Tabous

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Je n'ai pas assisté au châtiment de Dog : le fait qu'il m'évite - associé aux taches de sang nouvelles que j'ai trouvées dans la salle où ils l'ont emmené - m'a amplement suffi. De mon côté, je pensais en rester là jusqu'à ce que Face me convoque une nouvelle fois, pour m'annoncer ma nouvelle affectation.

- Le Noeud te connaît, maintenant : pour ta sûreté, je préférerais que tu travailles avec les filles uniquement, pendant un certain temps.

J'ai tout de suite protesté : même si le raisonnement de Face était logique, je détestais traîner avec les putes et danseuses qui constituaient l'escouade féminine du gang. Mais le boss avait été intraitable et je ne me sentais plus assez en confiance pour résister : j'ai fini par accepter, consciente que le job risquait d'être compliqué pour plusieurs raisons.

Ma relation aux filles de la Meute était complexe : pour beaucoup d'entre elles, j'étais celle qui les avait décoincées, les initiant à des trucs qui - on se le persuadait - ne "comptaient pas" puisque c'était de fille à fille, avant qu'elles passent aux hommes - membres de la Meute ou non. Mais voilà, j'étais aussi celle qui leur amenait des clients, leur rachetait des clopes et des capotes, les écoutait se plaindre quand j'étais de garde et menaçait les pires de leurs clients. Je n'exerçais pas sur elle le même charme que Hakeem, qui souvent utilisait leurs sentiments pour les convaincre de rester au QG ; à cette époque, j'imaginais qu'elles devaient ressentir envers moi une forme de crainte, mêlée à - peut-être - une vague d'appréciation.

J'allais vite apprendre que c'était bien plus complexe que ça.

Je n'ai pas eu besoin d'annoncer à Hope ma nouvelle affectation : dès que je me suis dirigée vers elle, elle m'a fait signe qu'elle savait. Je ne lui parlais pas beaucoup : son ancienneté - elle était dans la Meute avant moi - et son caractère faisait qu'elle se débrouillait très bien seule et trouvait même le temps de chaperonner les filles moins expérimentées. De plus, je savais qu'elle préférait discuter avec mon frère : ils étaient souvent ensemble, coordonnaient les déplacements des filles et les soirées où elles dansaient. Je ne savais pas grand chose de Hope, mis à part qu'elle était sérieuse et prenait le bien-être des filles très à coeur - il fallait bien que quelqu'un s'en soucie. Je savais aussi qu'elle était très demandée malgré son physique atypique - un corps ample, constitué de courbes moelleuses et qu'elle assumait superbement - et qu'elle travaillait sans jamais se plaindre, sans pour autant hésiter à réclamer à Steel ou Face des conditions de travail décentes. Pourtant le job l'usait : elle en était déjà lasse la première fois où je l'avais rencontrée, et sa fatigue n'avait fait qu'empirer avec les années. Parfois, je me surprenais à m'inquiéter pour elle ou les autres filles, mais mes scrupules ne duraient jamais vraiment longtemps : les autres m'avaient formée à ne pas me soucier de leurs états d'âme.

C'était sans doute l'une des raisons pour lesquelles je n'avais pas envie de me rapprocher d'elles : je savais pertinemment que leur vie de tous les jours allaient m'affecter, me déprimer, mais tant pis : Face m'avait donné des ordres, et c'était absolument hors de question de me défiler. Alors comme d'habitude, j'ai ravalé mes protestations et me suis exécutée.

Bien qu'elles soient nourries, logées et protégées au QG, le quotidien des filles n'avait rien d'alléchant : elles passaient beaucoup de temps à tapiner pour ramener des clients ou se rendre chez eux. Dans ce dernier cas, ça nous - moi ou d'autres mecs de la Meute - arrivait de les accompagner (personne n'avait envie d'un nouvel accident similaire à ce qui était arrivé à Mina). La plupart des clients n'appréciaient pas ma présence, mais c'était sans importance : je les intimidais assez pour qu'ils ferment leur gueule et me laissent jouer à la Gameboy pendant qu'ils baisaient dans la pièce d'à côté.

Les filles travaillaient globalement le soir : c'était là que les hommes qui nous intéressaient rentraient du boulot. Chaque fille avait ses habitués, ses spécialités et certaines choses qu'elle refusait de faire (Face leur avait malgré tout fortement recommandé d'accepter le plus de trucs possibles). La journée, chacune s'occupait comme elle pouvait : en lisant, en dormant ou parfois même en entretenant le QG le mieux possible compte tenu de la négligence de ses propriétaires. Ceci dit, les filles étaient souvent ensemble, à passer le temps de différentes manières dans la même pièce ou en discutant. Et pour la première fois, je me retrouvais immergée dans leur vie.

Bien entendu, je n'allais pas m'en sortir indemne.

(Si, au départ, les filles ont été gênées par ma présence constante, elles ont fini par s'y faire. Assez pour m'ignorer et puis, avec le temps, m'inclure dans leurs conversations. D'ailleurs, c'était difficile à dire si leur aisance à parler de leur boulot me dégoûtait, m'impressionnait ou m'excitait un peu.)

