Sur un fil

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Le lendemain, j'ai offert à Lola un petit-déjeuner de reine avant qu'elle ne reparte, me laissant avec un Hakeem bizarre, qui me jetait des regards de travers.

- Elle a dormi où, pour finir ?

- Dans mon lit.

Il a froncé les sourcils et s'est approché avant de lancer, à voix basse :

- Vous avez fait des trucs ?

- Eww, non !

Je n'avais pas pu m'empêcher de grimacer, choquée qu'une telle idée ait pu lui traverser l'esprit.

- T'es fou, bordel. Je suis pas lesbienne.

Il a haussé une épaule et porté sa tasse à ses lèvres.

- Je sais pas, Raïra. C'est pas l'impression que j'ai, quand je vois ce que tu fais aux filles de la Meute.

- C'est pas la même chose ! C'est pour le travail, tu te fais des putains d'idées.

Ça m'énervait tellement, d'un coup.

- Toi, tu fais bien genre d'être amoureux d'elles alors que tu l'es pas vraiment !

- C'est pas la même chose.

J'ai levé les bras, exaspérée. Comme pour m'imiter, il a fait de même et montré ses paumes.

- ... ok, ok, je te crois. De toute façon je m'en fous, hein, c'est ta vie.

- J'espère bien.
J'avais grommelé, il avait pas fini.

- Je te dis juste de faire gaffe, ok ?

- Ok.

Avec ce qu'il me restait de naïveté, je n'ai pas compris ce qu'il sous-entendait.

C'était comme si la nuit qu'on avait passées ensemble avait amené notre amitié à un nouveau niveau : j'appelais Lola plus souvent, l'invitais à traîner avec Kate, Cole et moi, dehors ou à la maison. Si mes amis, au départ, ne l'appréciaient pas particulièrement, le temps a fait son œuvre et ils ont fini par accepter de l'inclure (ils s'entendaient même plutôt bien). Nos sorties se sont multipliées, l'été filait doucement.

Bien que je repensais souvent à ce que m'avait dit Lola dans le noir, j'avais décidé de ne pas l'interroger : elle continuerait lorsqu'elle se sentirait prête (si cela arrivait un jour). En attendant, on ne cessait de se rapprocher. C'était fou ce que notre amitié pouvait me rendre bêtement extatique (ça m'avait étonnée, de constater à quel point sa présence me rendait presque euphorique - le genre de sensations que je ne ressentais plus que la nuit et jamais sans un peu d'aide chimique).

Je me souviens de nos promenades dans Quartz City, ce quartier complètement délirant qui avait germé comme un champignon hallucinogène en périphérie de la ville et que Lola adorait. Je la suivais entre les bâtiments de verre aux couleurs démentes (vert d'eau, violet vif, nuances d'indigo et de rose surréalistes) jusqu'aux parcs asymétriques où on passait nos après-midi. Là-bas, j'avais foutu un sale coup de poing à un mec qui avait osé lui foutre la main au cul avant qu'on se casse - c'était plutôt inhabituel que je réagisse comme ça mais Lola éveillait en moi quelque chose de très protecteur.

Si je restais très secrète quant à mes activités, le reste de mon existence, auprès de mes amis, était transparente : ils avaient vu mon appartement, ma famille, connaissaient mes passions. De la vie de Lola, par contre, j'ignorais quasiment tout : je savais qu'elle vivait en périphérie du centre-ville et que ses parents étaient plutôt stricts. Lors d'une soirée chez Cole, elle m'avait confié qu'ils vivaient dans une autre ville, auparavant, mais que quelque chose ("un accident, en quelque sorte") les avait poussés à déménager. La nature de l'évènement restait inconnue, Lola ne semblait pas vouloir s'y attarder et je respectais son silence (même si j'y songeais souvent).

