Lola

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Les vacances se sont déroulées sans autre évènement notable. Peu après la rentrée et un réveillon en famille anecdotique (ma mère, bien que peu croyante, tenait à le fêter puisque c'était l'occasion de nous retrouver), les parents sont repartis à l'autre bout du pays et Rosie est revenue à l'appartement, comme si de rien n'était. Nos routines restaient inchangées, ou presque : je gagnais désormais l'argent que Dog me refilait régulièrement et ma réputation à l'école avait commencé à changer. Pour autant, je n'avais pas cessé de fréquenter Kate, Cole et - dans une moindre mesure - Will : même si je sentais une distance, ma relation avec eux me gardait la tête hors de l'eau et me donnait l'impression que j'avais l'air normale (ce n'était pas important, que je le sois ou non, il fallait juste que j'éveille le moins de soupçons possible chez les acteurs de ma vie diurne).

Seulement, la Meute a commencé à prendre de plus en plus d'importance dans ma vie.

Et bien sûr, je laissais faire.

Face avait des ambitions, et pas des moindres : gentiment mais sûrement, il avait la volonté d'étendre l'influence du gang jusqu'à tout le quartier, puis les autres. Rien ne lui semblait inaccessible et sa détermination nous contaminait aussi. Conditionnée par mes semaines d'obéissance et endurcie par ce que j'avais pu y faire, j'étais passée du rang de "poids" à celui de "membre utile" (ce que ni le chef ni les autres n'hésitaient à me rappeler). Avec eux, je me sentais valorisée, à ma place. Les membres de la Meute devenaient peu à peu comme une seconde famille, qui m'entourait mais m'inquiétait et me prenait la tête, aussi. Je pensais à eux le jour, commençait doucement à négliger ma vie diurne au profit de ce que je faisais pour eux. Ça m'allait, à Hakeem aussi.

(En même temps, ils l'avaient ferré. Bien sûr qu'il comprenait.)

Je faisais beaucoup de choses, au profit du gang : je dealais (dans les rues et autour de certaines écoles), courais après les mauvais payeurs, tabassais d'éventuels rivaux (Hakeem m'avait offert mon propre cran d'arrêt, ce qui s'est très vite avéré utile) et restais avec la Meute lors des soirées où ils n'avaient rien à faire : la plupart de ces moments, à l'extérieur, étaient purement récréatifs et presque normaux, si bien que de loin, on aurait pu nous confondre avec un groupe de copains ordinaires. J'adorais ces soirées (Hakeem m'avait formellement interdit de participer aux autres, celles qui se déroulaient au QG et devaient comporter une certaine dose de drogues et de baise).

Cependant, même si j'étais polyvalente (comme la plupart des membres de la Meute), Face m'avait attribué une "spécialité" : m'occuper des filles qui arrivaient.

L'idée lui était venu de ce qui s'était passé avec Mina : en voyant comme elle s'était détendue après m'avoir embrassée, il m'a proposé de faire pareil avec d'autres, les prochaines que mon frère amènerait. J'ai accepté : même si le sujet me mettait vaguement mal à l'aise, ma loyauté - couplée sans doute à la fierté d'avoir un rôle unique et précieux - restait plus forte.

La plupart des filles - celles qui avaient définitivement fugué - vivaient au QG. C'étaient elles qui le maintenaient dans un état de salubrité supportable et recevaient d'autres types, à longueur de journée. Elles parlaient peu de ce qu'elles avaient à faire et je leur en était reconnaissante - je savais juste que certaines n'allaient pas jusqu'au bout et se contentaient de danser. Il arrivait qu'elles le fassent hors du QG et, à ce moment-là, Hakeem ou d'autres (moins souvent) les accompagnait. Je savais aussi qu'elles faisaient beaucoup d'argent - Dog me l'avait dit.

