Soutien

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- Hey.

Ça devait s'entendre, que ma voix manquait de conviction. Assez pour que Lola ne bouge pas et que je doive lui foutre la main sur l'épaule pour la faire se retourner.

Son visage - souriant à la base - a perdu de son éclat quand elle m'a aperçue.

- Raïra. Hey.

J'essayais de passer outre le fait que, dans la situation, c'était moi qui demandais et elle qui, techniquement, dominait. C'était déjà bien assez humiliant comme ça, d'avouer que j'étais devenue la pire élève de la classe.

- Il faudrait qu'on s'organise, pour... tu sais. Les cours de soutien.

- Ah, ça. Ouais.

Elle avait l'air mal à l'aise, presque autant que moi et fuyait mon regard.

- Heu, j'ai du temps quand tu veux en fait. Tu veux commencer cet aprèm ? Après les cours ?

J'ai réfléchi : j'aurais préféré traîner avec la Meute, mais il me semblait que j'avais congé, ce soir, et c'était sans doute bien : il fallait que je dorme.

- Ça joue, ouais.

- Tu veux qu'on aille en salle d'étude ?

- Heu... plutôt pas.

C'était une question de réputation : je n'avais pas envie de montrer à ceux qui me craignaient que mes études pouvaient me préoccuper.

Presque immédiatement, Lola a répliqué :

- C'est pas possible, chez moi. Y'a trop de bruit et... bref, c'est pas possible.

Elle semblait bien pressée, tout à coup, mais j'ai préféré ne pas creuser. J'ai haussé les épaules.

- Bah, viens chez moi alors.

Tant qu'elle n'essayait pas de fouiller mes tiroirs (tout ce que je pouvais avoir de compromettant était sous clé de toute façon), je pouvais gérer sa présence dans l'appart.

Elle m'a jeté un regard bizarre - à mi-chemin entre la méfiance et la perplexité - puis elle a repris :

- ... ok. Chez toi alors.

- Je vais pas t'égorger, hein.

Une grimace est passée sur son visage, le temps d'une micro-seconde. Mauvaise, j'ai lancé :

- Ou te voler, si c'est ce que tu sous-entends.

- Oh, ça va, hein.

Elle s'est éloignée et j'ai ricané : son embarras manifeste me faisait marrer, à croire qu'elle n'assumait pas le scandale qu'elle avait causé. En bonne connasse que j'étais, je lui ai crié, à travers la classe :

- Si je voulais le faire, j'attendrais qu'on soit dans une ruelle sombre !

Elle m'a adressé un doigt d'honneur pour lequel je ne me suis pas offensée : je l'avais cherché. Puis le cours a commencé et j'ai passé le reste du temps à l'ignorer.

Kate et Cole, en apprenant la nouvelle, ont tous deux réagi avec la même incrédulité. Il fallait dire que ni l'un ni l'autre n'appréciaient particulièrement Lola (Kate était la plus indifférente des deux et Cole lui en voulait encore pour son attitude envers moi). Mais comme j'avais pris ma décision et que rien de ce qu'ils pourraient dire n'y changerait quoi que ce soit, ils ont accepté la chose et, après les cours, ont laissé Lola nous suivre. Le trajet s'est déroulé sans problème particulier, mes amis ayant décidé d'être froidement polis avec ma camarade. Puis on s'est séparés et je suis restée seule avec elle.

Quelques secondes d'un silence gênant, où je l'observais à la dérobée et où elle m'ignorait obstinément pendant qu'on marchait. Jusqu'à ce qu'elle demande :

- On est encore loin ?

- Non.

Le silence entre nous avait l'air de la mettre franchement mal à l'aise. Peut-être par pitié, j'ai poursuivi :

- J'habite dans le quartier, en fait.

- Ah, c'est... pratique.

Et de nouveau, plus rien. Plus rien que le bruit des voitures, les chiens qui aboyaient, tout New Los Angeles qui recommençait à s'animer avec l'arrivée du printemps. J'ai accéléré le pas, insensible à la gêne qui semblait consumer ma camarade.

Un mec en hoverboard est passé entre nous, poussant Lola à s'écarter et moi à marcher plus vite encore - j'étais pressée d'en finir avec tout ce bordel. J'en oubliais l'autre et c'est sans doute cela qui l'a poussée à me choper le poignet.

Je me suis retournée presque immédiatement - le contact physique était devenu, pour moi, un sujet délicat. Lola m'a grippée de ses yeux chocolat.

