A vif

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La suite de la semaine s'est déroulée comme dans un rêve : je vivais crochée à Leïla, ne sortais qu'en-dehors du quartier, la traitais comme une princesse et elle me le rendait bien. Lorsqu'elle est partie, j'en étais plus amoureuse que jamais et c'était bien ça, le problème.

En effet, le fait de ne pas m'être séparée d'elle au final me mettait face à un dilemme : même si elle ne me l'avait jamais dit frontalement, j'avais fini par me rendre compte que, dans ma vie, il n'y avait pas de place pour elle et la Meute en même temps. Ça m'avait frappée à la fin de notre semaine de vacances et il m'a fallu plusieurs semaines pour décider quoi faire.

Leïla faisait ressortir ce qu'il y avait de plus ordinaire - dans le bon sens du terme - en moi : elle me rappelait de prendre soin de mon corps, m'apprenait que c'était acceptable d'être faillible, me forçait à exprimer mes émotions et m'aidait à travailler à l'école. Si je ne l'avais pas eue, j'aurais laissé tomber ma vie diurne et me serait consacrée à la Meute la totalité de mon temps, comme Hakeem.

A l'opposé, ma vie au sein du gang m'endurcissait toujours plus autant qu'elle m'épuisait : si c'était un monde dans lequel je n'avais plus besoin de me faire ma place, il fallait que je me batte pour la maintenir ; j'y restais pour mon frère mais ma détermination vacillait devant les arguments de Leïla : plus le temps passait et plus j'étais tentée de quitter le gang, la ville avec et l'emmener avec moi.

Le problème, c'était qu'il y avait les autres, en face, et par les autres j'entendais le Noeud, ce gang qui mordait à nos frontières et dont la présence constituait un obstacle : ils n'auraient pas représenté une menace si nous avions cherché à rester dans le même territoire mais voilà, Face voulait conquérir la ville entière et son ambition était terriblement contagieuse. Meute de jeunes loups face à un Noeud de vipère, le combat était lancé et j'y ai joué un rôle terrible, qui reste - à ce jour - mon plus grand regret.

Ça a commencé par des petits trucs, évidemment : des petites bagarres à la limite du quartier, des tags qui recouvraient les nôtres, des menaces. Les Vipères agissaient avec une méthode et une détermination impeccables, nous foutant une pression constante au fur et à mesure que les semaines passaient. Je devenais nerveuse, les autres aussi. On a pas reculé, pourtant : ce n'étaient que des menaces.

Sauf qu'un jour, elles se sont concrétisées.

Un soir, alors que je vérifiais l'état des filles, j'ai remarqué que Mina manquait. J'en ai fait part aux gars, qui se sont tout de suite inquiétés : on surveillait assez les déplacements de nos filles pour remarquer lorsque l'une d'elles manquait à l'appel. J'ai interrogé Hope, lui ai demandé si Mina avait fait signe de vouloir fuguer (ça arrivait, de temps en temps, avec une membre ou l'autre) mais la réponse était négative. Comme Chuck manquait aussi - ce qui était un peu moins inquiétant : comme la plupart d'entre nous, il avait une vie en-dehors du QG - quelqu'un a émis l'hypothèse qu'ils avaient pu partir ensemble. Ça ne semblait pas absolument improbable, alors Face nous a demandé d'attendre. On aurait pas pu faire grand chose d'autre, de toute façon.

Et puis, on a vite appris ce qui leur était arrivé.

Deux jours plus tard, en fait.

***


J'étais pas loin du QG, en train de vendre des pilules quand une grosse voiture aux vitres noires a débarqué en trombe. J'ai directement sorti mon flingue, prête à tirer en cas d'emmerdes mais je n'en ai pas eu besoin : une porte s'est ouverte et une silhouette familière a dégringolé de la caisse. Oubliant toute forme de prudence, je me suis avancée pour reconnaître Mina, prostrée et secouée de larmes. Je l'ai aidée à se relever alors que la bagnole se cassait, laissant derrière elle une nuée de gaz. Le mec qui m'accompagnait a juré avant de venir nous aider. Mina avait une gueule épouvantable et je peinais à comprendre ce qu'elle disait entre deux sanglots. Mais tout - de son regard à la façon dont elle marchait - suggérait qu'elle était dans un très sale état.

