Oiseaux de proie

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Comme Face l'a prévu, on s'est fortifiés. Recruter des nouveaux membres n'a pas été difficile : en à peine quelques semaines, on avait pratiquement doublé notre effectif et notre matériel : plus d'hommes, plus d'armes, plus de drogue et quelques voitures, aussi.

L'été 1989 est arrivé : libérée de mes contraintes scolaires, j'ai pu consacrer plus de temps à la Meute et à mes amitiés diurnes : Leïla m'avait convaincue de traîner plus avec Kate et Cole et je me pliais à ses conseils, pas toujours de bonne volonté mais sans jamais regretter ces moments par après. En parallèle, Face a organisé des tours de surveillance aux abords de notre territoire.

Alors que je revenais de la plage, Dog est venu me chercher dans une voiture aux vitres teintées.

Dans l'habitacle, c'était le malaise : c'était la première fois qu'on se retrouvait seuls depuis quoi exactement ? Je ne m'en souvenais plus, c'était le trou noir et même si j'avais clairement évité d'y repenser, la présence du punk faisait sauter la suture. Lui conduisait tranquillement, en sifflotant, avant de profiter d'un arrêt pour glisser une cassette de rock dans le lecteur. La voix rocailleuse d'Alice Cooper a empli l'espace qui nous séparait.

I slipped into my jeans lookin' hard and feelin' mean
I took a spit at the moon
It's all in this luney tune

A travers la vitre, j'ai regardé New L.A. défiler. Dog a parlé, je ne l'ai pas regardé.

- Tu sais où on va ?

J'ai haussé les épaules.

- Je sais ce qu'on va faire.

Sourire tranquille aux lèvres, il a repris :

- Face voulait pas m'envoyer en mission de surveillance mais il a pas eu le choix, j'étais le seul dispo. Donc on va s'arrêter, surveiller notre territoire et rentrer bien sagement.

Il s'est tu, laissant la musique remplir l'habitacle. Concentrée sur l'extérieur, je pouvais voir le profil de Dog se découper sur la vitre teintée alors qu'il sifflotait, détendu. J'étais nerveuse et j'ai vraiment essayé de fermer ma gueule mais d'un coup, je n'ai plus tenu :

- Je te comprends pas, putain.

- Hein ?

Il a baissé le son. Avec agressivité, j'ai développé :

- Comment tu fais pour être aussi calme, aussi... tranquille, après ce que ces enfoirés ont fait ?? Ta putain d'attitude me dépasse, Dog. Je te cerne pas.

Bien sûr, il a ricané.

- Ça, c'est parce que tu prends trop les trucs à coeur, Rain. Comme une vraie gonzesse.

Je me suis rapprochée pour lui envoyer un coup de coude dans l'estomac : conducteur ou pas, je ne laissais personne me parler comme ça. Loin de s'en offenser, Dog a fait une petite embardée et a ri de plus belle.

- Tu veux savoir ce qui me fait tenir ? J'imagine ce que je vais faire à ces fils de pute une fois que je les aurais tenu. C'est pour ça que je suis tout le temps bien !

C'était logique, en un sens. Ça aurait dû me calmer, et pourtant.

- ... ok.

- Tu devrais faire pareil.

J'ai jeté un regard de côté, consciente qu'il s'était légèrement tourné vers moi.

On s'est arrêtés sur un parking à la frontière des deux quartiers.

- Fais pas genre, je sais que t'es au moins aussi sadique que moi.

J'ai secoué la tête, mal à l'aise. Ça m'était déjà arrivé d'apprécier d'infliger des coups, mais je n'avais pas envie de lui faire plaisir en avouant.

Comme d'habitude, il s'est marré et a coupé le son.

Il ne nous restait plus qu'à attendre.

Et regarder.

On a pas attendu tellement longtemps : un mec qui n'était pas des nôtres a fini par apparaître et attendre au coin de la rue. Dès qu'un autre type - un client, sans doute - est venu le voir, Dog s'est mis à ricaner. Ça a commencé doucement, secouant ses épaules et sa face, jusqu'à ce que le rire franchisse ses lèvres, tranchant comme des éclats de verre. Je l'ai fusillé du regard, mais il m'a ignorée. Sa main s'est tendue vers moi et je me suis raidie ; il ne m'a pas touchée mais a attrapé un cran d'arrêt posé près du levier de vitesse. Je n'ai pas pu m'empêcher de réagir.

- Tu vas faire quoi ?

- Tu vas voir !

