Échéance

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La fin de l'année scolaire arrivait et, avec elle, l'échéance que je redoutais. Mes notes s'étaient améliorées, mais je n'étais pas tout à fait dans la moyenne encore. J'avais mis Hakeem au courant de ma situation et ce dernier en avait parlé à Face. Le boss avait accepté que je réduise ma présence auprès de la Meute : s'il semblait considérer l'école avec mépris, il me respectait assez pour me laisser un peu de mou. C'était bienvenu : il m'avait fallu au moins ça pour retrouver un rythme de travail convenable.

Les mois passaient, le gang s'agrandissait. J'avais beau moins fréquenter ses membres, je ne m'étais jamais sentie autant impliquée dans les affaires de la Meute : c'était comme si, pour compenser mes absences, je redoublais de zèle, abattant méthodiquement les barrières qu'il me restait. Physiques, morales, peu importait : mes liens avec la Meute se resserraient comme une corde autour des poignets.

Stupidement, j'en ressentais comme une forme de fierté.

Dans le quartier, on commençait à parler de nous. Je pouvais l'entendre au détour de certaines conversations, à l'école et dans la rue. On était de plus en plus, on se faisait de plus en plus de fric, de plus en plus de gens venaient se frotter à nous et on les recevait avec de moins en moins de tolérance. Ce genre d'évolution semblait particulièrement plaire à Face, qui nous - et par nous, j'entendais les membres les plus anciens - traitait mieux que jamais. La vie était belle, l'échéance se rapprochait.

Je grandissais.

Souvent, après la douche, je me plantais devant le miroir et fixais mon corps. J'avais changé, devenais trop féminine à mon goût : dans mon reflet, il y avait une adolescente à l'air sauvage, dont une puberté dérangeante avait creusé la taille et qui se découvrait, sous des cheveux bruns trop longs, des formes qui la perturbaient (sur d'autres, j'en appréciais l'esthétisme alors que sur moi, elles semblaient obscènes, comme greffées). A ce tableau, sur ma peau hâlée, s'ajoutait une multitude de cicatrices qui possédaient toutes une histoire : un règlement de compte, une affaire qui avait mal tourné, une bagarre surprise ou - plus simplement - l'envie de faire dégénérer une soirée. J'étais devenue mauvaise, même si je ne m'en rendais plus compte : depuis que j'avais vu Craig ramper devant moi, j'avais chassé cette sensation de domination comme si elle avait été une drogue. C'était un aspect de moi que je cachais à mon frère et dont seul Dog semblait prendre la mesure complète - en même temps, il nourrissait cette faim-là, avec sa folie coutumière et sa maxime dangereuse : une sortie réussie, c'est une sortie où le sang coule.

Souvent, le contraste entre mes deux vies me frappait : je pouvais passer la journée en classe, à prendre des notes, râler sur le menu de la cantine, échanger de gentils ragots et me retrouver au soir à faire la fête dans des conditions qui auraient choqué n'importe lequel de mes camarades. À boire, toucher aux cachets qui traînaient sur la table, danser avec les filles et finir par me retrouver affalée sur une nouvelle tremblante, à foutre ma main sous sa jupe et embrasser son visage avec une avidité animale.

Avant de retrouver Lola et Lola, c'était vraiment une autre histoire.

Avec elle, c'était si bien que ça en devenait bizarre. Je n'avais pas besoin de lui cacher mon cynisme et mon impatience : elle les acceptait, les temporisait, m'aidait à mieux me concentrer - c'était la seule qui y parvenait. De simple aide, elle est devenue bonne pote - à la surprise de mes amis comme des siens. J'ai donc commencé à lui réserver le même traitement qu'à ces derniers : le silence le plus total en ce qui concernait mes autres activités.

Pour Hakeem et Gold, c'était la règle d'or : ne pas mêler aux affaires de la Meute celles et ceux qui ne demandaient rien d'autre que de vivre leur petite vie tranquille et clairement, Lola faisait partie de ces derniers.

