Résille

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Les filles ont accueilli leur autorisation de sortie avec enthousiasme. Le soir fatidique, je les ai regardé se préparer comme avant un rendez-vous, en bavardant joyeusement. Sans trop savoir quoi faire, j'ai vu Mina s'appliquer du violet sur les lèvres, Hope entourer ses yeux de noir et Jezebel faire glisser de la résille sur ses jambes.

- Tu te prépares pas ?

Tamiko s'est grippée à moi. Sans sourire et peut-être un peu sèchement , je lui ai répondu :

- Je cherche pas à plaire.

- Même pas à toi-même ?

Toujours devant le miroir, Hope s'était immiscée dans la conversation. J'ai haussé les épaules, mal à l'aise.

- Ça servirait à quoi ?

Elle m'a fait signe de me rapprocher. Je me suis exécutée, me suis heurtée à mon reflet. Mes traits durcis, mon regard de plomb, mes tifs en désordre. Je faisais peur à voir, et quelque part j'aimais ça : si mon apparence avait été trop avenante, je n'aurais pas eu la tête de l'emploi.

Les mains de Hope se sont posées sur mes épaules.

- C'est ta sortie à toi aussi, hein. Tu pourrais te lâcher un peu.

J'ai soupiré.

- Je vais devoir vous empêcher de faire des conneries. En quoi c'est ma soirée, hein ?

Tamiko a ricané et soudain, j'ai vu un éclat métallique passer d'une de ses mains à l'autre : celui d'un petit cran d'arrêt à la lame colorée. Hope n'a pas bronché et a expliqué platement :

- Si tu penses qu'on ne sait pas se défendre, tu as tort. On est peut-être moins entraînées que vous, mais on a des armes.

- Vous les avez trouvées où ?

Tamiko a ri.

- T'inquiète.

Alors que je me demandais si Hakeem - ou n'importe quel autre mec de la Meute - était au courant, Hope a repris :

- Comment tu me trouves, Rain ?

La question m'a prise de court. A moitié par envie et à moitié pour lui montrer qu'elle ne m'impressionnait pas, je l'ai fixée et me suis attardée sur son visage, ses paupières bleues et violettes. Elle m'a décoché un sourire qui m'a fait le même effet que quand Leïla me chuchotait des saletés. Les joues en feu, j'ai balbutié :

- Bah, t'es belle mais tu le sais, non ?

D'un geste ferme, elle m'a refait pivoter, me replaçant face à la glace. Avant de se pencher vers moi et susurrer à mon oreille - c'était fou ce que son parfum était entêtant :

- Laisse-moi te maquiller, ma belle. Je te jure que tu vas te plaire et si ça te va pas, j'enlèverai tout.

Je n'ai rien répondu. Son ton s'est fait taquin :

- Allez ?

J'ai juré, j'ai capitulé, mais c'était juste parce qu'elle était trop près.

Personne ne touchait mon visage à part Leïla. Personne ne touchait le coin de mes yeux et pourtant, je me suis retrouvée à attendre avec une certaine impatience que Hope finisse de me peinturlurer. Pendant que Tamiko et Jezebel s'occupaient de mes ongles, les autres observaient, suggérant à ma maquilleuse des idées qu'elle ignorait superbement. Cela n'a pas vraiment duré longtemps - une dizaine de minutes, d'après l'horloge au mur - mais la séance m'a paru beaucoup plus longue, sans doute parce que je n'arrêtais pas de me demander si j'allais ressembler à un clown et ce que les gars allaient en dire. Le temps que le vernis sèche - assez pour me rappeler de la fois où Leïla m'en avait laissé partout entre les cuisses - j'étais prête. Comme si elle venait de peindre une nouvelle Joconde, Hope s'est reculée et a sifflé. Ignorant les regards des filles, je me suis levée et me suis dirigée vers la glace de la pièce où elles m'avaient amenée.

Il m'a fallu quelques secondes pour m'habituer à ce que je voyais, mais une fois que j'ai bel et bien compris que la personne qui me regardait était moi-même, j'ai commencé à remarquer les détails.

Il y avait du noir sur mes ongles, mes yeux et mes lèvres. Du noir qui soulignait mes traits, me rendait plus méchante encore. Ce n'était pas aussi flashy que le maquillage que les autres filles affichaient, mais ça me convenait parfaitement : je ne ressemblais pas à une poupée, juste une antagoniste dans un film de super héros. Et Hope avait raison : ça me plaisait.

