Brûlée

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- C'est hors de question qu'elle retourne au boulot dans son état.

Hope était debout, mains sur les hanches et menton haut, aussi digne qu'elle pouvait l'être et très en colère. Assis devant elle, Face a soutenu son regard. J'étais appuyée contre un mur, assez proche pour les entendre mais assez loin pour qu'ils ne me prennent pas en compte, avec Hakeem à mes côtés, les mains dans les poches et qui observait l'échange en silence. On était pas seuls : plus loin, Dog et Gold discutaient à voix basse tout en gardant un oeil sur la scène. Leurs messes basses ont été interrompues.

- Je savais pas qu'il fallait un dos impeccable pour se faire tringler.

La remarque, tranchante et moqueuse, a cinglé hors de la bouche de Dog. Hope s'est raidie, a fait un pas vers lui et un instant, je me suis demandée - est-ce que je l'ai espéré ? - si elle allait lui foutre un coup. Avec animation, elle a répliqué :

- Mina est terrifiée : le dernier truc dont elle a besoin, c'est de retourner bosser. C'est pas un robot, putain ! On est pas des animaux, vous pouvez pas nous traiter comme ça.

Dog a fait mine de répondre mais d'un geste, Face l'a fait taire. D'une voix apaisante mais ferme, il a lancé :

- Ce n'est pas une question d'état d'âme. La guerre est mauvaise pour les affaires, ce n'est pas le moment de perdre de la main d'oeuvre.

Le punk a acquiescé vigoureusement, un sourire insupportable aux lèvres. Je me doutais que le débat de l'intéressait pas en réalité, et qu'il réagissait surtout pour contrarier Hope - ces deux-là avaient une histoire dont j'ignorais les détails. Cette dernière a serré le poing et, d'un coup, s'est tournée vers mon frère et moi.

- Steel, tu vas laisser faire ça ? Tu bosses avec nous, tu connais nos conditions de travail !

Elle l'haranguait, le prenait à témoin et je voyais son visage se tordre en guise de réponse. Pourtant Hope avait raison : il était l'intermédiaire entre les filles et les clients, entre elles et le gang. Malgré moi, j'ai senti mon regard glisser vers lui. Au fond, je savais très bien du côté de qui j'étais censée être.

Et du côté de qui j'étais vraiment.

Il s'est contenté de hausser les épaules. Exaspérée, Hope a détourné le regard vers moi.

- Et toi, Rain ?

Je me suis raidie, ai tenté de lui lancer un regard méchant mais elle l'a superbement ignoré.

- Tu la connais, tu penses vraiment qu'elle peut tenir le coup ?

- Ne me mêle pas à ça.

Aussi lâche que mon frère, j'imaginais qu'on allait me laisser tranquille. Mais la voix de Face a retenti.

- Rain, ton opinion m'intéresse.

Un petit frisson a parcouru mon échine. C'était piège : si je prenais le parti de Hope, je montrerais de la pitié et donc de la faiblesse, en plus de m'opposer aux mecs de la Meute. Mais d'un autre côté, je savais qu'elle avait raison, comme à chaque fois qu'elle venait réclamer des conditions de travail décentes chez Hakeem et Face.
Et puis, je connaissais Mina. Je savais très bien qu'elle n'aurait pas la force d'y retourner maintenant.

Alors, d'une voix sèche, j'ai lâché :

- ... moi, je la baiserais pas.

Tous les regards de la pièce se sont tournés vers moi. Sans attendre qu'on m'invite à le faire, j'ai développé :

- Ça me perturberait grave de voir son dos dans cet état. Bref, je paierais pas pour et je pense que les clients feront pareil.

Hope m'a jeté un regard étrange, mélange entre perplexité et soulagement. Essayant d'ignorer ma gorge sèche et mon coeur qui battait un peu plus qu'à l'accoutumée, j'ai tourné la tête vers Face.

- On a toujours garanti un service de qualité, que ce soit au niveau de la drogue ou des putes. Remettre Mina au boulot maintenant va faire qu'empirer notre réputation et je doute que ce soit ça que tu veuilles.

Il y a eu un silence. Face a hoché la tête, a laissé aller son dos contre le dossier de sa chaise et a posé son regard sur Hope, un sourire aux lèvres.

- ... c'est d'accord, Mina sera en congé le temps qu'il faudra. Tu avais autre chose à me demander ?