Le problème, c'était qu'elle s'inquiétait et elle n'était pas la seule. C'était aussi le cas de Kate, Cole, Will et Mr Campbell, qui me lançaient ce qu'ils pensaient sans doute être des bouées providentielles sous forme de "si tu veux parler de quoi que ce soit, je suis là" alors qu'à mes yeux, leurs répliques ne servaient qu'à leur donner bonne conscience.
(Et puis, je n'avais pas de problème, en soi : je me faisais du fric de manière illégale, certes, mais je rendais mon frère fier et ça, ça n'avait pas de prix. Aussi, je vivais une vie dangereuse mais terriblement grisante, dont ils n'avaient aucune idée. C'était une autre raison pour fermer ma gueule : je ne m'attendais pas à ce qu'ils comprennent).

Mes souvenirs de la période précédant les vacances d'été sont confus, séparés entre jour et nuit, comme du noir et du blanc, sans aucune zone de gris - il fallait dire que je prenais un soin particulier à ce que jamais les deux mondes dont je faisais partie ne se mêlent. Pourtant, malgré le flou de cette époque, deux instants me restent encore en tête avec une netteté étrange.

Le premier s'est déroulé au crépuscule, en périphérie de New L.A., sur le terrain vague où on a débarqué, Hakeem et moi, après un temps déraisonnable sans voir le soleil. Je le revois encore aligner une série de bouteilles en verre sur le capot d'une voiture abandonnée avant de revenir vers moi et poser un flingue entre mes mains. À la question qu'il avait lu dans mes yeux, il s'était contenté de répondre que j'allais bien devoir apprendre à viser, de toute façon, et j'avais acquiescé, consciente que plus le gang grandirait, plus on allait devoir se faire violents et sans pitié. J'avais fait la paix avec cette idée.

On y avait passé une heure, peut-être plus, au bout de laquelle mon frère m'avait félicitée, visiblement impressionné par mes premiers pas. Moi, je me sentais grisée : il y avait, dans l'exercice du tir, une rigueur et une violence qui me plaisaient particulièrement - en plus de l'attrait de la nouveauté. Je me souviens aussi m'être demandé ce que ce serait, en lieu et place du verre qui éclatait, de tirer sur quelque chose qui pouvait saigner. Bien entendu, j'allais avoir l'occasion de tester : c'était le premier entraînement, loin d'être le dernier. Mais c'est resté marquant : après tout, on m'y avait découvert un don qui, par la suite, allait m'être atrocement utile.

Le deuxième instant de cette période étrange s'est passé des jours après, en classe, alors que Mr Campbell distribuait les bulletins de notes annuels. Assise à ma place, la boule au ventre, je l'ai vu passer entre les rangs. Après que Cole, Lola et Kate ont reçu les leurs, Campbell s'est finalement dirigé vers moi et m'a glissé le carnet que j'ai nerveusement ouvert avant de sauter directement à la dernière page. Là, les progrès de mes notes m'ont sauté aux yeux, accompagnés de la confirmation écrite que je passais l'année. Je suis restée muette, presque choquée alors que mes amis venaient aux nouvelles et souriaient avant moi, heureux à ma place alors que je reprenais mes esprits, tentais de rester cool - mes notes n'auraient jamais dû avoir autant d'importance pour moi.

Puis il y avait eu la réaction de Lola. Lola qui s'est frayé une place pour me prendre dans ses bras. Et ses mains sur mon dos qui prenaient comme toute la place, sa joie chaleureuse qui se heurtait à ma surprise. Je me rendais compte que ma vie ordinaire prenait une place que je ne pouvais sacrifier, et que, plus le temps passerait, plus jongler entre elle et l'autre allait être difficile.

Mais sur le moment, j'ai préféré balayer cette pensée.

Puis les vacances ont commencé.

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