Comme on passait pas mal de temps ensemble, j'ai appris à mieux les connaître et m'y attacher : même si ce qu'elles faisaient était dégueulasse, elles restaient des êtres humains, avec des histoires, des sentiments et des peurs. Moi, j'étais leur gardienne et peu à peu je suis devenue le corps qu'elles avaient à disposition pour faire leurs expériences, dédramatiser ce qui les effrayait le plus. Ça a été des baisers au départ, puis d'autres trucs après mais c'est flou, ça ressemble même encore aujourd'hui à une sorte de rêve : par principe, je ne touchais pas vraiment aux trucs que Gold vendait et pourtant, j'ai longtemps soupçonné que, pour que je cesse moi-même de flipper, l'on puisse m'en avoir glissé dans les verres qu'on me tendait. Au final, ça n'avait que peu d'importance : avec les mois, mes limites ont cédé. J'ai accueilli d'autres filles, fait d'autres trucs qui ne comptaient pas, puisque c'était avec elles - du moins c'était ce dont on se persuadait. Et Hakeem - l'autre qui les gardait - semblait penser pareil.

Les mois ont passé ; à l'école, il ne se passait rien.

Jusqu'à ce que je rencontre Lola.

Il y avait souvent des changements, au sein de la classe : avec le lent embourgeoisement du quartier, certains élèves déménageaient, d'autres arrivaient et c'était pareil pour le corps enseignant. Après que les problèmes d'alcoolisme de notre enseignant titulaire soient devenus vraiment trop handicapants, ce dernier a été viré et remplacé par un type étonnement jeune et trop dynamique à mon goût. A peu près au même moment, une nouvelle élève a fait son apparition dans la classe.

Notre première rencontre reste absolument gravée dans mon esprit. C'était le matin, je venais de débarquer et elle était là, assise à l'arrière de la classe.

Le problème, c'était que c'était à ma place. Celle que je clamais et que personne n'avait jamais osé me piquer - encore moins depuis que je portais plusieurs noms.

Kate a sifflé, Cole a voulu faire une remarque mais j'étais déjà loin, à me planter devant mon pupitre et plaquer mes paumes contre le bois.

- C'est ma place, ici.

La nouvelle a consenti à lever ses yeux sur moi et me fixer d'un regard suintant d’hostilité. Elle était blanche, blonde aux yeux marron glacé et aux cheveux raides, vaguement ébouriffés.

- Ah bon.

- Dégage.

C'était un avertissement, rien de plus : si Dog m'avait appris à tout casser, Face m'avait également inculqué le réflexe de me montrer magnanime avant de le faire.

- Non.

Elle a soutenu mon regard avec un sang-froid qu'en d'autres circonstances, j'aurais trouvé admirable. Avant de rajouter, sur un ton insupportable :

- J'étais là avant, y'avait pas ton nom dessus. Tu vas pas me la voler, quand même ?

Et de reprendre :

- Quoique, c'est peut-être dans tes gênes.

Il y a eu un silence et j'ai vu rouge, très rouge. C'était loin d'être la première fois que l'on se référait à mes origines, mais je n'étais pas habituée à un manque de respect aussi affiché, aussi assumé et froid. C'était un affront absolu, quelque chose que je ne pouvais en aucun cas laisser passer.
Je me suis donc fâchée.

D'un geste violent, j'ai fait pivoter le pupitre et ai saisi cette insupportable connasse par les cheveux pour la forcer à se lever. Insensible à son cri de surprise, j'ai voulu lui dire quelque chose mais elle ne m'en a pas laissé le temps : un crachat m'a atterri sur la joue et, la seconde d'après, j'étais à terre avec elle qui essayait de me griffer et moi qui essayais de la mordre. Il y a eu des cris autour de nous, des bruits de pas et d'un coup, on nous séparait.

Retenue par Cole et un autre type, j'ai noyé la salope sous les injures alors qu'elle faisait pareil, que notre nouveau prof la retenait. Puis on m'a entraînée à l'extérieur de la classe et - presque instantanément - je me suis calmée.

- Ça va ?