Elle s'est figée, a semblé réfléchir, avant de secouer la tête. Je savais qu'elle avait sans doute d'autres récriminations, mais elle avait la sagesse et l'expérience de ne pas tester sa chance encore plus. Alors qu'elle sortait, elle m'a attirée vers elle et a murmuré un "merci" qui m'a plus fait chaud au coeur que ce qu'il aurait dû. Je m'apprêtais à me casser aussi quand Face m'a appelée. Je me suis retournée, ai rencontré son regard grave et mouvant.

- Oui ?

- Je compte sur toi pour surveiller Mina. Ce n'est pas le moment qu'elle nous lâche, ni elle ni les autres.

J'ai acquiescé et - sans que je ne comprenne pourquoi - ma gorge s'est serrée.

***

- C'est quoi, ça ??

Leïla s'est redressée, m'adressant un regard horrifié. Tirée hors du moment avec brutalité, j'ai resserré mes cuisses et ai voulu me lever, oubliant que mes mains étaient accrochées à la tête de lit. Les menottes m'ont retenue, j'ai grogné, me suis agitée.

- Tu sais très bien ce que c'est, me dis pas que t'avais les yeux fermés les autres fois.

Elle n'a pas souri, s'est penchée et a rouvert les menottes avec des gestes fébriles. J'ai soupiré, frustrée, avant de me redresser à mon tour. Leïla a ouvert la bouche et j'ai tenté de l'embrasser, mais elle m'a repoussée.

- ... attends. Faut qu'on parle.

Ignorant sa tentative (et mon coeur qui s'était mis à battre bien trop fort), j'ai passé ma main dans son dos, l'embrassant sur les épaules et dans le cou.

- Pourquoi tu veux parler, maintenant ? On était bien...

Un frisson a parcouru son dos.

- Putain, Raïra !

De ses deux mains, elle m'a poussée et a désigné mon entrejambe.

- Me prends pas pour une conne, tu crois que j'ai rien vu ?

J'ai eu l'impression de ne plus avoir de souffle. Devant sa colère, je me suis éloignée et me suis heurtée au mur derrière le lit.

- Ça te concerne pas.

Sa main s'est mise à trembler, avant qu'elle ne serre les poings.

- Quelqu'un t'a ble...

- Ta gueule !

Acculée, j'avais crié. Avant qu'elle ne puisse reprendre, j'ai poursuivi :

- Il s'est rien passé, t'as compris ?

- Mais...

Fondant sur elle, je l'ai saisie par les épaules. Je tremblais d'une colère qui ne lui était, en réalité, pas destinée.

- Je veux pas entendre tes hypothèses ou tes commentaires sur mes plaies, ok ? Ça te concerne pas, t'as rien à voir avec ça, alors laisse-moi gérer.

Il y a eu un silence. Une larme a coulé de l'oeil de gauche de Leïla, puis elle a commencé à renifler. Prise au dépourvu par ce débordement d'émotion soudain, je suis restée immobile et elle en a profité.

- Tu veux que j'ignore ça, Raïra ?

Sa voix est montée dans les aigus.

- Tu veux que j'ignore que quelqu'un t'a... t'a mutilée ? Alors que t'es mon amoureuse, que je t'ai vue dans...

Elle allait parler de la nuit, si je ne l'arrêtais pas, elle allait parler de la nuit.

Elle allait pousser la porte.

- Tais-toi.

Mais elle ne s'est pas arrêtée :

- ... que je t'ai vue rentrer sous le choc ? T'avais l'air d'un cadavre, Raïra, j'ai cru que je t'avais perdue cette nuit-là et... et...

Elle a éclaté en sanglots, sa phrase ne s'est jamais terminée. Je l'ai attirée à moi. D'une voix tremblante, j'ai répété :

- Je vais bien, je te jure que je vais bien...

C'était faux et mon ton disait tout le contraire, comme les brûlures de clope qui maculaient mes cuisses et mes lèvres. Pourtant, Leïla n'a pas protesté. Elle s'est contentée de pleurer et moi avec.

Et alors que je la tenais, que je sentais ses larmes tomber sur ma peau nue, je me suis surprise à souhaiter très fort qu'elles aient le pouvoir de guérir ces plaies-là, puisqu'elles n'avaient pas disparu malgré toutes les fois où je l'ai voulu. Mais comme nous n'étions pas dans un foutu conte de fée, rien de magique ne s'est produit et on a juste chialé jusqu'à finir déshydratées et épuisées.

Pour autant, ça a été la seule fois où Leïla s'est arrêtée devant mes brûlures.

Il n'y avait qu'elle pour m'aimer autant alors que j'étais à ce point cassée.

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