, et cela se traduisait par des expéditions stupides auxquelles ni Hakeem ni moi ne pouvions couper : visites au zoo, longues marches et visites de certains musées (mes préférées mais plutôt crever que de l'avouer), la moindre occasion de sortir était utilisée.

(Cela aurait pu être touchant si l'on considérait ces attentions comme des façons de passer du temps en famille, mais ni Hakeem ni moi n'y croyions : à mon avis, ces tentatives de renouer étaient plus une manière de se donner bonne conscience qu'autre chose).

Durant ses sorties, Evelia adorait me poser des questions sur ma vie, l'école, mes amis. Je lui inventais de jolies salades, jouant la comédie de la fille modèle alors que j'avais le corps couturé et le coeur plus saignant qu'à point. Hakeem aussi mentait, s'inventait une petite amie qu'il ne payait pas pour baiser, des amis fiables et des notes assez passables pour qu'elles n'inquiètent pas nos géniteurs mais ne leur donnent pas envie d'en savoir plus non plus.

L'autre problème posé par ces rencontres était plus délicat à gérer : comme nos parents nous voyaient peu, Hakeem et moi devions feindre la complicité que nous avions auparavant et que la Meute - d'une certaine manière - nous avait fait perdre. Il en résultait des simagrées insupportables mais qui, quelque part, me faisaient plaisir. Comme un retour en arrière, au temps où je pensais que mon frère pourrait me protéger de tout, alors qu'en réalité quelque chose nous avait séparés.

(J'avais terriblement peur que cela soit irrémédiable.

Plutôt crever que de l'avouer.)

C'est pendant l'une de ces sorties - au zoo, comme de juste - que quelque chose d'étrange est arrivé.

Nos géniteurs marchaient devant et Hakeem et moi derrière, discutant à voix basse. C'était difficile de parler d'autre chose que la Meute et feindre une existence ordinaire, mais l'absurdité de la situation ne nous échappait pas, nous poussant à la prendre comme un jeu, et - ironiquement - c'était dans ces conversations artificielles que je retrouvais un peu du frère que j'avais aimé. Alors que nous étions en train de nous adonner à un échange faux de plus - nous ne parlions jamais de la Meute en public et encore moins avec Mazin et Evelia dans les parages - deux silhouettes se sont approchées de nous. Et l'une d'elle, familière, a immédiatement croché mon regard.

En plein jour, l'aspect misérable de Mina n'était que plus frappant. Plus maigre que jamais, elle était accrochée aux bras d'un type en sweater noir et au teint bien plus halé qu'elle, qui se baladait avec un air profondément stupide sur le visage - ou défoncé, c'était à voir. Nos parents les ont dépassés sans réagir, à l'opposé de mon frère et moi : dès que Mina a croisé notre regard, elle a pilé, arrêtant dans son mouvement le mec qui l'a regardée sans comprendre. A côté de moi, j'ai vu Hakeem se tendre et me suis sentie faire de même, inconsciemment. En deux enjambées, mon frère a rejoint Mina et l'a toisée, avant de lâcher.

- Tu fous quoi ici ?

Elle lui a jeté un regard de chienne battue, pitoyable à l'excès. Sans réfléchir, je me suis interposée et ai posé une main contre le sweat de Hakeem.

- Je vais lui parler, t'inquiète.

Il m'a fixée et j'ai cru qu'il allait protester, mais son regard s'est légèrement adouci.

- ... ok.

Mon frère a fait un pas de côté et - au moment où j'ai cru qu'il allait s'éloigner - a saisi l'autre mec par une épaule. Ce dernier lui a adressé un regard tout juste un peu surpris, à croire qu'il n'avait vraiment aucune conscience de la merde dans laquelle il s'était fourré.

- ... toi, tu viens avec moi.

Un sourire étrange - vraiment trop doux et un peu louche ou je rêvais ? - s'est dessiné sur la bouche de l'inconnu. Je suis intervenue :

- Tu le connais ?

Ma question est restée en suspens alors que Hakeem le traînait plus loin. Quand je me suis retournée vers Mina, cette dernière avait les yeux humides.

- C'est ton copain ?

La question avait jailli sans que je n'y réfléchisse. Elle a secoué la tête :

- Non, c'est un ami d'enfance.

J'ai froncé les sourcils.

- Je croyais que t'avais fugué ?

Une part de moi avait envie de lui demander pour quelle genre d'imbécile elle me prenait, mais l'autre a décidé de lui laisser la part du doute. En rajustant nerveusement son t-shirt sur ses épaules, Mina a répondu :

- Il a déménagé.

J'ai ricané et elle a protesté :

- J'te jure, c'est vrai !

- Ça l'est peut-être, mais c'est un peu facile. Qu'est-ce que tu fous en-dehors du QG ?

Elle a voulu me répondre, mais est restée interdite, fixant quelque chose derrière moi. Trop absorbée par elle, je me suis retournée trop tard, pour aviser avec consternation la seule variable que j'avais tendance à oublier : ma mère.

Une main s'est tendue entre moi et Mina, brisant la tension.

- Evelia Sayed, enchantée !

Ahurie, Mina lui a serré la main faiblement. Ma mère a repris :

- Vous êtes une amie de Raïra ?

Un regard vers moi, qui lui ai fait de gros yeux. Mina a balbutié :

- O... oui.

- On s'est connues à l'école.

Ai-je complété, laissant apparaître le plus faux des sourires - canines dévoilées, toujours. Enthousiaste, ma génitrice nous a adressé un grand sourire.

- C'est un plaisir de vous rencontrer, Raïra ne nous présente jamais aucun de ses amis...