A force de réunions, notre petit groupe s'est trouvé une dynamique : Cole était le type sarcastique qui nous faisait marrer avec ses remarques bien senties, Kate était la conciliatrice, Lola l'élève raisonnable et moi la mauvaise fille. J'étais celle qui faisait peur, celle qui ne semblait pas avoir de limites et, surtout, qui pouvait ramener de l'alcool aux soirées. C'était ce que je faisais, satisfaite de pouvoir être utile et de, dans la mesure du raisonnable, dévergonder un peu mes potes. Contrairement à la plupart des mecs de la Meute (Dog, en particulier), je ne le faisais pas avec de sales idées en tête : j'avais beau aimer sincèrement mes amis, leur vie ordinaire m'ennuyait souvent et j'aimais les voir désinhibés, prêts à me suivre dans mes conneries. Je me soûlais aussi avec eux, bien sûr, et on enchaînait jeux stupides et conversations intimes. Comme l'appart était souvent vide d'adultes (Hakeem dormait parfois au QG, ce que j'évitais de faire), la plupart de nos soirées se déroulaient chez moi. Ça m'arrangeait : j'appréciais de ne pas avoir à faire beaucoup de chemin pour rentrer (et puis, dans la rue, j'avais tendance à être alerte et agressive - c'était fatiguant pour tout le monde, moi comprise).

L'été touchait à sa fin, la rentrée se profilait et nos sorties avaient comme un goût amer de fin de week-end. Après avoir passé une semaine agitée avec la Meute et, malgré une fatigue grandissante (Face soupçonnait l'un de nos nouveaux membres d'être une taupe, l'ambiance s'était tendue et on avait dû se faire très vigilants), j'avais accepté de passer la soirée avec Kate, Lola et Cole.

Ils sont arrivés avec de la pizza. Hakeem, un peu plus tard, a débarqué à son tour. On a mangé tous ensemble puis il a disparu, visiblement aussi crevé que je l'étais. Entre musique aux basses marquées et bières bon marché achetées au kebab du coin (le gérant était un ami de la Meute), la soirée s'est déroulée dans un calme appréciable et s'est terminée dans une apothéose bizarre.

C'est encore très clair dans ma tête : Kate et Cole étaient au salon, en train de jouer à Zelda alors que j'étais sur le balcon avec Lola. L'appartement était haut, pas le plus élevé de la ville mais il permettait quand même une belle vue sur le quartier (et une mort certaine si on tombait).

Il faisait chaud, j'avais envie d'une clope mais je luttais : certains des membres de la Meute me faisaient prendre de sales habitudes et j'essayais régulièrement de ne pas y céder. A la place, je laissais mes yeux s'égarer dans le paysage : les gratte-ciels et, plus loin, l'endroit où je pouvais deviner les montagnes et la naissance de l'Océan. Lola faisait pareil, on ne disait rien et c'était bien : j'étais peu douée pour la causette et elle avait fini par s'y faire.

Un reniflement, puis l'envie de m'endormir là, les deux bras sur la balustrade et avec les lumières de New L.A. dans mes prunelles. Puis un ongle pointu - bleu ciel - a effleuré l'une des cicatrices qui crevassaient ma hanche.

J'ai haussé les sourcils, me suis retournée vers Lola. Depuis l'intérieur, on entendait Kate s'énerver sur un passage du jeu.

- Tu fais quoi ?

- Elle est pas nouvelle, celle-là ?

- Non.

J'étais sèche, elle souriante. Sans m'excuser, j'ai repris :

- Fais pas genre que tu les as pas déjà comptées, avant la gym.

- Dans les vestiaires ?

Lola a fait semblant de s'offusquer.

- Déjà t'en as trop et puis... j'ai mieux à faire.

- Me prends pas de haut, bordel.

Je lui ai filé un petit coup de poing dans l'épaule et elle a ri, un moment, avant de retrouver un air plus sérieux.

- T'as l'air crevée.

- Je le suis.

J'ai bâillé avec conviction : puisqu'il s'était avéré inutile de faire croire à mes amis que je ne trempais dans rien de louche, j'avais cessé de les détromper (ce qui ne m'empêchait pas, au demeurant, de ne donner aucun détail sur ma situation).

