À travers le brouillard

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Je l'ai laissée faire, complètement abasourdie par cette tournure que j'aurais pourtant pu voir à des kilomètres, si j'avais été attentive. Le temps d’appréhender, de comprendre la douceur de ses lèvres contre les miennes et je m'étais écartée d'un coup, le cœur battant à cent à l'heure comme si j'avais été sous cocaïne. Lola a fait de même et à son regard, j'ai vu que ma réaction l'a blessée.

- Raïra... je...

Je n’ai rien dit, mais ma main s’est levée, lui intimant de se taire. Mon cœur s’était mis à battre comme s’il avait voulu crever ma poitrine, je le sentais dans tous mes membres.

- C'est quoi ton problème ?

Bien sûr que je l’avais attaquée, animée par ce que je croyais être de la colère. Mais quelque part, ma fureur sonnait faux, cachait une émotion que je n’avais pas envie d’identifier mais dont je reconnaissais les symptômes.

La peur.

Immobile, Lola a fini par balbutier :

- Je suis désolée, je... j'ai cru qu'entre nous, il pourrait y avoir quelque chose.

- Tu t’es trompée.

J’essayais d’être dure, de me faire sèche même si j’avais la terrible impression de foutre en l’air un truc qui aurait pu être génial.

Lola est restée plantée là, à se tordre les mains. Avant de répondre, d'une petite voix :

- Pardon. Je savais pas que t’étais... pas intéressée.

Les battements de mon cœur se sont intensifiés, comme si j’avais été un animal entre deux phares, qui voyait la catastrophe arriver sans être capable de bouger. Je savais qu’il fallait que je parte, mais où ? J’étais chez moi, je pouvais pas aller au QG.

Pas dans cet état.

J’ai commencé à faire les cent pas sur le balcon, passant à côté de Lola. Elle s'est écartée et s'est adossée à la balustrade, hésitante. Le son de sa voix a résonné faiblement avant de se perdre dans la nuit, avalé par les bruits de la ville.

- J’ai cru qu’il y avait quelque chose entre nous.

Je me suis figée, lui tournant le dos. Dans sa voix, j’ai perçu une attente qui m’a paru insoutenable, comme si elle accordait à ma réponse une importance bien trop grande. À ce moment, j’ai compris que j’avais un pouvoir terrible sur elle. Il fallait que mes mots soient violents, qu’ils lui brisent le cœur avant que l’idée n’infiltre ma résolution et creuse une faille. Je ne pouvais pas me permettre d’être faible, de montrer ma vulnérabilité à quiconque. Si je m’adoucissais, j’allais crever : ils allaient le sentir et me bouffer.

Et Lola... elle pourrait me faire du mal, aussi.

Sa voix a renchéri, recouvrant temporairement le chaos sous mon crâne :

- Cette nuit où je suis venue chez toi... t’as rien ressenti ?

Je ne pouvais pas la laisser fendre mon armure et laisser une crevasse en forme de cible entre mes poumons, pourtant j’ai baissé les yeux.

Je me suis rappelée de l’euphorie que me procurait sa présence comme d’un souvenir lointain, une pointe de sucre dans un océan d’amertume. Ma colère s’est évanouie, laissant derrière elle une pensée : les gens en couple, ça faisait quoi ? Ça se faisait confiance, ça se touchait par amour.

- C'est pas ça.

Comment lui dire que ce que je connaissais du sexe, c'est ce que je faisais aux filles pour les habituer, que mon corps était un outil et rien d'autre, que les rares moments où je me sentais réellement attirée par qui que ce soit étaient saturés d'alcool et d'ecstasy. Plus j'y pensais et plus je sentais la bile monter, mon cœur remonter jusque dans ma gorge pour bloquer mon souffle. Je me suis remise à marcher, désorientée.

- C'est juste que... je...

Les souvenirs défilaient devant moi de plus en plus vite, me rappelant à quel point j’étais sale, à quel point je ne méritais pas l’amour de Lola.

D'une main sur mon épaule, elle m'a stoppée.

- Raïra.

Elle n'a rien dit d'autre et me forçait, de son regard, à rester statique devant elle. Poussée par cette urgence qui me donnait l’impression que j’allais crever, j'ai lancé :

- Je suis pas faite pour être aimée, Lo.

Un silence. Puis la bouche de Lola s'est tordue, pincée en une grimace sévère.

- Ah bon.

- ... ouais.

Elle avait son regard de prof, celui qu'elle m'adressait quand je bossais mal et qui me faisait me sentir nulle comme jamais. J’ai voulu me dégager mais Lola a posé son autre main sur mon épaule, me tenant complètement avant de reprendre avec gravité :

- Tu crois vraiment ce que tu dis, Raïra ?