J'ai tenté de lui choper l'épaule mais il avait déjà ouvert la portière et s'était propulsé hors de la bagnole, fonçant vers le duo de mecs. Je suis restée quelques secondes à le regarder sans rien faire, le coeur battant. Le temps d'envisager, l'espace de quelques microsecondes, l'idée que je puisse me casser sans lui et le laisser se démerder, avec l'espoir qu'il crèverait. Mais cette loyauté stupide que j'éprouvais envers les membres de la Meute, quels qu'ils soient et malgré ce qu'ils m'avaient ou non fait a pris le dessus : avant que j'aie eu le temps de reprendre mon souffle, j'ai sauté au bas de la voiture et me suis précipitée vers le groupe. Son arme toujours en main, Dog s'est glissé entre le mec et son client et a commencé à lui susurrer des trucs. Me plaçant de biais, j'ai tenté de prendre le punk par le bras.

- Tu fous quoi ?

- Relax, Rain. J'ai la situation en mai-

Le mec du Noeud a tenté de le frapper, mais il l'a esquivé et en a profité pour tenter de le planter. J'ai senti un mouvement sur ma gauche et ai fait un bond en arrière, évitant le cran d'arrêt du type que j'avais pris pour un client. J'ai à peine eu le temps de récupérer ma propre arme que quelqu'un a tenté de me ceinturer par derrière, coupant ma respiration. Sans réfléchir, j'ai donné un coup de coude vers l'arrière et ai senti le type reculer. J'en ai profité pour sortir mon propre couteau et pivoter, reculant vers Dog, dos-à-dos en une chorégraphie répétée déjà des dizaines de fois auparavant. On était à deux contre trois, c'était dangereux mais pas suicidaire encore. L'un des mecs nous a adressé un regard torve avant de fondre sur moi. Grossière erreur : j'avais beau être une fille, j'étais tout aussi dangereuse que Dog et il allait le comprendre.

Malgré les points noirs qui dansaient devant mes yeux, j'ai anticipé le geste de mon adversaire et me suis avancée, le surinant au niveau de l'aisselle. Alors qu'une gerbe de sang se déversait sur mon visage, j'ai entendu le mec jurer et me suis pris un coup au crâne en réponse. Il ne m'en fallait pas plus pour commencer à rire, convaincue que j'allais l'avoir et qu'une fois qu'on serait sortis, ils auraient peur de retourner dans ce coin.

Je me suis reculée et ai tenté de balayer les jambes du type. Ça a marché : trop lent, il s'est retrouvé le dos contre l'asphalte alors que je le plaquais. D'un coup de poignard dans la paume, je lui ai fait lâcher son arme.

Et d'un seul coup, ça a été tout.

La vie de ce type était entre mes mains et j'ai hésité : d'un côté, je voulais lui faire payer pour ce que son clan avait fait subir au nôtre mais de l'autre, quelque chose me retenait encore de commettre l'inéluctable. Ce temps d'hésitation m'a été fatal : je me suis pris un coup de poing dans la mâchoire qui m'a déséquilibrée, permettant au mec de me faire basculer. Je me suis retrouvée avec ses mains sur ma gorge, à croire, l'espace de quelques micro-secondes, que j'allais crever. Mais un coup de genou bien placé a suffi à le faire lâcher, me donnant le temps nécessaire pour m'écarter et me remettre debout.

C'est alors qu'un coup de feu a retenti.

J'ai jeté un regard à Dog, qui m'a rendu mon incompréhension : c'était une règle implicite, que personne ne sorte d'arme à feu dans ce genre de rixes ; le bruit qu'elles faisaient était suffisant pour attirer les flics, ce que personne ne voulait.

Dog a juré. J'ai suivi son regard et ai avisé plusieurs silhouettes qui débarquaient dans notre direction et n'avaient rien d'amicales. Un regard vers le punk et - d'un même élan - on s'est mis à courir. Les mecs n'ont pas eu l'air de s'y attendre et ont mis quelques secondes avant de nous suivre. Comme une même personne, on est rentrés dans la voiture. Deux secondes après, elle a démarré, reculant brusquement alors qu'une pluie de balles s'abattaient sur la carrosserie.

- Dégage, putain !!

Concentré, le punk n'a pas répondu à mon ordre. En une manoeuvre qui a laissé des traces noires sur le bitume, il a fait filer la caisse alors que, mains tremblantes, je cherchais fébrilement mon propre flingue. Je l'ai trouvé un peu trop tard, alors qu'on était hors de vue. Et mon coeur battait dans mes tympans, assez pour que je ne voie pas tout de suite le sang qui coulait sur le levier de vitesse.

- ... ils t'ont fait quoi ?

- Pas maintenant.

Je sentais aussi quelque chose de poisseux, quelque part au niveau de ma hanche. J'ai ravalé l'élan de panique qui suivait immanquablement ce genre d'aventure et ai remonté mon regard jusqu'au visage de Dog : concentré sur la route, il ne souriait plus et sa respiration était irrégulière. Alors que les rues de New Los Angeles défilaient un peu trop vite je l'ai entendu jurer à voix basse, avant de ricaner légèrement.
Et rajouter :

- Face va nous tuer.

Hélas, il n'avait pas tort.

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