Il faudrait que tu sois là pour ça, me suis-je entendu siffler, mais personne n'a réagi, alors ce devait être en silence. Raide comme un bâton, Mina a fini par relancer :

- Je... je vous ai vue à la télé.

De quel droit osait-elle prolonger la conversation avec ma mère ? Je lui ai jeté un regard noir, qu'elle a ignoré alors que celui de ma génitrice s'illuminait.

- Ah, ça m'arrive souvent d'y passer, en effet !

Avant qu'elle ne puisse enchaîner sur le dernier talk-show où elle et Mazin avaient été invités, j'ai saisi le poignet de Mina - qui a sursauté, j'ai espéré que ma mère ne l'avait pas remarqué - et l'ai tirée vers moi.

- Il y a un truc dont je dois te parler. En privé.

Elle a soutenu mon regard deux secondes avant de le détourner, tout sourire disparu. Ma mère m'a fixée avec perplexité alors que je traînais Mina plus loin.

- Je te la rends après !

Je l'ai sentie tiquer, me suis rendue compte trop tard de ma formulation. Un sourire timide et un peu moqueur a étiré les lèvres de mon interlocutrice.

- C'est ta mère ?

- Ferme-là.

Je l'ai entraînée à l'écart, derrière une grande cage. Mina a voulu se dégager mais j'ai resserré mon emprise.

- Tu peux pas traîner dehors, comme ça. C'est dangereux.

Avec une détermination dont je ne la pensais pas capable, elle a retiré son poignet et s'est éloignée d'un pas.

- Face m'a donné congé, ok ?

- Pas pour que tu sortes en plein jour.

Ses yeux se sont humidifiés. Pressée par le temps et la situation, j'ai poursuivi :

- T'as vraiment envie qu'ils te rechopent et te gravent un autre truc dans le dos ?

- Arrête...

- T'as beau être sur notre territoire, t'es pas en sûreté tant que t'es seule. Et va pas me dire que ton chevalier servant sait se battre, je suis sûre que je peux le foutre au tapis en deux secondes.

Elle a ri très légèrement, et cette infime démonstration de complicité - impromptue au milieu de notre engueulade - m'a déstabilisée.

- Oh, c'est sûr que tu peux.

J'ai retenu mon propre sourire, avant de rétorquer :

- Ouais.

Le moment était charmant, mais j'ai vite déchanté en pensant à la réaction de Face s'il venait à apprendre l'histoire. J'ai soupiré, puis posé ma main sur l'épaule de Mina.

- ... faut que tu rentres. Si tu veux ta balader en plein jour, demande à un membre de la Meute de t'accompagner, ok ? Et pour ton mec... s'il veut te voir, va falloir qu'il paie.

L'expression de Mina s'est modifiée, passant d'une forme de soulagement à une tristesse résignée. Elle a ouvert la bouche, a semblé vouloir dire quelque chose avant de se raviser. Puis, d'un ton mort, elle a murmuré :

- ... il paiera pas, il a pas de fric.

J'ai haussé les épaules et l'ai serrée contre moi, obéissant à une impulsion que je ne me suis pas expliquée. Je l'ai sentie soupirer, s'abandonner quelques secondes. Avant de soupirer :

- ... j'suis fatiguée, Raïra. Epuisée, même. C'est pas une vie que vous nous faites mener.

J'ai ravalé ma salive, tenté de rester droite. Derrière le grillage, un grand loup au pelage miteux nous fixait. S'il avait un jour été sauvage, il avait perdu de sa superbe : maigre et l'oeil morne, il m'a observée quelques instants avant de se détourner, faire le tour de sa cage une fois encore.

Ma voix est sortie et je l'ai entendue de loin.

- J'en parlerai à Face.

C'était un mensonge : demander une audience au boss pour négocier les conditions de travail des filles, c'était le job de Hope et pas le mien - de plus, j'étais persuadée de ne pas être dans les bonnes grâces depuis l'affaire de la fusillade et je ne comptais rien faire pour empirer ça. Pourtant, voir le regard de Mina s'éclairer a fait vaciller ma résolution. Alors qu'elle se détachait de moi en souriant, j'ai senti mon estomac se tordre. Ça a été son tour de m'entraîner vers l'allée principale du zoo, tout en me promettant qu'elle rentrerait au QG après avoir causé à mes parents. Hakeem nous a rejoint un peu plus tard et - quand je lui ai demandé ce qu'il était advenu du mec de Mina - il s'est juste contenté d'un "je l'ai dégagé". J'ai rassuré Mina : Hakeem ne l'aurait pas buté, par manque de circonstances propices surtout, mais il se pourrait qu'il l'ait intimidé (c'est le mot que j'ai utilisé : un sacré euphémisme, sachant que Hakeem adorait envoyer son poing dans les gueules qui, selon lui, le méritaient).

Cette nuit-là, j'ai rêvé du loup.

J'ai revu sa cage, la poussière soulevée par ses allers et retours incessants. Les regards de ceux qui ne faisaient rien, à l'extérieur, et les morsures des pairs, rendus fous par leur captivité. Plus le loup marchait, plus ma vision changeait, ne faisait plus qu'un avec la sienne. Et à travers le grillage, je voyais l'horizon noircir alors que notre course se faisait plus effrénée. A tourner en rond, désespérément, jusqu'à ce que la cage se fonde dans la poussière et nous laisse seuls dans une étendue désolée, désertique.

A courir, fuir la tempête qui s'annonçait. Chercher un instant de pureté, de quoi laver les plaies. Une source, une lumière.

Quelque chose de vrai.

Courir sans cesse, poussés par une soif inextinguible. Et hurler à la lune absente, toujours hurler.

J'ai l'impression que cette course ne s'est jamais arrêtée.

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