- Tu crois que je te le dis pourquoi ?
J'avais presque crié ma réplique, comme prise en faute. Je sentais ma gorge se bloquer, et pourtant - entre deux boules de sanglots qui remontaient et que je ravalais avec rage - j'ai réussi à articuler :

- Tu crois que tu me veux mais t'as aucune idée de qui je suis ou ce que je fais, Lola. Tu sais pas ce que je fais de mon corps, comment les gens me regardent, à quel point je salis tout ce qui m’entoure. Et-

Les bras de Lola se sont refermés autour de moi, ses mains sur mon dos alors qu’elle me serrait fort. Et bien malgré moi, j’ai senti une chaleur traîtresse se répandre de ma poitrine à mes joues.

- Chuuuut.

- Mais...

- Tais-toi, je te dis.

Épuisée, j'ai fermé ma gueule alors que, très doucement, elle me caressait le dos.

- Tu dis que je te connais pas et t'as pas tort mais tu sais... ce que je connais de toi, là, ça me suffit. Et si tu veux pas de moi comme amoureuse, c'est pas grave. Ça me va aussi d'être ton amie.

Le flot de pensées qui se déchaînait dans ma tête s’est arrêté, court-circuité par la simplicité de sa déclaration. Et - sans que je ne puisse les retenir - de grosses larmes se sont mise à couler sur mes joues et atterrir dans ses cheveux. Même si je m’en suis violemment voulue, une constatation s’est imposée à moi : la faille ne s’était pas ouverte, elle était déjà là depuis longtemps.

Imperturbable tout à coup, Lola a repris :

- J'ai appris à t'aimer même avec tes zones d'ombre, Raïra. T'as peur de me faire fuir ?

Raide, je me suis détachée un peu pour voir son visage : elle souriait. D’une voix étranglée, j’ai articulé :

- ... je sais pas.

Un pas en arrière.

- J'en sais rien.

Ma tête me faisait mal et je sentais confusément que - plus que l'alcool - c'était ma condition qui me rendait triste. C'était juste étrange que ça m'ait frappée là, en cet instant, alors que jamais je n'y songeais, avec la Meute. Mais c'était peut-être ça, la clé : jamais je ne me plaignais, j'encaissais toujours tout sans rien dire. Les coups de couteaux, les coups de langues.

J’ai reniflé, pitoyable comme une gamine, alors qu’une autre réalisation me frappait :

Jamais j’en parlais, je me mentais en prétendant que ça ne faisait rien.

- ... Lo, c'est compliqué.

Elle a acquiescé puis, très doucement, a pris ma main dans la sienne.

- Tu veux m'en parler ?

Je me suis mordue les lèvres un peu trop fort, ai fait non de la tête : lui raconter, c'était l'impliquer et ça, c'était hors de question.

Un nouveau silence a filé entre nous, avant que Lola reprenne :

- Raïra, je t'aime vraiment bien, ok ? Et crois-moi, je me fous que tu sois faite pour être aimée ou non, je le fais quand même.

J'ai voulu protester mais elle a repris :

- J'adorerais sortir avec toi, mais c'est pas obligé. C'est comme tu veux. Mais tu sauras que tu me plais et que... j'espère que je te plais aussi.

Sur ces derniers mots, elle avait perdu un peu de son assurance. Je suis restée immobile, un peu calmée par son contact, sa façon de me rassurer sans se foutre de moi. Très doucement, mes larmes ont cessé de couleur et je n’ai plus senti que la chaleur de sa peau et l’obscurité qui nous entourait.

J’encaissais tout mais elle était là.

J’étais dangereuse mais elle était là.

Comme un truc qui brillerait dans le brouillard, la promesse de quelque chose d’incroyable. Et alors que mon regard s’est heurté au sien, j’ai senti ma peur reculer, s’effacer.

Elle pouvait me faire du mal, elle pouvait me fragiliser.

Mais j’avais besoin d’être fragile pour ne pas craquer.

C’est cette pensée qui m’a animée, avancer dans le coton jusqu’à elle. Ignorant les pensées qui fusaient toujours, je lui ai pris le visage dans les mains et l’ai embrassée à mon tour.

Alors qu’elle me rendait mon étreinte, j’ai senti une chaleur incroyable balayer tous mes doutes, comme si on allumait un feu dans mon corps. C’est à cet instant que j’ai compris que je serai fragile et je me protégerai, tant que ce sera avec elle. Ces mots ont guidé mes gestes comme un pacte silencieux, scellé par ce baiser. D'un commun accord, à deux totalement, vraiment, jamais plus dans l'instant présent qu'au sommet de cet immeuble, avec les lueurs incandescentes de la ville en-dessous et le ciel au-dessus de nous.

Le moment le plus pur que j’aie jamais vécu.

Et que j’allais regretter si fort, quand la guerre serait à son apogée.

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