Deal

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Malgré le fait que la Meute me prenait la tête, j'avais naïvement cru pouvoir séparer mes deux vies et considérer mon appartenance au gang comme un hobby. Mais j'avais dû me résigner : il y avait des conséquences à cette vie-là. Et je commençais à les subir de plein fouet.

D'abord, ça a été la fatigue : les cernes sous les yeux, les matinées à arriver en retard parce que la veille, c'était la fête ou la baston. Puis il y avait les blessures, aussi : celles des coups que je prenais quand je me battais, qui s'enchaînaient et auxquelles j’aurais dû donner le temps de cicatriser. Le souci, c'était que je courais sans cesse : au bout d'une période passée à tenter de me battre sur tous les fronts, j'ai compris pourquoi Hakeem et Dog séchaient autant et - lentement mais sûrement - j'ai commencé à faire pareil.

Mon corps souffrait, certes, mais les conséquences ne s'arrêtaient pas à lui : je m'étais endurcie, avais perdu comme une part d'égo avec les épreuves. La faute à mon rôle, qui me réduisait à une fonction, un objet de passage. Je disais m'en foutre - le sexe ne m'intéressait pas, la romance non plus - mais je sentais quand même que mon rapport à mon corps en était sorti changé : je le maintenais en fonctionnement mais c'était tout (c'était un outil, je l'étais aussi). C’était paradoxal, puisque d'un côté j'apprenais - comme avec Lola - à ne jamais laisser quiconque me manquer de respect. J'étais orgueilleuse mais comme désincarnée.

A l'époque, ça me semblait normal.

Bien entendu, certains se sont inquiétés. Pas Rosie ni les parents - on redoublait d'efforts pour ne pas éveiller leurs soupçons - mais mes amis, surtout : Kate et Cole d'abord et toujours, puis Will en voyant que je ne venais plus jouer comme avant. Je baratinais tout ce beau monde et ça me prenait de l'énergie. Si bien que je n'ai pas vu le danger provenant d'ailleurs.

Mr. Campbell.

Après un énième retard - ou une énième absence, je ne sais plus - il m'a convoquée. C'était inhabituel : il fallait dire que les enseignants, dans notre école, ne semblaient pas avoir le temps de se préoccuper des élèves individuellement et faisaient surtout les cours pour ceux qui venaient. J'ai donc passé la journée dans un état étrange - sans réelle appréhension, plus avec perplexité - avant de regarder la classe se vider, ne laissant plus que le prof, moi et - entre nous deux - un silence gênant.

- Viens t'asseoir, s'il te plaît.

Il avait posé une chaise en face de son bureau. Avec une mauvaise volonté évidente, je me suis exécutée.

- Il se passe quoi ?

Une feuille, qu'il a sorti d'un dossier bleu et glissé devant moi. J'y ai jeté un œil, reconnu un ensemble de lettres.

C'étaient mes notes. En chute libre.

J'ai juré à voix basse.

- Je pense... que tu vois le problème.

Il parlait doucement, avec cette attention écœurante dont je ne savais que faire. J'ai levé les yeux du papier.

- Je vois, ouais.

Il y a eu un silence, que j'ai brisé avec précipitation :

- J'suis désolée, j'ai eu des... problèmes, récemment. Mais je vais plus me laisser distraire.

- Je ne suis pas sûre qu'une promesse peut me suffire, Raïra.

Mon cœur s'est serré : si l'école était gentiment passée au rang de dernière de mes préoccupations, j'avais bien compris que mes notes n'étaient plus suffisantes pour que je passe l'année. Le problème, c'était que mes parents allaient l'apprendre, et qu'un tel choc pourrait suffire à ce qu'ils se mêlent de nos affaires.

Et ça, c'était hors de question.

- S'il vous plaît, laissez-moi une chance.

J'avais parlé un peu trop vite.

- On est au printemps, là, je peux me rattraper encor-

- Raïra, du calme.

J'ai fermé ma gueule. Il a repris :

- Mon but n'est pas de te couler, mais de t'aider.

J'ai haussé les épaules, aussi méfiante que peu convaincue. Tranquillement, Mr. Campbell a posé ses mains à plat sur le bureau.