- Alors ?

J'ai souri.

- C'est pas trop mal.

Une autre fille s'est approchée.

- On pourrait changer tes fringues aussi !

Alors que je m'apprêtais à l'insulter, Hope a répondu à ma place :

- Chaque chose en son temps, ok ?

Il allait falloir que je la remercie mais ce serait pour plus tard, quand il y aurait moins de témoins.

J'étais la dernière à être prête : dès que je me suis armée à mon tour, on a quitté nos quartiers - sous les sifflements des mecs qui traînaient au QG. Alors que je m'apprêtais à fermer la porte derrière nous, une main s'est posée sur mon épaule. Je me suis retournée : c'était Hakeem.

- Qu'est-ce que tu v...

Avant que je ne puisse finir ma phrase, il a posé un truc dans la paume de ma main. Avec suspicion, j'ai reconnu un téléphone portable.

- Il y a le numéro de Face dedans. S'il y a le moindre problème, tu nous appelles, ok ? On est plein à rester ici, ce soir. On bougera peu importe où vous êtes.

J'ai senti un sourire un peu amer et un peu méchant étirer mes lèvres noircies.

- T'inquiète, je peux gérer.

Il a souri à son tour.

- Bien sûr.

Une seconde, puis il a repris :

- Tu fais peur, comme ça. C'est cool.

J'ai ignoré la partie de moi qui n'avait qu'une envie : le claquer depuis des mois, et je me suis contentée de sourire plus fort encore, montrer les crocs.

Avant de partir.

On a passé pas mal de temps à marcher : alors qu'on avançait dans la nuit, éclairées par les néons que j'avais pris l'habitude d'éviter, Mina m'a expliqué que, si on allait rester dans le quartier, les filles ne voulaient absolument pas se rendre dans les établissements où elles avaient l'habitude de travailler.

- On a pas envie de revoir nos clients, tu vois.

Engoncée dans une veste qu'elle avait sans doute piquée à un mec de la Meute, elle m'a paru plus frêle que jamais.

- Vous les détestez ?

Ma propre question m'a surprise : d'habitude, j'évitais de parler prostitution avec elles. Mina est restée silencieuse un moment, puis a haussé les épaules.

- Non, pas vraiment. Personnellement, je déteste même pas ce qu'on fait, hein... c'est juste... ce que les gens pensent et comment ils nous voient. C'est ça, qui est dur.

Je me suis sentie visée : pour faire taire la honte qui menaçait de me monter à la tête, je me suis soudainement arrêtée devant la vitrine d'une station essence.

- Restez là, je vais nous chercher de quoi boire.

J'ai reçu une nuée de sourires en réponse. Hope a haussé les sourcils, agréablement surprise.

- Tu as piqué du fric à Face ?

- T'es folle ? C'est vachement mieux de le prendre à Dog.

Je ne savais pas qu'une petite troupe de filles pouvaient applaudir aussi fort qu'une foule, pourtant c'est ce qu'elles ont fait.

La bouteille que j'ai ramenée - et payée un peu plus cher devant la suspicion du caissier - a été vidée à une vitesse impressionnante : le temps qu'on arrive à l'entrepôt où la soirée avait lieu, les filles les plus sensibles à l'alcool parlaient déjà plus fort.

Rentrer n'a pas été un problème, contrairement à ce que je pensais : le videur connaissait Hope et a échangé avec elle une poignée de main énergique avant de nous laisser rentrer. A l'intérieur, une succession de lumières vives, flashes stroboscopiques, corps en mouvement et basses sourdes - comme la fête où Gold m'avait envoyée chercher un mauvais payeur, mais en pire. Alors que je restais plantée là, à fixer les gens qui dansaient, Jezebel a glissé son coude sous le mien et m'a entraînée à la suite des autres, direction le bar. Et j'ai suivi, un peu décontenancée : j'avais fréquenté un certain nombre de soirée en tant que proxénète ou dealeuse, mais jamais en tant que fêtarde. Alors que j'arrivais au comptoir, Hope a remarqué ma gêne et a crié à mon oreille :

- Tu veux boire, danser ?