Les filles travaillaient tous les jours, à une cadence qui avait augmenté avec le temps. Les congés que d'autres - principalement Hakeem, en fait - leur accordaient étaient individuels et parsemés, répandus avec soin dans le temps pour éviter qu'elle ne pètent un câble. Je savais que Hope avait déjà négocié des journées communes de congé avant, mais nos ennuis avec le Noeud avaient fait passer ses réclamations au second plan. Elle a alors tenté d'utiliser Hakeem comme intermédiaire, mais ce dernier a refusé. C'est durant cette période qu'elle m'a lancé, alors qu'elle se remaquillait :

- Je vais parler à Face.

J'étais postée dans l'encadrement de la porte, à surveiller du coin de l'oeil une porte derrière laquelle Tamiko forniquait avec un client tout en causant avec elle.

- Qu'est-ce que tu vas lui dire ?

Hope a gonflé les lèvres avant d'y appliquer un rouge à lèvres sombre. Tout dans son accoutrement et son attitude exhalait le sexe et la fatigue. Elle a capturé mon regard, qui s'était attardé sur ses formes abondantes, et m'a souri.

- Je veux une soirée entre filles. Ça fait trop longtemps, on en a vraiment besoin.

Une main sur mon épaule et son odeur de parfum m'a enveloppée, changeant la cadence de ma respiration alors que je me surprenais à compter les tâches de rousseur qui parsemaient son visage rond.

- Et tu vas venir avec.

Je n'avais jamais été intime avec Hope, physiquement : elle n'en avait pas eu besoin, était déjà installée dans son rôle alors que je venais d'arriver. Et j'avais beau être dans une relation satisfaisante avec Leïla, tester ne m'aurait pas du tout dérangée.

D'une voix un peu trop rauque, j'ai répliqué :

- Face te laissera pas.

Elle a battu des cils, m'a dépassée et a lancé, par-dessus son épaule :

- C'est ce qu'on verra.

En un sens, je la comprenais : malgré un quotidien glauque et certaines choses dont personne ne parlait - des marques comme des bleus qui, parfois, venaient casser la beauté de ces filles - la vie de Hope et celles qu'elle traitait comme ses soeurs n'avait pas été si inconfortable que cela, avant que Mina ne se fasse lacérer. Depuis, elles vivaient dans une peur qui émanait de leur attitude comme leurs discussions.

J'aurais pu accompagner Hope, mais je ne l'ai pas fait : inconsciemment, j'évitais Face depuis ses remontrances et faisait profil bas ; il n'aurait plus manqué qu'il croie que je m'oppose à lui en me tenant aux côtés de Hope. J'ai alors attendu, ai foutu le client de Tamiko dehors pendant que cette dernière allait prendre une douche : j'avais beau de ne pas m'attarder sur certains détails et feindre la nonchalance vis-à-vis de leur profession, j'étais quand même dérangée par ce qu'on leur faisait faire.

Après tout, j'étais bien placée pour savoir qu'aucune de ces filles, de base, n'était venue pour se faire tringler contre des billets qui ne finissaient pas toujours dans leurs poches.

Les négociations ont duré longtemps, assez pour que les autres meufs remarquent l'absence de Hope et me demandent ce qui se passait. La plupart - les plus jeunes, surtout - semblaient réellement désemparée sans elle et cela m'étonnait à peine : avec ses consoeurs, Hope était enveloppante, douce et rassurante, quasi maternelle.

(Est-ce que j'aurais aimé qu'elle me traite aussi comme ça ? Oh, une part de moi aurait détesté ça autant qu'elle l'aurait adoré.)

Au bout d'un temps qui a transformé la plus grande chambre en salle d'attente, il y a eu des éclats de voix suivis de rires, dans le salon. Nerveuse malgré moi - l'atmosphère de la pièce m'avait contaminée - j'étais en train d'hésiter à venir voir ce qui se passait quand Hope est apparue dans l'encadrement, un sourire radieux aux lèvres. Je m'attendais à ce qu'elle parle aux autres en premier, mais c'est moi qu'elle a enlacée. Et, raide, le nez dans ses cheveux, j'ai fini par lui demander ce qu'il en retournait. Elle s'est alors détachée et m'a lancé :

- Face a cédé quand je lui ai dit que tu nous protégerais !

Un élan d'irritation m'a parcourue. Alors que le sourire de Hope, devant mon expression, s'effaçait, je me suis retenue de lui en foutre une.

- Je serai votre putain de babysitter, c'est ça ?

C'était comme si ma frustration n'avait attendu que ça pour éclater : machinalement, j'ai levé la main et quelque chose de craintif et de terriblement enfantin est passé sur le visage de Hope. Et c'est cette peur panique, cet éclat de ce dont on ne parlait jamais qui a arrêté mon geste, m'a poussée à me ressaisir. Sans un mot, j'ai quitté l'appart pour aller en griller une dehors, sous une pluie rare et que j'ai pourtant accueillie volontiers.

Occupée à sentir, yeux fermés, les gouttes me marteler le visage, je n'ai pas réagi lorsque la porte du QG a grincé et que des pas se sont fait entendre près de moi. Puis une voix grave a résonné :

- Tu aurais du feu ?

Mon regard est resté fixe alors que je cherchais un briquet dans les poches de mon jeans.

Ça faisait longtemps que je n'avais plus parlé à Gold.

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