- Je ne peux pas me plaindre de tes absences à répétition, puisqu'elles ont été à chaque fois excusées...

Je n'ai pas souri, même si j'en avais envie : il avait suffi de quelques fausses attestations médicales et d'apprendre à imiter les signatures de mes parents pour que le tour soit joué.
Le prof a poursuivi :

- ... cependant, elles t'ont fait manquer plusieurs cours, que tu n'as visiblement pas eu le temps de rattraper. Je me trompe ?

- Non, c'est vrai.

- Rassure-toi, tu n'es pas la seule élève en difficulté dans cette classe.

Un temps.

- J'ai beaucoup réfléchi et, à partir de la semaine prochaine, je vais instaurer un système d'appui scolaire entre vous.

J'ai relevé la tête, intéressée malgré moi.

- J'ai vu que tu t'entendais particulièrement bien avec Kate Emerson et Cole Sylvian, je leur ai donc demandé de consacrer un peu de leur temps pour t'aider en anglais et en économie. En échange, tu pourras les aider en histoire.

- Ok.

Sur la table, mon relevé de notes m'a fait de l’œil.

- Et... pour les autres branches ?

- Je pensais demander à Lola Palmer de venir t'aider.

- C'est hors de question.

Je m'étais redressée et avait parlé durement.

- Pourquoi ?

- On se parle pas et c'est très bien comme ça.

Campbell a froncé les sourcils.

- Elle s'est excusée, pourtant.

J'ai ricané salement : je me souvenais bien, de son mot bref et qui sonnait faux. Elle avait préféré plier plutôt que de se taper une heure de colle, c'était son choix. On ne m'avait pas forcée à réagir, je l'avais donc ignorée et c'était mutuel depuis des semaines. En un sens, c'était mieux : je n'avais rien, foncièrement, contre cette fille - elle n'avait pas été la première à baser ses insultes sur mes origines et puis elle s'était tenue à carreau depuis la raclée que je lui avais filée - c'était simplement que je n'avais pas envie de la fréquenter.

Devant mon silence, Mr Campbell a haussé les épaules.

- Je ne vous demande pas de vous apprécier, mais de coopérer.

Je rechignais pour la forme, mais voilà : je ne pouvais pas m'absenter de la Meute et ça allait être dur, de remonter mes moyennes avant la fin de l'année.

D'un ton un peu moins dur, j'ai demandé :

- Elle sait que vous me proposez ça ?

- Oui. Et elle a accepté.

Je suis restée muette quelques secondes, étonnée par la nouvelle. J'avais envie de lui demander ce qu'il avait promis à Lola pour qu'elle me soutienne, mais je n'ai rien dit : j'avais le sentiment confus que, même si Mr. Campbell était patient, mieux ne valait pas trop le tester.

Un soupir de gosse gâtée m'a échappé. J'ai croisé les bras.

- Ok, on va organiser ça.

Campbell a souri, m'a tendu la main.

- Deal ?

Je n'ai pas pu m'empêcher de sourire à mon tour, devant une attitude aussi étrangement familière. Puis, presque par moquerie, j'ai consenti à lui serrer la paume. Fort.

- Deal.

Il a fait une grimace comique avant de lâcher.

- Si vous avez besoin d'aller dans la salle d'étude, je te rappelle qu'elle est ouverte tous les soirs jusqu'à 17h. Je vous laisse voir ça demain, donc.

Je me suis levée.

- Ouais, on verra ça. Je peux y aller ?

Un hochement de tête, suivi d'une salutation. J'ai ramassé mon sac, remis ma veste sur les épaules. Mais, alors que j'avais la main sur la poignée d'une porte, je me suis rendue compte qu'une question me taraudait.

- Pourquoi vous vous occupez de nous, comme ça ?

Ça a été à son tour d'avoir l'air étonné.

- Parce que ça me tient à cœur, Raïra. Sincèrement.

J'ai froncé les sourcils alors qu'il reprenait :

- C'est le rôle d'un prof, de se soucier de ses élèves.

J'ai eu envie de le reprendre et lui rappeler la politique de l'établissement, mais ça aurait été vain, je pensais : il était sans doute trop jeune et optimiste pour accepter cette réalité dont nous faisions les frais.

Et puis, dans l'absolu, je m'en foutais.

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