Dégrisées

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Les grandes vacances d'été étaient mes vacances préférées et celles de cette année-là n'ont pas fait exception : libérée des contraintes scolaires (et profitant d'une présence allégée de la part de Rosie), j'ai pu accorder à la Meute et mes amis le temps qu'ils méritaient. C'était pareil pour Hakeem, qui, d'un coup, s'est retrouvé à me consacrer plus d'attention. C'était une belle période, un peu comme le calme avant la tempête : j'en ai apprécié chaque moment.

Sorties à la plage, ballades urbaines, expéditions familiales et, la nuit, fêtes et sorties déchaînées : je vivais comme une épicurienne, dans un plaisir qui me faisait oublier la gravité de mes actes. Pourtant, tout à coup dans cet été flou, il y a eu une nuit, une scène qui m'a forcé à endosser un nouveau rôle et éveillé en moi des instincts étranges. C'était bizarre, un peu angoissant et le début de quelque chose de tragiquement magnifique - même si je ne l'ai compris que bien après.

Et ça concernait Lola, comme de juste.

J'étais avec Hakeem et on rentrait à l'appartement. C'était une belle soirée, j'avais la tête qui tournait d'un coup et mon frère me soutenait, un peu plus frais que moi mais sans l'être totalement. Je me souviens de nos rires, des étoiles qui brillaient cachées derrière le smog puis de la pluie qui nous a surpris, soudainement. Forcément, on a fait la course jusqu'à l'ascenseur, à nous prendre des coins de murs et retenir avec peine nos fous rires comme des enfants. Les portes se sont ouvertes et les lumières se ont éclairé le couloir de l'étage, notre porte et - à côté - une silhouette recroquevillée, assise contre le mur.

Interloquée, je me suis approchée pour reconnaître Lola, ses yeux marrons qui se sont accrochés à moi et m'ont refroidie comme l'auraient fait deux grosses vagues en pleine tronche. Hakeem a suivi mon regard, s'est figé et - sans un mot - a ouvert la porte de l'appart avant de nous faire signe de rentrer.

Elle était trempée comme nous, Lola, mais son humidité n'avait rien d'heureuse et la rendait juste misérable. Elle était engoncée dans un imperméable jaune un peu ridicule et serrait contre elle son sac d'école. Je l'ai aidée à se relever, l'ai fait rentrer dans l'appart. Dans le même silence assourdissant, agrémenté du bruit de la pluie contre les carreaux du salon, on s'est débarrassées de nos vestes et elle m'a suivie à la cuisine.

Là, encore un peu sonnée, je l'ai interrogée du regard.

- J'ai eu... des ennuis, à la maison.

- Ah ?

Je la fixais, me sentais désespérément décalée, incapable de me concentrer. Sans diplomatie, j'ai repris :

- Quel genre d'ennui ?

- Le genre qui font que je peux pas rentrer. Pas ce soir.

Elle avait gémi, visiblement paniquée. Hakeem - qui se tenait en retrait, à l'entrée de la cuisine - est intervenu.

- Si tu veux rester, y'a pas de problème. Hein, Raïra ?

- Ouais, bien sûr.

J'ai tenté, maladroitement, de lui ouvrir mes bras mais elle a gardé les yeux fixés au sol, me laissant bête et toujours un peu sonnée.

- ... heu... t'as mangé ?

- ... ouais.

Elle avait l'air de ne pas savoir où se mettre, moi non plus. Mon regard a croisé celui de mon frère et, comme s'il avait compris d'instinct que j'étais trop out pour gérer, il a pris les devants.

- T'as froid, tu veux prendre une douche chaude, peut-être ? La salle de bain est près de ma chambre, je te rappelle où elle est ? Raïra, prépare un truc à boire, s'il te plaît.

J'ai acquiescé, ai mis de l'eau à chauffer. Pendant que Lo disparaissait dans la salle de bain, je me suis jetée de l'eau froide au visage et me suis changée, mettant le top et bas de pyjama à carreaux hideux qui me servaient de tenue de nuit lorsque je n'étais pas trop crevée pour me changer. Hakeem m'a demandé si je pouvais gérer maintenant, j'ai dit oui et ai attendu Lola seule avec le silence et la tempête qui frappait au dehors.

C'était drôle, de se dire qu'elle était dans mon appartement, en pleine nuit, à pleurer sous ma douche. J'avais comme la sensation étrange d'assister à la collision de deux univers, mais la tristesse surréaliste du moment conférait à l'événement une douceur qui faisait que ni l'un ni l'autre n'avait explosé. J'étais juste là, sur le fil, à attendre mon amie.

