Lésions

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C'est Tamiko qui - défoncée comme à son habitude - a ouvert les portes du QG et m'a saluée. Elle s'est ensuite jetée à mon cou. Je lui ai machinalement rendu son étreinte avant de l'éloigner.

- Ça va ?

- Moi, ouais. Mais...

Elle tanguait un peu, désorientée, avant de me désigner l'encadrement de la porte du salon d'un geste volage.

- Chuck et Grim sont rentrés et ils sont blessés. J'en sais pas plus.

Je l'ai contournée, un mauvais sentiment au creux du ventre. Je n'étais pas particulièrement proche ni de l'un ni de l'autre mais ils restaient des membres de la Meute.

Ils étaient dans le salon, posés sur le canapé tous les deux. L'un, assis, se tenait le flanc et je voyais une tâche rouge grossir sous sa chemise alors que l'autre, un beau bleu sur sa face, gardait les yeux fermés ne bougeait plus. Un peu plus loin, Face faisait les cent pas et tenait contre son oreille ce que je reconnaissais comme un téléphone portable (il était la seule personne de ma connaissance, mes parents mis à part, à en posséder).

- Je m'en fous que tu sois occupé, il faut que tu te ramènes. Maintenant, ok ? Dans combien de temps tu pourras être là ?

Au milieu de ceux qui s'affairaient autour des blessés, il y avait Gold qui m'a remarquée et a filé vers moi.

- Hello, Rain. Ça va ?

- Ouais. Eux pas, j'imagine.

- Non, en effet.

- Il leur est arrivé quoi ?

Tamiko s'est glissée entre nous.

- On est pas entièrement sûrs. Ils sont revenus comme ça et ça se pourrait que ce soit des types d'un autre groupe qui les aient attaqués.

- Je vois. On a idée de qui ?

Gold a haussé les épaules.

- Face a des soupçons mais il est occupé, là.

- Plus maintenant.

C'est le chef qui l'a interrompu, la mine sombre et beaucoup moins affable qu'à l'accoutumée. Son regard m'a transpercée.

- Où est Steel ?

J'ai dégluti malgré moi, impressionnée par la colère froide qui émanait de lui.

- Je lui ai dit de rester, il était trop crevé. J'ai mal fait ?

Quelques secondes, durant lesquelles j'ai cru qu'il allait me gifler. Puis il a soupiré et la tension est retombée.

- Non, ça vaut mieux.

Un pas, le temps de reculer et héler le groupe, d’une voix qui a fait cesser toute conversation. Toutes les têtes se sont tournées vers lui alors qu’il reprenait.

- Un petit groupe d'enfoirés a décidé de tomber sur deux des nôtres. Si on ne réagit pas immédiatement, ils vont s'en tirer. C'est ce que vous voulez ?

Une vague de protestations lui a répondu. Face a fait taire le groupe d'un geste de main et a repris :

- Ils sont sans doute toujours là où ils ont viré Chuck et Grim.

Une pause, frisson de tension.

- Je vais y aller et les venger. Qui vient avec ?

En guise de réponses, des "moi" enthousiastes et fébriles, qui venaient de partout dans la pièce. Quelque chose s'est agité dans mon ventre et je me suis jointe à la clameur. Dog et Gold se sont placés de pars et d'autre de Face et ont commencé à distribuer des ordres : tout le monde allait enfiler ses chaussures et prendre des armes dans la réserve. Des couteaux, principalement. Puis on a quitté le QG, laissant derrière nous les blessés, les filles et la promesse qu'au retour, le type qui nous servait de médecin serait arrivé.

On était une petite dizaine, mais on faisait peur pour cent. Il y avait Face, ses deux seconds et les autres, le gang presque au complet. On marchait en ligne, comme une petite armée et je voyais des ombres s'écarter sur notre passage (je ne pouvais pas m'empêcher d'avoir hâte, me croire dans un clip et nous trouver tellement classes).

Face nous avait brièvement expliqué l'enjeu : Chuck et Grim se tenaient au skate park où on avait l'habitude de traîner et retrouver des clients lorsqu'ils avaient été attaqués par plusieurs mecs, qui visiblement avaient voulu clamer les lieux comme leurs. Et bien sûr, la Meute n'allait pas se laisser faire.

Il y a eu un éclair dans le ciel, puis une pluie fine a commencé à nous tomber dessus. Je marchais à côté de Dog, sentais l'odeur du béton se mêler à celle des gouttes. Puis on a débarqué dans le parc et je les ai vus.

C'était un petit groupe constitué de skinheads, majoritairement, posés tout autour des rampes comme des oiseaux de mauvais augure. J'ai senti Dog ricaner à mes côtés et tendre les muscles. Face lui a jeté un regard en biais.

- Ouais, vas-y.