Quand j'ai passé la main dans le dos de Mina pour l'aidée à se relever, j'ai remarqué que son sweat - c'était le mien, en fait, je le lui avais prêté avant qu'elle ne disparaisse - était humide. J'ai lâché un juron, avant de me rendre compte que tout son dos poissait du rouge sombre.

- Putain, Mina...

Entre deux sanglots, j'ai cru comprendre qu'elle s'excusait. Peut-être un peu violemment, j'ai avancé en la soutenant, tirant malgré moi le type qui la tenait de l'autre côté. C'était comme si le contact du sang de Mina sous mes doigts avait allumé un bidon d'essence à l'intérieur de mon ventre.

- Rain...

- Plus tard.

Je ne ressentais plus rien d'autre que la colère, mêlée à une sensation d'urgence qui faisait battre mon coeur à tout rompre.

On est rentrés en trombe, surprenant la plupart de ceux qui étaient au QG - Face compris. Ce dernier s'est directement avancé vers nous, l'air grave.

- Qu'est-ce que...

- Elle est blessée, faut qu'elle s'allonge.

Grim a pris la parole à ma place, et c'était sans doute une bonne chose : la rage m'empêchait de parler. On m'a délestée de Mina alors que Face composait un numéro sur son téléphone et sommait quelqu'un - sans doute Al - de se ramener d'urgence. Lorsqu'on a tenté de la faire asseoir, Mina a gémi de plus belle. Alors que je me penchais vers elle, j'ai perçu son murmure :

- Il faut pas... qu'ils voient ça.

En temps normal, je lui aurais sans doute dit de ravaler sa fierté mais quelque chose dans son regard suppliant a bloqué les mots dans ma gorge. Relevant la tête, j'ai lancé aux autres d'une voix étrangée :

- Je vais l'emmener dans la salle de bain.

Un des types présents - un petit nouveau - a balancé en ricanant :

- Quoi, elle a peur de se dépoiler ?

- Ferme ta gueule, putain.

Le mec m'a jeté un sale regard, que je lui ai rendu avant que Face ne revienne et tranche.

- Ok, je vous accompagne.

Avec un calme exemplaire, il a laissé Mina s'appuyer sur lui et s'est engouffré dans le couloir, avec moi à sa suite.

Derrière nous, la rumeur enflait.

***


- Enlève ton haut.

Assise sur le rebord de la même baignoire dans laquelle j'avais été recousue plus d'une fois, Mina a acquiescé et a commencé à s'exécuter. En voyant qu'elle tremblait et que son visage se tordait en grimaces de douleur, j'ai tenté de l'aider. Mes gestes n'étaient pas tendres, mais j'avais l'impression que plus vite on agissait, mieux ce serait. Son sweater collait à son dos et je l'ai arraché, ce qui a produit bruit de succion dégueulasse. Mina a retenu un cri et m'a jeté un regard de détresse. Je n'ai rien dit : une part de moi avait sans doute envie de paniquer mais le tout était comme étouffé par la rage. Appuyé contre la porte, Face nous fixait, impassible même si je sentais une forme de colère émaner de lui.

- Désolée. Désolée, désolée, désolée...

- Tourne-toi.

C'était moi qui avait parlé, d'une voix que je ne reconnaissais pas. Toujours tremblante, les bras croisés sur sa poitrine, Mina m'a tourné le dos. Et ce n'est qu'à cet instant que j'ai vu les plaies.

Tracés au couteau, formés de sillons de différentes profondeurs et d'où s'écoulaient un sang frais, les mots écarlates tranchaient sur la peau pâle de Mina. Cette dernière soufflait, sanglotait, gémissait : dans un élan d'empathie que ma colère n'avait pas totalement réussi à étouffer, j'ai eu mal comme si j'avais été à sa place.

- Putain.

C'était tout ce que j'avais réussi à murmurer, d'une voix blanche. Sans rien dire, Face s'est approché et a aperçu, à son tour,  le carnage. L'espace d'une micro-seconde, son visage s'est tordu en une expression que je ne lui avais jamais vue, avant qu'il ne retrouve son calme apparent. Mina a reniflé, le corps agité de tremblements.

- Je suis... tellement désolée, Rain.

- C'est pas grave.

Je mentais. La menace était réelle et - pour la première fois - j'en prenais vraiment conscience. En même temps, c'était difficile d'ignorer la violence quand elle se manifestait aussi clairement sous mes yeux, sous la forme de lettres sanglantes :

MORT AUX CHIENS DE LA MEUTE.

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