Kate et Cole me fixaient tous les deux, un mélange d'inquiétude et - peut-être - de reproche dans le regard. J'ai croisé les bras, ma joue pulsait : est-ce qu'elle avait réussi à me marquer ?

- Ouais, ça va.

Il y a eu un silence gênant. Dans la classe, ça causait et j'entendais comme une rumeur chaotique qui enflait jusqu'à nous.

- T'as été super violente. A fini par lancer Kate mais sans colère, presque platement. J'ai hoché la tête avec vigueur.

- En même temps, t'as entendu ce que cette connasse m'a dit ?

Cole a répliqué :

- Pour sûr, elle avait pas le droit.

- Je vais la buter.

- Évite, peut-être ? Ça ferait tache sur ton bulletin.

Un échange de sourire, puis on s'est retrouvés à rire avec nervosité. Puis la porte s'est ouvert sur notre nouveau titulaire - un certain Campbell (j'ai oublié son prénom, avec le temps).

- Cole. Kate. Vous pourriez retourner en classe ? Je vous ai laissé du travail à faire et j'ai à parler avec votre camarade.

Mes potes ont obéi, me laissant seule avec lui. D'un geste, il m'a incitée à m'asseoir et c'est ce que j'ai fait, glissant sur le banc du vestiaire à l'entrée de la classe, contre les vestes de mes camarades. Il a fait pareil, en face et m'a fixé quelques instants, sourcils froncés. Avant de lancer :

- Qu'est-ce qui s'est passé ?

J'ai fait l'effort de garder mon calme.

- J'ai voulu aller à ma place, elle y était. Voilà ce qui s'est passé.

- Ça ne justifie pas que vous vous soyez battues en classe.

Il avait raison, bien sûr, même si ça faisait des années que je n'avais plus entendu personne se référer au règlement de l'école. J'ai croisé les bras, regardé ailleurs. L'idée de balancer m'emmerdait, mais, d'un autre côté, je savais très bien que ce qu'elle m'avait dit était grave. J'ai fini par lâcher, d'un ton sec :

- Elle a insinué que je volais des trucs parce que c'était dans mes gênes.

Silence consterné, au bout duquel Mr. Campbell a conclu :

- ... c'est grave, ça. C'est très grave.

- Je sais. C'est pour ça que j'ai voulu lui casser la gueule.

J'avais conscience d'être un peu trop sèche pour mon propre bien, mais déjà l'affaire m'ennuyait : je n'aimais pas me faire remarquer des profs et je n'avais plus qu'une envie, celle de retourner en classe et aller au bout de ma journée. Campbell a posé les mains sur ses cuisses.

- Même si Lola t'a manqué de respect, ce n'était pas une raison pour l'attaquer. Surtout avec une telle violence.

Il parlait fermement, cherchait mon regard. Je n'ai rien dit : je n'étais pas une élève à problème, malgré certaines rumeurs liées à mes fréquentations.

- Raïra.

- Hmm ?

- Je veux que tu saches que si tu rencontres des problèmes, ici ou en-dehors de l'école, tu peux m'en parler.

- Ça va.

J'étais mal à l'aise : ses bonnes intentions, plus que l'indifférence manifeste de son prédécesseur, me donnaient la nausée. Au bout d'un silence inconfortable, il a poursuivi :

- Lola devra t’écrire une lettre d’excuses. Quant à toi, si tu t'excuses envers elle maintenant, je veux bien passer l'éponge.

- Je ne m'excuserai pas.

- Tu seras collée, alors.

J'ai haussé les épaules.

- Si vous voulez.

Je me savais insupportable dans ma nonchalance, poussais pour voir s'il allait s'énerver. A la place, une expression bizarre - mélange d'étonnement et de peine - s'est peinte sur ses traits. Puis il s'est levé, a mis la main sur la poignée de la porte.

- A l'avenir, évite d'accueillir tes nouveaux camarades ainsi.

Silence, je l'ai suivie et suis rentrée à l'intérieur de ma classe.

Un sourire : ma place était libre.

J'avais gagné.

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