- J'suis désolée.

- Hein ?

C'était bête, j'aurais pu dire tellement de choses plus spirituelles que ça et pourtant, c'était la seule réaction qui m'était venue spontanément.

- Pour ce que je t'ai dit.

J'aurais pu faire la conne, mais à la place j'ai pris de la hauteur.

- J'ai lu ton mot, ouais.

- Je te parle pas de ça !

Elle semblait excédée et trop émue à mon goût. Un peu gênée, j'ai dégagé ma main.

- C'était pas sincère, ce que je t'ai écrit... c'était trop tôt, je voulais juste éviter de me faire coller. Mais en vrai... je m'en veux. J'aurais pas dû insinuer des trucs sur toi, je te connais pas.

Bien sûr, j'ai été incapable de répondre quoi que ce soit. En face, Lola paniquait et ne s'arrêtait plus.

- C'est juste que... j'ai paniqué. Quand t'es venue vers moi, j'ai compris que tu plaisantais pas, j'ai eu peur et j'ai cru que le meilleur moyen que tu me respectes, c'était de te vanner. Mais c'était stupide, je comprends pas ce qui m'est passé dans le crâne et... bref.

Elle se tordait les mains, plus pitoyable qu'une junkie en manque. Et malgré moi, j'ai senti qu'elle m'émouvait.

Bordel.

- Ok.

Elle a levé ses yeux vers moi.

- Ok ?

- Ok, excuses acceptées.

Ma voix s'est durcie, mon expression aussi.

- Mais si tu recommences, je te défonce. Et arrête de t'écraser, c'est pathétique.

Elle a sans doute protesté, mais j'étais déjà repartie pour me donner un genre et puis parce que la discussion m'avait fatiguée et que je n'avais plus qu'une envie, c'était de rentrer chez moi.

Quelques pâtés de maison, on s'est hâtées jusqu'à l'immeuble, son hall et la boîte aux lettres pleine de missives adressées aux parents. Je les ai récupérées avant qu'on rentre dans l'ascenseur aseptisé. Entre nous deux, l'ambiance s'était légèrement détendue (ce qui a eu l'air de bien soulager Lola alors que dans l'absolu, je m'en foutais).

Je pensais à la Meute, à une nouvelle fille que j'avais bien des problèmes à décoincer. Dans le miroir, mon regard a croisé celui de Lola et je me suis retenue de rire en imaginant sa réaction si elle avait pu lire dans mes pensées. Puis la sonnette a retenti et les portes se sont rouvertes.
Sans un bruit, j'ai guidé ma camarade jusqu'à l'appartement.

À peine on était rentrées qu'une odeur de citronnelle nous a assailli les narines. Rosie est apparue par la porte de la cuisine, un produit de nettoyage dans la main.

- Bonjour, Raïra et... ?

- Lola.

Elle s'est avancée et a tendu sa main à Rosie comme une enfant bien élevée.

- Enchantée, madame.

- De même.

Je me suis avancée à mon tour, gênée par le solennel de la scène.

- Lola est dans ma classe. Elle m'aide pour l'école.

- Je vois.

Un temps. Le regard perçant de ma gouvernante passait de Lola à moi dans un silence vaguement gênant. Je me suis adressée à ma camarade de classe :

- Ça te va si on se pose dans ma chambre ?

Elle a hoché la tête.

Ma chambre était la plus petite de celles de l'appartement, mais elle me convenait parfaitement : je l'avais remplie de vieilles choses : un lit en bois ancien, des draps noirs, une bibliothèque pleine à craquer, une commode, un bureau, une vieille chaise et un vieux fauteuil que j'avais récupéré du déménagement, sans compter les cartes anciennes au murs et les étoiles lumineuses au plafond. L'unique fenêtre de la pièce éclairait le tout d'une lueur qui semblait elle aussi vétuste, mais j'adorais cette ambiance.

- Wow. A commenté Lola alors qu'elle passait le seuil. Je lui ai jeté un regard interrogateur, auquel elle a répondu :

- Je me serais pas attendue à une telle déco, de ta part.

- Tu t'imaginais quoi ?

J'ai poussé le fauteuil vers mon bureau, où trônaient une pile d'affaires scolaires et une plante déshydratée. Lola s'est approchée et a haussé les épaules.

- Je sais pas. Un donjon ?