Le mec avait réussi à poser une question sans même ouvrir la bouche, c'était épatant.

Presque liquide sous les gerbes, Dog s'est élancé en tenant sa batte des deux mains. D'autres ont suivi le mouvement et je me suis retrouvée à faire pareil, mue par quelque chose d'extrêmement primitif et territorial. L'image du sang qui tâchait la chemise de Chuck m'est revenue en tête.

Ils allaient payer.

Il y a eu des cris, du mouvement mais je ne remarquais rien : j'étais concentrée sur un type vaguement plus petit que moi, qui me tournait le dos et que j'ai chopé à la gorge. Alors qu'il criait - ça m'a tout de suite énervée - et se débattait mais manquait de force, j'ai sorti un poignard et l'ai planté au flanc. La lame s'est extraite avec un bruit visqueux alors qu'il vacillait et que ses jambes se dérobaient devant moi. Face n'avait pas donné de limitations, même si je me doutais que faire peur, dans l'idéal, suffirait.

Ça suffisait toujours.

Un type s'est jeté sur moi et a voulu me donner un coup de poing, que j'ai esquivé. Il s'est effondré peu après, frappé par Dog. J'ai jeté un coup d'oeil aux alentours alors que le punk repartait joyeusement esquinter d'autres mecs : il me semblait qu'on gagnait sans soucis.

C'est à ce moment-là que j'ai senti une douleur fulgurante au niveau de la hanche.

Succion immonde, la lame s'est retirée et j'ai vu rouge. Puis il y a eu deux sons - mon nom, crié par une voix familière suivi d'un bruit de détonation.

Puis plus rien.

Le vide.

Quand j'ai repris conscience, je n'ai rien vu d'autre qu'une lumière blanche, aveuglante. Puis la douleur est revenue, accrue et trop vive. J'ai grimacé, juré, tenté de me relever mais une main s'est posée sur mes clavicules et m'a forcée à rester allongée.

- Bordel...

- Du calme, Rain.

Ma vision s'est précisée et 3 visages sont apparus dans mon champ de vision : celui, placide, de Face, celui de Hakeem - il avait l'air mal et je m'en suis voulue de l'avoir inquiété - et un troisième, que je n'ai pas reconnu tout de suite.

- ... vous êtes qui.

J'avais parlé entre mes dents, ma bouche était pâteuse comme si j'étais en lendemain de soirée. Alors que le type m'examinait d'un air concentré et souriant, j'ai enfin tiqué sur pourquoi son visage me semblait familier.

- Hé, mais... je vous connais.

- Ah bon ?

Hakeem a froncé les sourcils.

- Vous êtes le mec de la salle de bain.

Je disais ça et c'était drôle puisque j'y étais de retour. Sauf qu'on était pas à l'appart mais dans l'une de celles du QG et que j'étais visiblement allongée dans une baignoire, en soutif et avec mon flanc qui tirait.

- C'est vrai.

Il sifflotait, placide et son air adulte, presque vieux, m'a frappée.

- Il s'est passé quoi ?

Hakeem a tendu le bras et a chopé ma main dans la sienne avant de serrer fort.

- Tu t'es fait planter et Al t'a recousue.

- Sérieux ?

Ça me faisait bizarre, d'imaginer qu'un truc aussi sérieux avait pu m'arriver. J'ai baissé le regard et me suis heurtée à une plaie écarlate, dont la couleur tranchait sur ma peau mate et refermée à coup de gros fil noir et trop long.

- ... putain.

Face a ri, soudainement.

- Ta première suture... on devrait fêter ça.

- Un autre jour, alors, a répliqué Al. Elle a besoin de repos.

J'ai voulu me lever mais le regard de mon frère m'a intimé de rester tranquille. Al a relancé :

- Je sais pas si tu es censée avoir école demain, mais je te recommanderai de ne pas y aller. Ne force pas trop sur ton corps.

Étrangement, j'ai pensé à Lola (est-ce qu'elle allait être déçue que je sèche une fois de plus ?) avant de me trouver conne : l'opinion de cette fille n'était pas censée avoir d'importance, j'avais dû perdre un peu de logique avec mon sang.

- Ok, je serai sage.

Je me suis tournée vers Face.

- On les a fait fuir ?

- Ouais.

Il a eu l'air de réfléchir, pendant quelques secondes.

- Je devrais surveiller Dog.

- Ouais, tu devrais. C'est un foutu psychopathe.

J'avais dit ça en me sentant partir un peu.

- Raïra, ça va ??

- C'est... Rain.

- Hein ?

- Appelle-moi par... mon vrai nom.

Hakeem s'inquiétait tellement, il perdait tout son charisme avec son air de chien battu. J'ai voulu le lui dire mais à la place, je me suis endormie. Comme ça, stupidement.

Comme la grande héroïne que j'étais.

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