Elle a débarqué, pâle mais un peu revigorée, aussi vulnérable qu’adorable dans le t-shirt qui la noyait. Je lui ai tendu une tasse de thé, qu'elle a saisie sans rien dire.

- Merci de m'avoir laissée rentrer.

- Y'a pas de quoi.

Est-ce qu'elle sentait mon odeur d'alcool ? Comme pour chasser la question, j'ai repris :

- Tu peux dormir sur le canapé. Ou dans la chambre de mes parents, si tu veux. Ils sont pas là.

- ... je veux pas dormir seule.

Elle recommençait à pleurer en silence et je me suis sentie bêtement coupable de la voir comme ça, comme si c'était ma faute et que je l'avais brusquée. Je me suis dépêchée de dire :

- Ok, pas de souci. Heu... je vais voir si Hakeem a pas un matelas de trop, tu peux m'attendre au salon si tu veux.

Hakeem n'en avait pas, ce qui me laissait l'option de dormir dans le même pieu que Lola. Je la lui ai proposé sans flancher : au QG, je m'étais déjà assoupie avec d'autres filles, c'était ordinaire pour moi. Ce qui m'a étonnée, c'est qu'elle a tout de suite accepté, un peu comme une gamine qui se réfugierait dans le lit de ses parents après avoir fait un cauchemar.

Lola était assise sagement sur le canapé du salon, la tasse dans les mains. En silence, je me suis assise à ses côtés et ai allumé la télévision. Alors que je zappais et fixais l'écran sans le regarder, Lola s'est légèrement approchée. Indifférente aux images qui défilaient sous mes yeux, je lui ai demandé :

- Ça va ?

- Mieux, merci.

Un temps. De nulle part, elle a lancé :

- Je me suis disputée avec mes parents.

- Ah.

Je ne savais pas quoi lui dire d'autre.

Le silence s'est étendu, nous enveloppant alors que j'avais rejeté ma tête en arrière, fixant le plafond.
Dehors, la pluie n'arrêtait plus de tomber alors qu'en fond sonore, une femme parlait d'univers parallèles et du Big Bang. J'ai baissé la tête, me suis raidie devant l'image. La voix de Lola, quelque part, a commenté :

- Elle est classe.

- C'est ma mère.

- ... oh.

Ce qu'elle avait l'air bête, à cet instant précis.

- Tu dois en être fière.

- Ta gueule.

Elle s'est tue et a replié ses jambes contre elle, la tasse toujours entre les mains - au moins, elle avait cessé de pleurer.

Quand j'ai vu que ses paupières papillonnaient, je lui ai proposé de bouger.

Peu après, on s'est allongées côte à côte dans le noir relatif de ma chambre. J'avais très envie de m'assoupir mais Lola m'inquiétait, je la sentais tendue sous mes draps.

Un murmure dans l'obscurité et sa main qui cherchait la mienne. Je l'ai saisie avec force, sans hésiter.

- Raïra ?

- Hm ?

- Merci d'être là.

- Pas de quoi. Les amis, c'est fait pour ça.

Un temps, le bruit de la pluie et du vent. Puis un début de confession, qui a éclot dans le silence.

- Mes parents... mes parents m'aiment.

Fort, j'ai espéré qu'elle ne rajouterait pas un trop - comme certaines des filles de la Meute le faisaient lorsqu'elles me confiaient leurs histoires - mais la confession a poursuivi en prenant une tournure inattendue.

- Ils m'aiment mais... je suis pas normale.

Dans le noir, je sentais ses doigts qui jouaient nerveusement avec les miens.

- Il y a quelque chose en moi... qu'ils n'acceptent pas.

Sa voix a enflé, s'est humidifiée.

- J-j'arrive pas à changer.

C'était fou ce qu'elle pouvait me rappeler la plupart des filles de la Meute, fou comme - contrairement à elles - elle me faisait une peine sincère et que je ne voulais ni exploiter, ni ignorer. Parce que c'était mon amie avant d'être autre chose, que je n'arrivais pas à retenir ce truc qui me donnait envie de chialer avec elle. Alors je me suis tournée et l'ai prise dans mes bras, tenue contre moi comme une enfant jusqu'à ce qu'elle s'apaise et s'endorme - à défaut de savoir quoi dire. Peut-être que les mots auraient sonné faux, à cet instant-là. Peut-être qu'ils auraient été de trop, peut-être qu'ils auraient tout gâché.

J'ai fini par sombrer, moi aussi.

Tout ça pour ré-entendre, en rêve, la voie de ma mère parler d'univers et de galaxies.

Le lendemain, il avait cessé de pleuvoir.

Je me suis réveillée collée à Lola et changée.

Mais ça, j'allais mettre un moment à m'en apercevoir.

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