Elle souriait, faisait preuve d'un mordant qui m'a surprise et m'a fait marrer.

- J'aimerais bien mais faudrait être au sommet d'une tour pour ça.

- Ah bon.

- Ouais. C'est les cachots qui sont en bas, le donjon c'est une tour.

Je n'ai pas eu envie d'étaler plus ma science moyenâgeuse. Sans plus de cérémonie, j'ai invité Lola à prendre place dans le fauteuil alors que je m'asseyais sur ma chaise, en face du bureau. Puis on a commencé à réviser.

C'était pas si mal que ça.

Je bloquais sur un problème depuis une bonne vingtaine de minutes quand Lola a refermé le cahier sous mes yeux.

- Ça sert à rien de forcer. On fait une pause ?

- Ok.

Au départ, j'avais fait preuve de mauvaise volonté mais au final, étudier ne m'avait plu paru si pénible que ça : il fallait dire que Lola était étonnement loin d'être une mauvaise prof et que j'avais vite vu cette Science qui me résistait comme une espèce de défi - mon côté obstiné, sans doute, celui que Hakeem possédait aussi.

J'ai reculé ma chaise.

- T'as soif, tu veux quelque chose ?

C'était qu'avec ça, j'en oubliais le goûter.

Lola a hoché la tête, m'a suivie dans la cuisine. Rosie était déjà aux fourneaux et nous avait laissé deux assiettes de pommes découpées. Dans le frigo, j'ai dégoté deux canettes de sodas - je les achetais pour Hakeem et moi, Rosie détestait ça - et, après ce raid, on est retournées dans ma chambre. Ça m'emmerdait de le reconnaître, mais Lola était plus sympa que prévu, d'une simplicité et une sincérité désarmante - à mille lieux de la connasse qui m'avait insultée il y avait de cela plusieurs semaines.

Assise en tailleur sur mon plumard, j'ai fini par le lui dire.

- T'es plus sympa que prévu.

- Hm ?

- Ça m'emmerde.

Elle a ri.

- Désolée de te compliquer la vie.

- Ça va, t'inquiète. J'ai d'autres trucs en tête que ta belle gueule.

Il y avait une sorte de répartie, entre nous : même si elle y allait un peu fort parfois, je reconnaissais qu'elle n'avait pas peur de me tenir tête.

- Alors, je te fais toujours flipper ?

- Non.

Elle était dans mon fauteuil, à manger sa pomme quartier après quartier.

- J'imagine que je me suis laissée influencer par les rumeurs.

- Quelles rumeurs ?

- Oh, y'en a pas mal.

- Dis-m'en une.

Elle a semblé hésiter, avant de me confier d'une petite voix :

- Il parait que t'aurais tabassé un gars de la high school.

- Qui ça ?

- Doug. Un freshman.

- Ah ouais. Lui.

Un temps, durant lequel j'ai repensé à ses couinements alors que Dog lui roulait une pelle. J'ai souri cruellement avant de hausser les épaules.

- Je l'ai pas tabassé, je lui ai juste fait les poches pendant que mon pote le menaçait.

Lola a ouvert de grands yeux et une expression étrange - à mi-chemin entre la peur, l'étonnement et l'amusement - s'est peinte sur ses traits.

- Ouais, ouais, c'est ça.

J'ai recraché un pépin dans ma poubelle.

- Crois ce que tu veux. De toute façon ceux qui sont concernés connaissent la vérité.

J'avais conscience de me donner un genre, mais c'était plus fort que moi : Lola était trop bon public, son visage trop transparent. Typiquement le genre de filles un peu naïves que Hakeem adorait ramener.

Elle a haussé les épaules, avant de reposer son assiette.

- Bon, on s'y remet ?

Une heure plus tard, elle quittait l'appartement. On avait dépassé le temps prévu, mais je ne m'en étais pas vraiment plainte et elle non plus - déterminée, visiblement, à me faire comprendre ce que j'avais loupé, chapitre par chapitre. Hakeem est apparu peu après son départ, l'air agité et visiblement crevé. Quand je lui ai demandé ce qui s'était passé, il m'a parlé d'un problème en rapport avec des types qui traînaient trop près du QG et qui commençaient à inquiéter le chef.

Le soir même, je sortais pour le remplacer, consciente qu'il aurait besoin de se reposer à son tour. Mais c'était drôle, en y repensant.

L'espace d'un jour, ma vie diurne avait presque réussi à prendre le dessus sur l'autre.

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