Eclosion

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Ma routine a repris très rapidement. Je suis revenue au QG, ai continué à bosser pour la Meute, fréquenté les mêmes personnes. Ni Dog ni Chuck ne m'ont reparlé de cette nuit-là et je n'ai pas abordé le sujet de mon côté non plus. C'était comme si rien et tout avait changé simultanément.

A la maison, les choses étaient restées les mêmes aussi, à quelques détails près. Hakeem était de plus en plus absent, je prenais des douches de plus en plus chaudes, assez pour emplir l'appartement de vapeur et faire rougir ma peau, me donner l'impression qu'elle allait éclater sans que, pour autant, cela suffise encore. Rien n'apaisait réellement le malaise que je ressentais et qui s'était intensifié depuis la nuit du blackout, mais l'eau quasi-bouillante aidait, m'engourdissait. Leïla - quand elle était là - s'en inquiétait sans oser me questionner.

De toute façon, elle eut bientôt une réelle raison de s'en faire.

C'était aussi simple que fataliste : intelligente comme elle était, elle a fini par savoir, pour la Meute. Contrairement à ce qui m'avait mis la puce à l'oreille il y avait plus d'un an, elle n'a assisté à rien de particulièrement compromettant, pourtant. C'est juste qu'une fois, alors qu'on était au salon, elle m'a posé la question très clairement.

"Tu es dans la Meute, non ?"

Devant le rire violent qui m'a servi de réponse, elle a énuméré ce qui la conduisait à penser ça. Des arguments simples, solides, qui démontraient d'une logique implacable et d'un sacré sens de l'observation. Puis je suis restée immobile, toute envie de rire m'ayant passé : elle savait, nier serait se foutre de sa gueule et c'était la dernière chose dont j'avais envie. Alors j'ai confirmé, peu rassurée.

Entre nous, ça allait tout changer.

Elle voulait que j'arrête, plus que tout et je la comprenais, en un sens, puisque c'est sans doute ce que j'aurais demandé à Hakeem, au début, si j'en avais eu le courage. Le problème, c'était que l'influence de la Meute ne cessait de croître et avec elle, nos emmerdes : on parlait, dans le quartier, d'un nouveau gang qui frottait ses territoires aux nôtres et possédait des connexions que l'on ne pouvait même pas s'imaginer avoir en rêve. Face ne semblait pas s'en soucier - je ne l'avais jamais vu perdre son calme, mais son humeur s'en ressentait quand même : il s'était fait plus dur encore, plus implacable et si nos ennemis étaient les premiers à en faire les frais, on était pas loin derrière. J'avais dû me faire plus violente, efficace et cruelle et les conséquences se voyaient : je me fatiguais plus vite, mes notes baissaient et de nouvelles cicatrices creusaient mon corps, coups de couteau ou même, une fois, une balle que j'avais prise au niveau de la hanche et qui m'avait fait si mal que j'avais eu l'impression de crever. Mais je m'en rendais à peine compte : Leïla était là pour s'inquiéter à ma place, encaisser le stress.

Dans mon égoïsme, j'oubliais à quel point tout cela pouvait aussi l'affecter.

Si je n'avais pas été ravie qu'elle apprenne l'existence de ma deuxième vie, une forme de soulagement avait accompagné mes révélations : j'étais moins seule, d'un coup, et je ne pouvais pas m'empêcher de m'en réjouir en quelque sorte. Ça n'a pas duré : le secret m'avait pesé mais pas autant que les conséquences de sa révélation.

Leïla était de nature stable et rationnelle, pourtant cette facette d'elle s'effaçait complètement lorsqu'elle était confrontée à la réalité de ma vie nocturne : je la découvrais angoissée, insistante, pénible alors qu'elle quémandait, me suppliait de ne pas y aller et rester avec elle. Rendue malade par l'atmosphère étouffante de son propre foyer, elle inventait mille prétextes pour traîner chez moi, ce qui me plaisait mais favorisait l'éclosion de nos nouvelles disputes. C'était bizarre et désolant : passée la période de lune de miel, on ne se cachait plus rien et ce fait supposément innocent nous plongeait dans la discorde. Elle détestait ma cruauté, ma rudesse et mon entêtement alors que, de mon côté, je ne supportais plus ses minauderies, le fait que j'étais persuadée qu'elle se permettait de me juger alors qu'elle était juste incapable de me comprendre. Elles étaient violentes, nos disputes.

Puis un jour, il y a eu le geste de trop.

Une gifle, qui l'a cueillie alors qu'elle était déjà en pleurs et criait, ne s'arrêtait pas de crier. Immédiatement, elle s'est tue et je l'ai regretté. Je me suis tout de suite excusée mais elle était déjà loin et elle avait bien fait : rien de ce que j'aurais pu dire n'aurait arrangé la situation, relativisé le fait que je l'avais traitée comme une putain récalcitrante.

