3 - L'ami du rail

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— Monsieur Lebac, vous vous présentez devant cette cour en qualité de témoin de moralité de monsieur Dupond Jérome Maximillien Anatole, accusé de trouble à l'ordre public, d'attentat à la pudeur, d'ébriété sur la voie publique et, enfin, de voie de fait sur trois agents de la maréchaussée,

— Tout à fait, monsieur l'avocat de la défense.

— Il est d'usage de s'adresser à un juge en l'appelant "votre honneur" et à un avocat en l'appelant "maître".

— Tout à fait, monsieur l'avocat de la défense. Mais vous n'êtes pas le mien. Donc non.

— Si vous me permettez de vous interrompre, messieurs, en tant que juge sur cette affaire et sur quatorze autres pour cette matinée, j'aimerais que nous nous concentrions sur le témoignage de monsieur Leblac.

— A votre convenance, votre honneur. Monsieur Leblac, pouvez vous relater à la cour les circonstances qui ont ammené monsieur Dupond à être appréhendé par la gendarmerie en état d'ébriété sur la voie publique le 19 mars à onze heures du matin ?

— Tout à fait, monsieur l'avocat de la défense. Je veux d'abord préciser que tout ce que je vais dire, je l'ai vu de mes yeux. Nous sommes collègues, Jérôme et moi, gardes-barrière, visiteurs ferrroviares et opérateurs d'aiguillage à la Compagnie du chemin de fer Paris Orléans, tous les deux en poste à Corbeil-Essones, pour les opérations sur l'amont et l'aval de la ligne. Nous visitions les essieux du train de 08h12 en direction d'Orleans quand je l'ai entendu crier depuis l'autre côté du train. Vous comprennez, nous visitons tous les bogies sous les voitures avec notre marteau pour frapper chaque roue afin de vérifier qu'elle ne bouge pas plus que de raison et une burette d'huile pour... bin, pour huiler ce qu'il faut, quoi. Si une roue bouge, il faut la resserrer avec la clé plate réglementaire prévue à cet usage. Je visitait coté quai et Jérôme coté voie.

— Et pourquoi criait-il donc, votre collègue ?

— Je n'arrivait pas à comprendre ce qu'il criait, alors j'ai fini la voiture 8123 et je suis passé sous les tampons pour aller de son côté. Jérôme était comme qui dirait à arracher ses vêtements à quelque pas d'un drôle de bonhomme tou maigre, en caleçon avec un chapeau haut de forme, qui était en train de régler les bretelles du pantalon que Jérôme venait de lui lancer. Il lui jetai ses vêtements comme si c'était des cailloux, en lui criant de retenir de partir avec sa saloperie de chien. J'avais jamais vu quelqu'un d'aussi maigre, à part ma grand-mère Hortense quand elle est morte. Le gars répondait à Jérôme, il s'excusait de lui demander ses vêtements parce qu'il avait eu un souci en arrivant, peut-être en descendant du train du mauvais côté. Il tenait une espèce de chien en laisse avec une ficelle jaune, grand comme un mouton qu'il était. Il mâchait une roue. Oui, une roue de bogie. C'est pour ça qu'il criait, Jérôme, je crois. Il disait que le chien avait déjà bouloté deux roues. Et moi j'ai bien vu qu'il manquait de bons morceaux sur les deux roues qu'il montrait. Vous ne savez sans doute pas mais , une roue de train, c'est une bonne demi-tonne de bon acier. C'est quand même pas facile à manger ces choses-là. Et puis quand il a été habillé, le maigre est venu vers moi avec son chien et m'a gentiment demandé ma clé plate pour les boulons, parce que le chien avait mangé celle de Jérôme. Il m'a donné la ficelle pour tenir le chien et il lui a fait cracher les roues en lui tapant dessus le cul. Le chien n'a pas eu l'air d'avoir mal. Remarquez, il était bizarre comme chien. Une grande bouche et pas de queue, des écailles grises qui couvrait le dos et une espèce defourrure noire sur le reste du corps et la tête, jusqu'à cacher les yeux. Sans doute un chien de l'étranger. Après le tout maigre a remis les morceaux de ferraille en place en me disant que c'était pas plus compliqué que de recoller une assiette avec du pain. Ensuite j'ai fini la visite des deux côtés du train parce que Jérôme était tout nu et qu'il n'était plus très cohérent. Alors j'ai voulu lui donner un coup de calva pour lui remonter le moral, mais il a descendu la bouteille cul sec, ça l'a pas non plus aidé pour la cohérence de la suite. Puis les condés - pardon, les gendarmes - sont arrivés à pied parce que leurs chevaux ne voulaient pas approcher du chien et ils ont voulu embarquer mon collègue. Et ça a dérapé... Je crois qu'il voulait leur arracher leurs vêtements aussi. Faut le comprendre, Jérôme a les nerfs fragiles. Vous comprennez, c'est un ancien combattant. Il était à Sedan en 1870 et au Mans en 71. Il a ramené des chauchemars de ce temps-là.

— Et l'inconnu ? Et son "chien" ?

— Je ne sais pas, il est peut-être monté dans le train avec, je ne les ai plus revu. Remarquez, ils ont gardé les roues à l'atelier de la gare d'Austerlitz, avec encore les traces de dents. C'est une preuve...

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