A deux

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La rentrée 1988 fut normale, à l'exception d'un détail : je sortais avec Leïla. Si c'était important pour elle comme pour moi, on avait quand même pris la décision de cacher notre relation à notre entourage. Cela comprenait l'école (Kate et Cole exceptés : ils nous avaient vues, sur le balcon), les gens dans la rue, nos familles respectives aussi. Nos motifs étaient différents : sa famille à elle semblait considérer l'homosexualité comme un tabou et moi, je voulais la protéger de mes ennemis nocturnes.

Au départ, c'était compliqué : quand Leïla me faisait rire et que je me rappelais à quel point elle était géniale, c'était dur de réfréner mon envie de la prendre dans mes bras et le lui faire comprendre à coup de langue. C'était comme si être avec elle réveillait des choses que je n'avais fait que simuler jusqu'à présent : mon corps répondait à sa présence, j'avais l'impression de le sentir pulser quand elle s'approchait. Avec elle, je me découvrais tactile, assoiffée, insistante : ma peau se réveillait, je la découvrais naturellement vivante et moi avec. En public, c'était presque toujours Leïla qui me tempérait, j'en souffrais un peu mais me vengeais en privé : collée à elle, dans ses bras ou elle dans les miens, à ne pas me lasser de l'embrasser, du feu qu'elle allumait dans ma poitrine quand elle répondait. Mais j'avais mes limites : je pilais systématiquement quand il s'agissait d'aller plus loin, bloquée, et elle n'insistait pas parce que la lenteur lui allait.

Malgré l'état dans lequel Leïla me plongeait, on a réussi à se cacher pendant plusieurs mois. Jusqu'à ce qu'un jour, on se fasse pincer, et d'une façon qui ne laissait aucune place à l'ambiguïté. C'était un vendredi soir, il pleuvait à verse dehors et on était bien lancées, occupées à se peloter sur le canapé du salon pendant que George Michael chantait Careless Whisper en fond. Absorbée par l'odeur de Leïla et le grain de sa peau sous mes doigts, je n'ai pas entendu la porte s'ouvrir et des voix résonner à l'entrée. Puis un juron a couvert la musique, prononcée par une voix familière : celle de Hakeem.

Je me suis redressée et me suis décollée de Leïla mais c'était - vu le regard de mon frère - un peu trop tard. Hakeem a froncé les sourcils alors que je fonçais vers lui, ignorant délibérément son pote qui se tenait derrière.

- Hé, salut... je croyais que t'étais de sortie ce soir ?

- Je suis juste allé chercher John, content de voir que tu suis.

Il n'a rien dit de plus et m'a foudroyée du regard pendant que George continuait de chanter.

- Eteins ça.

Leïla a bougé :

- Je m'en charge.

Et paf, plus de musique. Le regard de Hakeem a bondi de ma copine à moi, avant qu'il me désigne ma chambre d'un geste du menton.

- Je peux te parler 3 secondes ?

- Bien sûr.

J'allais me faire taper sur les doigts, je le sentais à des kilomètres pourtant je me voyais mal désobéir. Ouvrant la marche, je suis rentrée et mon frère m'a suivi, après avoir adressé quelques mots à son pote. Puis il a fermé la porte et on s'est retrouvés seuls, dans un silence étouffant.

Qu'il a brisé, violemment.

- Tu foutais quoi, là ?

- Hakeem - j'ai inspiré - c'est pas ce que tu crois.

- Tu te fous de ma gueule ?

Il avait élevé la voix et je tentais de ne pas me décomposer devant lui. A la place, j'ai bloqué ma tête, mon regard : le but, c'était de ne pas faiblir.

Notre échange d'éclairs dans les yeux a duré quelques secondes, avant qu'il reprenne :

- ... ça fait depuis combien de temps ?

- Fin août.

- Sérieux ??

Un mélange de surprise et d'énervement s'est affiché sur ses traits, c'était presque comique. J'ai eu l'impression bizarre qu'il se retenait de sourire un très bref instant, mais il s'est bien vite repris :

- C'est du sérieux, entre vous ?

Sans savoir si c'était vrai, j'ai hoché la tête. Il est resté silencieux quelques secondes avant de se prendre le front entre les mains et commencer à faire les cent pas dans ma chambre.

- Raïra, c'est pas possible... tu comprends pas que c'est dangereux ?

- C'est pas pour rien qu'on le cache, tu sais.

Plusieurs tours avant qu'il ne respire un grand coup et se retourne.

- Il faut pas que les autres sachent.

- Ceux de la Meute, tu veux dire ?

- Quiconque. Il faut pas que nos rivaux puissent l'utiliser comme levier sur toi, tu comprends ?

J'ai hoché la tête.

- Me prends pas pour une débutante.

Il a semblé se calmer un peu. Après un temps, il a repris :

- Elle sait... pour ce que tu fais ?

- Non. Je lui ai rien dit, je préfère qu'elle sache pas.

Il a soupiré, visiblement soulagé.

- ... c'est déjà ça.

Un silence, pesant (mais sans doute moins que celui qui devait s'étendre entre Leïla et John, dans le salon). Hakeem s'est rapproché de moi et m'a fixé avec gravité.

- Tu sais, je m'en doutais un peu. Et je peux pas dire que ça me fasse plaisir, mais je pense bien que ça servira à rien de t'interdir de la voir.

Il a soupiré.

- T'es trop bornée, de toute façon.

Je n'ai pas pu m'empêcher de sourire.

- Tu le sais.

Il a ri, un peu nerveusement. J'ai repris, un peu plus légèrement :

- Ça te dérange pas, que je sois avec une fille ?

Il a haussé les épaules.

- C'est bizarre mais je peux pas dire que je m'y attendais pas.

J'ai froncé les sourcils.

- Ah ouais ?

Il a ricané, bien plus franchement cette fois.

- Ça se voit que tu t'es jamais vue devant Hope.

- Oh, ça va, hein. Elle est canon objectivement, ok.

- Ouais, pour les mecs et les les filles qui aiment les filles.

Je lui ai flanqué un coup et il a ri plus franchement avant de reprendre son sérieux.

- A part ça, fais gaffe. Je te dis ça pour elle, aussi. Ok ?

- T'es trop aimable, de nous donner ta bénédiction.

- Oh, ta gueule.

Mais j'avais compris, à ce qu'il ne disait pas, qu'il était content de l'effet qu'elle avait sur moi. Il n'était pas le seul, d'ailleurs.

C'est comme ça que Hakeem a su pour mes tendances, depuis sans doute bien plus longtemps que moi.

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