Quelques heures après - le temps de calmer l'orage qui avait éclaté entre nous - on s'est revues et, d'un commun accord, on a pris une décision : prendre des vacances l'une avec l'autre, en espérant que ça aille mieux, que l'on se retrouverait. Ça allait faire bientôt un an qu'on se connaissait, c'était le moment ou jamais. Et si ça ne marchait pas... on se séparerait.

Faute de moyens, on a simplement décidé de passer une semaine complète ensemble, à l'appartement, pendant les vacances de printemps. Rosie ne serait pas là (on avait convaincu les parents de réduire ses heures pour éviter qu'elle ne se mêle trop de nos affaires) et Hakeem non plus. Quant à la Meute, j'avais réussi à m'en débarrasser pour une semaine, en expliquant mon besoin de distance à Face. Ce dernier avait hésité, puis avait fini par céder : je savais qu'il pouvait se montrer magnanime envers ceux qui lui étaient fidèles et il était difficile de trouver plus loyal que mon frère et moi.

C'est ainsi que, le vendredi soir, Leïla a débarqué chez moi avec son sac, son imperméable bizarre et sa mine un peu défaite, adorable dans sa nervosité. J'avais nettoyé l'appart, commandé son plat préféré, mis des bougies qui sentaient la cannelle partout (puisqu'elle adorait cette odeur). Avec une gêne évidente - c'était comme si on se retrouvait après 6 mois de séparation - elle m'a fait un câlin avant d'aller déposer son sac. C'était bizarre, au début, mais plus la soirée avançait et mieux ça allait. On prenait notre temps, on déconnait, elle se blottissait contre moi pendant le film, sans doute rassurée par le fait que je n'allais pas la quitter, que je n'avais nulle part où aller (et ça me plaisait aussi).

La semaine passait, lentement et avec une douceur qui nous étonnait et que nous accueillions avec bénédiction. Eloignée du stress que m'infligeait la Meute, je retombais amoureuse de Leïla et me redécouvrais patiente, tranquille, presque guérie par sa présence. Après un jour à se comporter comme des amies, elle a recommencé à chercher mon contact et je l'accueillais, heureuse et rassurée - je m'étais faite beaucoup moins affamée, depuis quelque temps (j'essayais régulièrement de me convaincre que le gouffre dans ma mémoire n'y était pour rien). Et - comme si elle sentait que c'était bienvenu - Leïla s'est faite de plus en plus câline, de plus en plus à oser.

Jusqu'à ce quelle change réellement la donne.

Je m'en rappelle très bien, jusque dans les moindres détails. J'étais affalée sur le lit de mes parents (que j'occupais parfois, les soirs où j'avais envie de m'étaler) lorsqu'elle est entrée et s'est arrêtée sur le pas de la porte, avec au bord des lèvres un sourire que je ne lui connaissais pas et qui m'a donné l'impression de brûler de l'intérieur.

- Raïra ? T'es occupée, là ?

J'ai refermé mon livre, curieuse, avant de sauter à bas du lit. Il y avait dans son attitude quelque chose qui excitait ma curiosité et m'intriguait trop pour que je ne morde pas à l'hameçon.

- Non. Y'a quoi ?

- J'ai envie d'essayer quelque chose.

J'ai tout de suite senti que ça allait être nouveau. Et même si, quelque part, j'ai eu peur, je me suis forcée à rester tranquille, une lueur de défi sur les lèvres.

- Qu'est-ce que t'attends ?

Je me suis tenue campée devant elle comme une adversaire sur un ring, faussement nonchalante. Je savais qu'elle entendait mon j'ai pas peur, toute mon attitude le suggérait. Et elle passa outre, avec cet espèce de flegme que je lui connaissais. S'est approchée toute sourire, sereine dans ses gestes. J'ai senti ses mains contre mon visage, sa bouche sur la mienne. Me suis reculée pendant qu'elle en jouait et ai baissé la garde, distraite. Puis ses mains qui descendaient, accrochaient le bas de mon t-shirt pour se glisser en-dessous. Et moi de me laisser faire malgré mon coeur qui battait à tout rompre, sans cesser de lui offrir mon rictus : si essayer quelque chose, pour elle, c'était me peloter, ce ne serait rien de nouveau et ça m'irait.

Elle s'est décrochée, a soulevé le tissu. Et une partie de moi avait envie de rire de sa gentillesse, sa façon de prendre son temps comme si je l'avais payée pour. Le gris de mon haut m'est passé sous les yeux et mes mains ont cherché les siennes pour l'aider. Elle s'y prenait bien, je me sentais bouillir et me tendre : on allait peut-être y arriver, cette fois, j'allais peut-être me sentir prête. Mais elle mettait si long, en même temps, je me suis sentie rouler des yeux.

