10. DOUZE

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Et puis un jour, j'ai attrapé douze ans. Vraiment. Comme un virus ; le genre qui ricane et agite le majeur devant les antibios. C'est salaud, douze ans, vraiment. Moins que treize, mais c'est déjà trop. Les hormones sont en feu, les poils poussent n'importe où, les filles commencent à saigner et les mecs à bander. Enfin, ça c'est les autres. Moi, je n'ai rien eu de tout ça. Juste la peau grasse et boutonneuse qui rajoutait une louche à mon drôle de faciès. J'avais envie d'avoir envie, comme tout le monde, mais ça ne voulait pas venir. Je ne pigeais pas, d'un coup, pourquoi tous les mecs étaient devenus des branleurs et les nanas des pétasses. Pourquoi ils comparaient leurs biceps et leurs queues, pourquoi elles se grimaient la face, pourquoi ils descendaient leurs jeans en dessous de leurs calbutes, pourquoi elles se niquaient les cheveux au fer à lisser. Christine était comme ça, et ses copains aussi. Je ne pige toujours pas.

Ce que je savais déjà, c'est que ça me foutait en rogne. À douze ans, j'ai commencé à prendre les études au sérieux, parce qu'il y avait plein de belles choses au programme. Le prof de chimie secouait la bouteille d'eau gazeuse pour nous montrer les changements d'état. Il rigolait : « Il faut jamais faire ça ! » et immanquablement le truc lui pétait à la tronche. Il y avait la techno et le fer à souder. Dès que quelqu'un m'emmerdait, je feignais de trembler pour lui cramer les doigts. On avait encore droit aux dictées à deux sous, mais on lisait aussi des nouvelles fantastiques, avec des monstres et des meurtres, et des puis Les Fleurs du Mal. Devant la classe, c'est vrai, je ne décrochais pas un mot. Je ne savais pas réciter. Mais les poèmes, chez moi, je les avais tous lus. Enfin, surtout, il y avait les sciences nat' et nos premières dissections. Les gars jouaient les bouchers, les filles faisaient la grimace. Moi je prenais mon pied.

C'est dans ses années-là que j'ai commencé à sentir, avec une conscience aiguë et parfois même malsaine, quand j'étais de mauvais poil. Il suffisait de pas grand chose. Un regard méprisant, un rictus un peu fourbe, trop d'écho dans le gymnase.

Parfois c'était pire, et ça s’accumulait.

Lundi, je marche dans une merde de clébard en allant à l'arrêt de bus.

Mardi personne ne me veut sans son équipe pour le handball.

Mercredi, encore des lentilles en boîte.

Jeudi, quelqu'un demande « Eh Sung, tu veux sortir avec moi ? », je rougis, juste un peu, et on se fout de ma gueule : c'était juste un pari.

Vendredi, je me bats, je rentre le pif en sang, les deux yeux au beurre noir, la queue entre les pattes ; on me passe un savon. Ah, on se fait tabasser ? Viens là, pour ta peine, qu'on te matraque ton manque d'estime avec le martinet de la morale bourgeoise !

Samedi, Christine part en vadrouille avec sa petite bande, moi je n'ai rien à faire. Je lis et je griffonne. Je regarde les gouttes d'eau faire la course sur le carreau. J'enterre un oiseau ou un rat mort dans le jardin, au fond, dans le petit cimetière que j'ai imaginé.

Dimanche, on voit le père de Christine qui titube, ou bien sa mère qui nous raconte encore comment c'était, d'accoucher d'elle. La perte des eaux surprise au milieu d'un bowling, la péridurale ratée, le forceps – ça je ne sais pas si elle l'invente – et son ventre à jamais déglingué par cette « erreur de jeunesse ». Cette histoire-là, à force, on la connaît par cœur, on la raconte mieux qu'elle. Je me réjouis vaguement que ma mère à moi ait préféré m'abandonner.

Déjà à l'époque, je me disais que personne ne devait bien la vivre, l’adolescence. Alors comment faisaient les autres pour contenir toute cette rage ? Ça me grondait dans les intestins. Ça m'empêchait de dormir la nuit. Ça me coupait l'appétit, parfois, et d'autres fois j'avais tellement les crocs que je graillais dans les poubelles des fast-foods du quartier – faut dire qu'à la maison, on ne mangeait pas de ça. Alors pourquoi tout le monde avait l'air de s'en foutre ? De s'en accommoder ? D'attendre que ça passe ? Ça ne voulait pas passer, ça me gonflait toujours et j'étais un ballon, à deux doigts de camper.

Ce qui me foutait en rogne, encore plus que le reste, c'était l'acceptation, cette espèce d'illusion à grande échelle du tout-va-bien. Suspension conscentie de l'émotivité.

Rien n'était grave. Il fallait tout avouer, tout avaler, tout pardonner, et remercier le Seigneur pour ce nouveau jour béni. Bénédiction, mon cul ! Chaque maudit nouveau jour, je voulais tout casser, foutre le camp, disparaître. Pour sûr, j'aurais juste pu coincer Madame Pelletier entre quatre yeux, vider mon sac, lui déballer tout ce qui n'allait pas, tout ce qui menaçait de me faire exploser. Mais elle aurait passé sa main dans mes cheveux : « Là, là, Poussin... Ce n'est rien, ça va aller. » C'était sa réponse à tout. Une putain de tendresse insultante. Ça n'allait pas, ça n'irait pas, pas dans un monde peuplé de moutons aveugles courbant l'échine pour rien, qui acceptent sans ciller. Je savais ce qu'elle dirait et, si elle l'avait dit, je l'aurais étripée. Alors j'ai fermé ma gueule.

Au fond, peut-être que la vieille bique avait raison. Parfois, ça passe. Douze ans, ça m'est passé. Mais treize, je maintiens, c'est pire. Cette année-là, j'ai su qu'il fallait faire quelque chose. Avec le reste du monde, je savais plus ou moins à quoi m'en tenir. Je n'avais pas besoin d'aide.

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