J'ai répondu d'un haussement d'épaules, feignant une nonchalance que je ne ressentais pas. Hope a ri avant de commander une série de shots.

- On fera les deux alors !

J'ai capitulé, me laissant entraîner dans cet univers qui ne m'était pas familier. Et même si je ne souriais pas, même si je restais sur mes gardes, il y avait quelque chose de libérateur à me retrouver parmi d'autres filles et être réellement traitée comme une égale. Est-ce que je voulais leur ressembler ? Toujours pas, même si elles étaient toutes belles à leur façon et que leur courage transparaissait de leurs manières. Mais d'un autre côté, je sentais comme mon mépris fondre sous la chaleur des spots.

Et parfois, je sentais Hope sourire en me regardant, comme si elle avait tout prévu.

Je ne savais pas danser, mais l'alcool m'a aidée à ne pas y penser. En moins de deux, je me suis retrouvée sur la piste, collée à Hope qui remuait, rejetait sa masse de cheveux partout. Plus loin, au bar, Tamiko flirtait avec un mec habillé en fluo pendant que Jezebel et Mina s'était assises dans un cercle de canapé et discutaient, penchées l'une vers l'autre.

Une main s'est glissée sur ma joue. Mon regard s'est retourné vers Hope, qui me souriait.

- Arrête de nous surveiller, tout va bien.

J'ai tenté un sourire.

- C'est plus fort que moi. On m'a demandé de veiller sur vous, après tout.

Elle s'est rapprochée, a fait monter le feu dans mes joues.

- C'est pas la première fois qu'on fait ça, t'inquiète pas. On va toutes rentrer saines et sauves et...

Elle s'est interrompue et son sourire s'est agrandi.

- ... dis, Rain, je te fais de l'effet ?

J'ai eu l'impression que mon visage était en train de fondre. Elle a ri, s'est éloignée.

- Si tu as envie de m'embrasser, tu peux. Je ne dirai rien à ta copine.

Douche froide. Alors qu'elle s'éloignait de la foule, je l'ai rattrapée et l'ai forcée à se tourner vers moi.

- Comment tu sais ?

Une lueur amusée est passée dans son regard. Par-dessus la musique, elle m'a expliqué :

- On se connait depuis bientôt trois ans, ma belle. J'ai eu le temps d'apprendre à te connaître mais t'inquiète, j'ai rien dit à personne.

Je n'ai pas su quoi répondre. Devant mon mutisme, elle a haussé les épaules.

- Tu veux pas ? Je comprends, même si tu loupes quelque chose.

Sur ce, elle s'est éloignée, rejoignant Jezebel et Mina. Et je suis restée là, bêtement, au milieu des gens qui remuaient, avec l'impression de m'être pris une enclume sur le crâne.

Le temps a passé. Des shots supplémentaires m'ont aidée à oublier que Hope en savait trop sur Leïla et mon attirance pour elle. En moins de deux, je me suis retrouvée à lancer des défis stupides aux filles et les regarder séduire des inconnus au club. Puis la balance s'est inversée : je me suis retrouvée à tenter de convaincre le barman de nous offrir des verres, ce qui s'est soldé par un réussite mitigée : il s'est détourné assez de temps pour que Mina lui vole une bouteille. Notre fuite a été chaotique : on s'est retrouvées dehors, avec - pour certaines - des vestes d'inconnus, récupérées trop vite au vestiaire. J'ai resserré la mienne autour de mes épaules : il faisait rarement froid, à New Los Angeles, mais certaines nuits pouvaient être étonnement cruelles.

On a mis un moment à faire le chemin du retour, la faute à notre état d'ébriété et aux multiples arrêts qu'on faisait. Mina, notamment, s'est effondrée devant un salon de tatouage : entre deux sanglots, j'ai fini par comprendre qu'elle pleurait pour son dos et qu'elle craignait que personne ne puisse l'aimer maintenant que quelqu'un l'avait scarifiée. Et - alors que je tentais de la rassurer - je me suis retrouvée à chialer aussi, suivie par le reste des filles. Quelques litres de larmes et un certain nombre de câlins collectifs plus tard, c'était comme si la tristesse avait été oubliée ; au moment où on est rentrés au QG, le soleil s'est levé.

Je n'ai pas pris le temps de me démaquiller et me suis endormie d'un coup, entre Hope et Mina, qui ne m'avait plus lâchée.

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