Puis elle a pris les devants.

Mes mains ont trouvé les siennes, enfin. Je me suis attendue à ce qu'elle se laisse faire mais ses gestes, d'un coup, se sont fait implacables. Avec une froideur étrange, impérieuse, elle m'a saisie aux poignets et les a plaqués contre le crépis.

Quelques secondes d'attentes. Je me suis tordue, vaguement contrariée.

- Tu fous quoi ?

- Chut.

Elan, j'ai cherché à me dégager. Elle a resserré sa prise et j'ai senti son souffle dans mon cou.

- Garde-les comme ça. En haut.

- Ça va pas, non ?

Mon haut, je le connaissais. Je n'avais pas envie de le voir, je voulais la voir, elle.

- Tu veux pas ?

Je voulais garder le contrôle.

Sa voix a sifflé, ronronné :

- T'as peur ?

Je me suis figée, coeur battant, avec les lèvres qui trembleraient presque. Et, très doucement, j'ai senti la prise de Leïla se desserrer. A l'écoute.

Tellement à l'écoute que ça me donnait envie de pleurer.

Ouais, j'avais peur. Un peu.

- Ça va.

Comme si je lui avais donné le signal qu'elle attendait, l'une de ses mains a lâché mes poignets et un ongle est venu glisser entre mes clavicules. Ma peau a commencé à palpiter, frémir, picoter. Et il y avait cette peur, qui - mâtinée à l'excitation et à bien d'autres choses, encore - accélérait ma respiration.

- Je peux arrêter.

Entre mes seins, sur mon ventre.

- Tu n'as qu'à me le dire.

Et elle s'est arrêtée. A l'écoute à nouveau.

- D'accord ?

C'était dingue, comme je la sentais douce et férale à la fois, impérieuse dans sa guimauve.

Lorsque j'ai répondu, c'était en grognant. Déterminé à écraser cette peur qui poissait, cet espèce d'élan de panique misérable qui surgissait du néant. Hors de question que j'y cède.

- Continue.

La pression sur mes poignets s'est accentuée.

- Demande gentiment.

Une partie de moi, très vite, a eu envie de lui rire au nez. L'autre a lâché prise, accepté l'expérience et c'est celle que j'ai suivi, avec l'impression de danser au bord du vide.

- ... s'il te plaît.

Leïla a ri un peu, sa main est descendue. S'est glissée sous mon pantalon.

J'ai senti mon corps se tendre un peu plus, ma respiration faire ce qu'elle voulait. Le vide m'attirait, m'effrayait et je me suis retrouvée à acquiescer fermement alors que je ne voyais rien, que du gris. Il y avait de la chaleur près de mon épaule, un souffle mais je n'ai rien senti : toute ma raison était accaparée par ce qui se passait plus bas. Par ces doigts qui glissaient aussi facilement qu'un scalpel dans la soie, la chaleur qui montait et me faisait tourner la tête. J'ai voulu grogner et ça a été un miaulement qui est sorti de moi. Et Leïla qui jouait, me tenait et dont j'ai deviné le sourire même sans la voir. Et plus elle me travaillait, plus je me changeais en nerf, abandonnant la peur au profit du plaisir. A bouillir, elle m'avait, à me tordre et elle me tenait, elle ne cessait de me tenir.

Avant de s'arrêter.

D'un coup.

Juste avant que j'implose.

Il y a eu un instant de silence. Souffle court, j'ai laissé échappé :

- Putain, Leï.

- Quoi ?

Son ton m'a fait grimacer, elle a retiré sa main vivement. Comme j'ai pu la détester, à ce moment.

- Tu veux que je te supplie, c'est ça ?
J'allais le faire, promis. Elle pouvait décemment pas me laisser comme ça.

Avec rapidité, elle m'a aidé à faire passer le haut au-dessus de mes épaules et je me suis tenue sonnée devant elle, encore palpitante. Assoiffée.

Prête à la tuer.

- Non, non.

Son insolence ne m'a jamais paru autant insupportable.

Elle s'est plaquée contre moi, taquine.

- J'avais juste envie d'aller ailleurs, pour la suite.

Son regard m'a désigné le lit de mes parents, c'est tout juste si je ne l'y ai pas jetée.

- T'as intérêt à finir, cette fois.

- C'est ce qu'on verra.

Au souvenir de cette toute première fois, je souris encore un peu.

Il n'y avait qu'avec elle, vraiment, que je pouvais accepter la peur et la mettre de côté. Elle était magique comme ça, elle m'apaisait. Sans faire disparaître le mal totalement, en m'aidant à le supporter.

C'était sans doute l'aspect d'elle que je préférais.

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