Deuxième Dan

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 Le réfectoire entier réagit au même moment. Des cris de panique, des bousculades, et un attroupement autour de mes victimes. Sophie jette un œil à l’agitation générale, mais repose rapidement ses yeux sur moi, en restant calme. Je sens qu’elle analyse ma réaction, avant de se lever sur la table pour mieux observer. Alors que les surveillants appellent au calme, en vain, j’entends une voix douce et calme qui me tire de mes pensées.
— James, viens voir !
Je la rejoins en hauteur, sachant exactement à quoi m’attendre
— Tu crois que… continue-t-elle.
— Qu’ils sont… morts ?
— Ils sont complètement immobiles.
— J’ai vu assez de décès et de violence pour au moins une semaine, ils ont peut-être fait un malaise ?
— Je sais bien, je suis désolée… mais six malaises, au même moment ?

 Je ne dis rien d’autre, je ne veux pas créer de soupçons chez elle. Je ne peux pas la laisser connaître la vérité. Autant de vies pour protéger mes proches… ce jeu va vraiment trop loin, je ne peux pas le laisser continuer longtemps. La maltraitance et un meurtre dès le premier jour, qui sait ce que seront mes prochains objectifs ? « Va au lycée avec cette arme et tire sur tout ce qui bouge » ? Mais que puis-je faire, si ce n’est obéir ? Je ne peux pas prendre le risque de perdre Sophie. Je ne peux pas non plus prendre le risque de perdre ma mère, la seule famille qu’il me reste. Mais est-ce que leur vie mérite de tuer sans réfléchir ? Je suis confus, je ne sais plus quoi penser.

 Je sens une main se déposer sur ma joue et la caresser, ce qui a pour effet de me ramener dans le monde réel. Je sens des lèvres se coller aux miennes. Je ne suis plus seul, désormais. Elle est là pour me soutenir, sans savoir ce à quoi je suis confronté chaque jour. Pourtant, son innocence me rassure et me réconforte, allant même jusqu’à m’arracher un sourire. La réponse est en face de moi. Je ne dois plus réfléchir à mes motivations, aux raisons qui me poussent à obéir. Je dois simplement la sauver et conserver ce cocon dans lequel je me sens heureux, cette bulle qui semble me protéger et me rendre plus fort.

 Une voix forte ressort de la masse et couvre le brouhaha incessant de la foule qui tente de forcer le passage pour sortir du bâtiment.
— Calmez-vous, s’il vous plaît ! Regagnez vos places, il n’y a pas de raison de paniquer !
Le proviseur. Comment est-il déjà arrivé ? Peut-être était-il dans les environs lorsque la foule s’est levée et a préféré venir voir les raisons d’un tel mouvement ? Les élèves retournent à leur place lentement, après quelques plaintes bien bruyantes. Je le vois s’approcher des six corps immobiles. Sa main se pose dans le cou de l’un des élèves. Habituellement impassible, je vois qu’il est affecté par ce spectacle lugubre. Pourtant, je sens qu’il s’efforce de ne rien laisser transparaître et de rester aussi froid que lors de notre dernière rencontre. Je ne pourrais jamais lui pardonner son manque d’empathie et lui vouerai toujours une haine profonde. Étrangement, je me délecte de le voir souffrir de la mort d’élèves.
Bon travail, James. Tu as accompli tes objectifs avec brio, aujourd’hui. Autant de bleus sur un seul corps, un nombre élevé d’élèves ayant perdu la vie. J’admets que l’idée du pot d’eau était pour le moins maligne, tu m’impressionnes ! Mais ce n’est pas fini pour aujourd’hui, tu dois encore me rendre la fiole, tu ne voudrais pas qu’on puisse remonter jusqu’à notre arrangement secret, n’est-ce pas ?
Je t’ai laissé de quoi t’en débarrasser devant ta maison. Avant que tu penses à un plan de génie pour dévoiler mon identité, je ne viendrai pas personnellement la récupérer. Et si tu t’avises à surveiller pour connaître mes associés, tu devras en assumer les conséquences. Mais tu apprécies la souffrance, n’est-ce pas ?

 Je vois le proviseur se relever et se diriger vers moi. Je plonge mon regard dans le sien, lui montrant que son air énervé ne m’effraie aucunement. Il s’arrête devant moi et sourit.
— J’espère que tu es content, James. D’abord un élève qui se suicide mystérieusement sous tes yeux, désormais six personnes perdent mystérieusement la vie dans la même salle que toi. Tu n’apportes que du malheur dans ce lycée et laisse-moi du temps, je saurai prouver que tu es coupable.
— Comment osez-vous ?!
Sophie saute pour arriver au niveau du proviseur, le défiant physiquement en retroussant ses manches. Je n’ai même pas eu le temps de réfléchir à une réponse qu’elle lui tenait déjà tête. Ne fais pas de bêtise, chérie, je t’en supplie. Ne lui donne pas ce plaisir. Elle lève la voix pour que tout le monde dans la salle puisse entendre :
— Nous sommes tous attristés et choqués par la mort de ces élèves sous nos yeux, c’est un traumatisme que nous ne pourrons jamais oublier, tous autant que nous sommes ici. Pourtant, peu d’entre nous les connaissaient, mais nous avons une capacité d’empathie dont vous n’avez jamais fait preuve. Ou étiez-vous, au moment de leur décès ? Ailleurs. Vous ne savez rien des événements, mais vous osez reprocher à James un suicide et le traitez même de meurtrier ? Avez-vous, ne serait-ce qu’une minute, imaginé ce qu’il pouvait vivre ?
— Ma chère Sophie, je ne te permets pas de me parler comme ça. Insulter son principal est une douloureuse offense, tu le sais ? Tu vas gentiment me suivre dans mon bureau et nous allons pouvoir en discuter pour t’éviter d’être exclue de l’établissement, compris ?
— Insulter ? C’est à peine si je vous ai manqué de respect. Vous suivre ? Jamais.
Elle l’écarte de son chemin et attrape ma main, me faisant comprendre que nous n’avons plus rien à faire ici. Je descends et la suis. Son courage est exemplaire et personne n’ose l’interrompre, elle avance, fière, écartant ceux qui pourraient la gêner, ne faisant pas attention à la rage de son interlocuteur qui est désormais loin dans notre dos. Lorsque nous arrivons devant la porte de sortie, alors qu’il ordonne aux surveillants de ne pas nous laisser la franchir, elle plonge son regard dans les yeux de notre dernier obstacle, lui faisant comprendre qu’elle n’hésitera pas à faire usage de la violence pour pouvoir s’échapper.

 Tout le monde connaît Sophie dans le lycée. Beaucoup tentent de conquérir son cœur, malgré ses nombreux refus. Tellement populaire que certains enseignants lui accordent un traitement de faveur, aux dépens des quelques élèves qui osent leur faire remarquer. Intelligente, cultivée et forte, elle sait se débrouiller dans n’importe quelle situation. Elle réussit dans tout ce qu’elle entreprend, lui valant sans cesse les félicitations du conseil de classe, de ses parents et de quelques admirateurs secrets. Nous partageons nos cours de théâtre et de nombreux moments dans la cour. Elle lit, je l’observe, et rarement nous discutons des dernières lettres d’amour qui lui ont été adressées.

 Ceinture noire de judo et ayant validé son deuxième Dan dès son dix-septième anniversaire, je suis le seul à oser l’affronter directement, car je sais qu’elle ne me blessera jamais volontairement, quelle que soit la circonstance.

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