Interrogatoire

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 Les agents arrivent sur la scène et échangent quelques mots avec le cheminot avant de se diriger vers moi.
— Bonjour monsieur, un témoin affirme que vous étiez présent sur la scène lors du drame.
— Oui messieurs, j’étais présent.
— Pourriez-vous nous expliquer les circonstances du drame ?
— J’ai reçu un message inquiétant de la part de mon ami et j’ai eu peur qu’il commette l’irréparable. Il m’a souvent parlé de cet endroit, alors j’ai su où me diriger immédiatement.
— Ce message inquiétant, pourrions-nous le voir ?
— J’ai supprimé ses messages pour éviter de voir son nom apparaître à chaque fois que j’envoie un message.
La crédibilité de mes propos réduit à mesure que la conversation évolue, mais je ne vois aucun doute dans le regard des deux agents. Seraient-ils crédules à ce point ? Comment peuvent-ils, alors qu’il était ligoté sur les rails à ne plus pouvoir bouger, imaginer qu’il l’ait fait lui-même ? Je ne pensais pas qu’on pouvait être aussi stupide, mais je perds espoir.
« Pourriez-vous me décrire la scène ? »
Non, je ne peux pas. J’ai vu l’horreur, la mort faucher mon ami et lui ôter la vie comme une vulgaire pomme que l’on arrache de son arbre. Comment pourrais-je décrire une telle scène ? Ils me demandent les détails les plus insignifiants pour comprendre les conditions de sa mort, et j’essaye de ne pas être trop précis pour ne pas laisser d’incohérences dans mon discours. Je parle de son visage, de la terreur dans ses yeux, de sa détresse. Le bruit du choc, des freins, tout ce qui passait dans mon esprit. Je parle aussi des passagers, de ce brouhaha incessant, des reproches que j’ai entendus, de l’arrivée du cheminot, de ses mots rassurants. Je parle du sol, sans herbe, terreux, devenu rouge sang. Ces détails ne pouvaient pas les aider, mais j’avais besoin d’extérioriser.

 Une fois l’interrogatoire terminé, deux personnes se sont dirigées vers moi. Ils n’étaient pas dans le train, mais étaient curieux de savoir pourquoi il s’était arrêté dans un tel endroit. Les passagers leur ont déjà raconté l’histoire, ils savent qui je suis et me proposent de me ramener chez moi. Je refuse gentiment, prétextant une volonté de retourner au lycée. J’aimerais rester seul, rentrer chez moi et m’enfermer durant des heures. Je ne veux pas de leur aide.

 Malgré ma réponse, le couple insiste, me disant que je ne dois pas m’isoler, qu’ils ne veulent pas prendre le risque que je fasse des « bêtises », qu’il faut que je trouve quelqu’un à qui en parler. Je suis confus et n’arrive pas à trouver de réponse convaincante pour éviter ce trajet. Je suis pris au piège, ils vont m’emmener au lycée et je serai obligé de suivre des cours comme si rien ne s’était passé. Comme si rien n’était réel. Pourquoi les policiers me laissent-ils partir sans plus de questions, sans proposer d’accompagnement ? Des séances de suivi ne sont-elles pas obligatoires dans ce cas ? Peut-être que non.

 Je n’ai plus le choix, je monte dans leur voiture en direction du lycée. Je n’ai aucune envie d’y aller, mais mon propre stratagème m’a piégé, quelle ironie ! Le trajet est long, le silence est pesant et le son de la radio n’apaise pas les tensions. Comment un simple animateur pourrait-il détendre une atmosphère de deuil ? Mes pensées s’arrêtent au même moment que le moteur, nous sommes arrivés.

 En descendant, j’essaie de les remercier mais aucun son n’arrive à sortir. Je me contente d’un signe de la main et m’éloigne en direction de la cour, lorsque j’aperçois le principal qui se dirige dans ma direction. Je jette un œil inquiet derrière mon épaule et vois la voiture redémarrer, me laissant seul face à mon sort. Je me remets à marcher mais n’arrive pas à esquiver le personnage énervé qui se trouve devant moi. Il ne me laisse pas passer et commence à me sermonner.
— Tu comprends, James, commence-t-il, je ne peux pas te laisser faire des allers-retours comme bon te semble et arriver en cours à l’heure qui te convient le mieux. Les horaires sont imposés par le lycée à tous les étudiants et tu n’es pas une exception, aussi excellent sois-tu en cours. Je ne peux pas accepter que tu prennes le plaisir de manquer un cours, tu te dois d’être un modèle pour le reste du lycée. Tu n’es pas notre meilleur élève pour devenir un délinquant, tu as une réputation à tenir !
Je me contente de baisser la tête sans dire un mot, et attends la suite de son monologue.
— Bien sûr que tu comprends. Je suis convaincu qu’il s’agit de la dernière fois que nous avons cette discussion et que tu auras un comportement irréprochable à l’avenir. Je vais t’accompagner dans ta salle de classe pour que tu sois excusé de ton retard.
Il n’a aucunement envie de comprendre ce que je peux ressentir, les épreuves que je peux traverser et la difficulté pour moi de suivre les cours. Il veut que je sois le modèle du lycée, celui que tout le monde veut imiter grâce à son intelligence. Je refuse d’être son modèle, ce pantin qu’il pourrait manipuler à sa guise pour faire briller son lycée. Si ce n’était pas pour mon avenir, je détruirais la réputation de cette maudite prison. Une belle course à la réussite puérile qui n’apporte aux élèves que la terreur du retard et l’aversion de la connaissance. Une fois la porte de la salle de cours ouverte, je rejoins mon bureau discrètement pendant qu’il explique à mon enseignant la situation.

 Les cours avancent lentement, mes pensées se bousculent, sont incohérentes. Je réfléchis à des solutions qui auraient empêché cette issue fatale, je remets en question toutes mes actions de la journée. Pour ne pas avoir un seul instant de répis, mon absence suscite l’intérêt général. Ils veulent tout savoir à propos de ce retard, connaître la raison de mes pleurs occasionnels. Il ne faut pas pleurer lorsque tu es un garçon ! Garde la tête haute et ferme-là, tu vivras mieux et tu n’auras pas l’air pitoyable ! Quel soutien magnifique de la part de mes camarades, de mon principal, du lycée, de l’humanité en général.

 Mais que serait une journée sans un joli message à la fin pour me dire que je suis une erreur et que je n’aurais jamais dû voir le jour ?
Tu n’as pas pu sauver ton ami. Quelle déception, moi qui voulais te laisser une chance de rattraper ton erreur. Réponds donc à ce message, notre travail va pouvoir démarrer avec une journée de retard, je te félicite. Ma rage est sans limite ce soir, prie pour que je ne fasse pas d’autres victimes dans ton entourage.
Je comprends qu’une nouvelle vie est en train de démarrer. Une nouvelle vie que je peux facilement comparer à un enfer, dont j’ai perdu le contrôle.

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