Un silence un peu trop long s'est étendu comme un fil entre nous deux. Lola l'a brisé :

- Tu fais gaffe à toi, des fois ?

- Mais oui, putain. T'as pas besoin de faire comme si t'étais ma mère.

Un éclat bizarre - à moins que ce ne soit le reflet de la circulation en contrebas - est passé dans ses yeux.

- Je veux pas être ta mère, Raïra, mais tu peux pas m'empêcher de m'inquiéter.

- Bah inquiète-toi si tu veux, mais ça sert à rien.

Je lui ai tendu ma bière.

- Bois, tu seras moins chiante.

Pourquoi ça la faisait rire ? J'étais sincère et pas d'humeur à la rejoindre mais elle m'a fait sourire quand même, par contagion. Une minute après, on était toutes les deux hilares dans l'air chaud de la nuit, rendues euphoriques par l'alcool et par cette complicité qui nous liait. Et plus je riais, plus je sentais la tension dans mon estomac se défaire, mes pensées s'éparpiller. J'étais moins sensible aux effets de l'alcool depuis que j'en buvais régulièrement mais l'ivresse restait présente, avec un peu d'effort, toujours aussi délicieuse et un peu flippante.

Un temps, on s'est calmées et Lola s'est rapprochée. En voyant qu'elle frissonnait, j'ai passé mon bras autour de ses épaules. Elle a brisé le silence :

- Cette vue, quand même.

- C'est dingue, hein ?

- Ouais. J'ose pas imaginer le loyer que doivent payer tes parents.

- On s'en fout.

J'avais grommelé, peu satisfaite qu'elle me rappelle l'existence de mes géniteurs.

- T'as de la chance de vivre ici.

- Mouais.

Elle a posé sa tête contre mon épaule.

- Les miens sont dans la moyenne, je dirais. Mais ils ont vraiment fait des sacrifices lorsqu'on a déménagé. Pour qu'on aie une jolie maison.

- Ils auraient pas dû. Ici ou ailleurs, c'est la même merde.

J'ai bu une gorgée de bière tiédasse.

- Je sais pas. Ils voulaient nous faire prendre un nouveau départ et m'éloigner de... mauvaises influences.

J'ai ri, surprise.

- Ils ont eu peur que tu tournes mauvaise fille ? Toi ?

Je me foutais de sa gueule à moitié : jamais je n'avais imaginé Lola comme une fille infréquentable, loin de là.

Mon rire a semblé la faire réagir. Elle s'est détachée de moi et m'a fait face.

- Te marre pas, ok.

J'ai levé les mains.

- Ok, ok. Comme tu veux, sale rebelle.

- Ferme-la !

Je voyais bien qu'elle était mal à l'aise, comme si elle marchait sur un fil que je m'amusais à faire trembler. Prétextant l'indifférence alors qu'elle piquait ma curiosité, j'ai égaré mon regard du côté des buildings de New L.A. et leurs lumières carrées. Au bout d'un temps, Lola a repris d'une voix hésitante :

- Tu te souviens de ce que je t'ai dit, la première fois où j'ai dormi ici ?

- Que t'étais pas normale ? Je m'en souviens, ouais.

Je sentais que j'étais sur le point d'apprendre quelque chose, pourtant je ne pouvais pas m'empêcher de ramener ma grande gueule.

- Tu vas me dire que t'as braqué un Walmart, c'est ç...

J'ai voulu finir mais sa main s'est plaqué contre ma joue, me poussant à tourner la tête. Je lui ai fait face alors qu'elle me fixait, une gêne et un désespoir évident dans ses yeux soudain bien trop humides.

- Mais non, putain...

Je suis restée immobile, incapable de savoir quoi dire.

- Raïra, je...

Elle a ravalé sa salive et s’est tue, d’un coup. Dans ses prunelles marron, un éclat étrange est passé.

Puis, avec une détermination intense, elle s'est approchée de moi et a posé sa bouche sur la mienne.

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