L'une des nôtres

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C'est une odeur de thé qui m'a réveillée, suivie par la sensation des bras de Mina autour de moi, puis d'une sacrée gueule de bois dès que je me suis redressée.

Depuis ce jour, mes relations avec les filles ont changé, pour le meilleur et le pire : je suis devenue plus humaine à leurs yeux, ce qui ne me plaisit pas : je risquais de perdre une partie de mon autorité si je devenais une personne pour elle et plus un danger. Cette situation avait des avantages mais je ne les voyais pas : je ne souhaitais pas me confier aux filles, ni devenir leurs amies : l'idée que leur présence puisse faciliter ma vie au sein de la Meute ne m'avait pas traversée : au contraire, j'avais peur que le fait de me rapprocher définitivement d'elles m'éloigne de Face et les autres.

Une nuit où j'avais envoyé Mina travailler alors qu'elle n'y était clairement pas disposée, Hope m'a prise à part.

- Pourquoi t'as fait ça ?

J'ai d'abord été tentée de me justifier, mais l'irritation provoquée par son audace m'a aidée à raffermir le ton. Sèchement, j'ai répliqué :

- J'ai pas à t'expliquer mes décisions, Hope. Lâche-moi.

- Je croyais que tu devais nous protéger ??

Elle a agrippé mon bras et je me suis dégagée.

- Elle est protégée : Blade va avec elle. Je lui ai juste demandé de faire son putain de boulot, elle n'a pas à négocier et toi non plus, alors fous-moi la paix.

J'ai vu une myriade d'émotions passer sur le visage de Hope, avant de s'arrêter sur une colère réelle et brûlante.

- Tu te crois différente de nous ? Tu crois que t'es meilleure ?

De ses deux mains, elle m'a poussée. Je n'ai pas tout de suite réagi : il m'a d'abord fallu le temps d'appréhender ce qu'elle avait osé faire, puis prendre sur moi pour ne pas répondre physiquement. Peut-être qu'une part de moi était curieuse de voir ce qu'elle allait me dire, sans pour autant croire qu'elle pourrait me faire mal.

J'avais tort de penser que Hope n'avait pas la langue aussi acérée que la mienne.

- Tu fais tout ce qu'ils te disent et tu fais comme eux, mais ils te traitent comme l'une des nôtres !

- Répète ça ?

J'ai perdu mon sang-froid, me suis rapprochée d'elle et l'ai poussée à son tour. Elle a amorcé un geste de recul, avant de se reprendre et me faire face.

- Du jour au lendemain, t'as arrêté de parler à Dog. Tu crois que je vois pas comment il te regarde ? Tu crois que j'ai pas compris ce qui s'était passé ?

- Ferme ta gueule.

- Tu crois que...

La gifle a volé, l'arrêtant en pleine tirade. Trop sonnée, elle a reculé et je l'ai vu me jeter un regard craintif et cassé. Malgré moi, je me suis senti mal. Il y a eu quelques secondes de silence, puis elle s'est redressée et a poursuivi, à voix basse :

- Tu les vois, nos bleus et nos marques, comme on voit les tiennes. Alors crois pas que faire comme eux te protège.

- T'as fini ?

Ses mots n'avaient pas d'importance, ses mots n'avaient pas d'importance, ses mots n'avaient pas d'importance. Je devais me le répéter, feindre l'indifférence alors que mon ventre se tordait devant une vérité que je n'avais aucune envie d'entendre.

Hope a reculé et, sans oser croiser mon regard, a conclu son discours :

- ... t'es une femme, Rain. Et ils continueront à te traiter comme telle, parce que c'est comme ça qu'ils fonctionnent.

- Ferme-là.

Son ton s'est radouci :

- On a pas le même job, mais tu sais qu'on peut te comprendre. C'est comme ça qu'on survit, ici : on se serre les coudes. On est des soeurs et je pensais que tu serais pareille, mais j'avais tort.

Et sur ces paroles, elle m'a laissé seule. Sa sortie n'a rien eu de théâtral : elle l'a faite sans me lâcher du regard, comme si j'allais lui sauter à la gorge et elle n'avait pas tout à fait tort. Je suis restée seule quelques instants, puis la rage est remontée d'un coup. J'ai débarqué au salon, où Dog était en train de s'en griller une. Alors que je m'approchais de lui, il m'a adressé un sale regard.

- Salut Rain, qu-

- J'ai envie de me battre.

- Hein ?

Son regard - tout d'abord confus - s'est fait rieur, puis cruel. Un éternel sourire de serpent a étiré ses lèvres alors qu'il se relevait. J'ai continué :

- T'as un mauvais payeur ou un type à intimider sous la main ? Parce que j'en ai besoin, là. Et tout de suite.

Il a ri et a posé sa main sur mon épaule.

- Tu sais qu'il y en a toujours. Mais je viens avec toi.

Alors qu'on sortait, en quête de la personne sur lequel j'allais pouvoir passer ma rage, j'ai tenté de ne rien dire, résister aux questions que Dog me posait. Juste me concentrer sur cette colère qui enflait, provoquée par les mots de Hope et le fait qu'elle avait visé beaucoup trop juste - même s'il allait me falloir du temps pour l'admettre. Et quand la nuit serait vraiment avancée et que je rentrerais chez moi avec du sang sur les mains, que Leïla m'enlacerait sans un mot ou m'écouterait au bout du fil si elle n'était pas là... seulement à ce moment-là je pleurerais.

Peut-être.

C'était le plan. Ce que je n'avais pas prévu, c'était la voiture dans le parking et les voix dans l'appartement, alors que j'arrivais. La porte était déverrouillée, je n'ai eu qu'à l'ouvrir et marcher jusqu'au salon pour tomber sur mes géniteurs, installés comme s'ils avaient toujours été là, de grands sourires stupidement chaleureux sur leurs visages d'absents professionnels.

Bien entendu, ils ont joué les parents modèles - comme à chaque fois qu'ils daignaient être là - et m'ont demandé où j'étais passée. Le pire ? Il m'a suffi d'un petit mensonge pour m'en sortir, un truc que j'ai balbutié à la va-vite alors que l'adrénaline bouillait toujours dans mes veines.

C'est à croire qu'ils n'avaient pas vu les traces de sang qui constellaient mon blouson et s'étaient glissées mes ongles. Ou qu'ils avaient choisi de ne pas les remarquer. Peu importait de toute façon, qu'ils soient là ou non ne changeait rien : j'étais trop impliquée, trop dans la merde jusqu'au cou, et c'est dans cet état d'esprit que je me suis éclipsée. J'aurais voulu parler à Leïla mais le téléphone était au salon, alors je suis restée seule avec mes idées noires, allongée sur mon lit, à fixer l'obscurité.

Et je l'avais mérité.

Vraiment, vu la façon dont je m'étais défoulée, je l'avais mérité.

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