2 - Sœur Fière.

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La carotte tremblait de toutes ses fanes sous l’œil incrédule d'une corneille venu cueillir une limace commune - de celles qui ne mordent pas - sur une laitue affriolante. Un "plop" sec marquant la disparition du légume orangé quelque part sous-terre la fit décoller à grand cris.

Sœur Fière, dont le nom faisait sourire toute sa communauté parce qu'elle avait choisi de mettre en avant son plus grand défaut, leva les yeux de son Saint Livre pour jeter un œil par le fenestron de sa cellule qui donnait sur le potager. La corneille avait rejoint deux de ses congénères sur le vieux noisetier qui soutenait autant qu'il délitait le muret branlant séparant les bêtes de la lande des légumes des Sœurs de l'Adoration. Leurs battements d'ailes et leurs cris dérangeaient l'air de ce matin de printemps breton précédemment calme et toujours frais.

Un autre plop clair puis un troisième détournèrent définitivement la sœur de la lecture de la parole divine fortement conseillée à l'heure de la lectio divina. Elle passa la tête par l'ouverture et poussa aussi un petit cri d'étonnement. Un inconnu accroupi contemplait les carottes qui pouvaient être cueillies .

Laissant son livre, elle se précipita hors de sa cellule, courut dans la galerie du cloître, passa la porte sans même saluer la Sœur portière, attrapa au passage une fourche - pratique pour déplacer les fumiers - et déboula entre les carrés de légumes pour enfin se camper en position de combat devant l'énergumène.

Qui ne la regarda pas.

Plop.

Sœur Fière baissa les yeux. Au bout d'une rangée vide, une dernière carotte tremblait.

Plop.

Elle sembla aspirée dans le sol.

- Quel jour sommes-nous ?

La voix de l'homme était claire, presque enfantine.

- Plaît-il ?

- Quel jour sommes-nous ? Le deuxième ou le troisième jour de Floréal ?

- Pardon ?

- Ah. Nous ne sommes pas en mille huit-cent quatre ?

- Non. Deux mille vingt-deux. An de grâce, comme d'habitude.

- Donc nous sommes le 23 avril ?

- Oui.

- Merci. J'aime bien savoir où je suis.

Interloquée, Sœur Fière détailla l'homme et son manteau de pluie trop grand ouvert sur un corps maigre planté dans des sabots de bois. Elle hésitait pour choisir le plus étonnant dans la tenue de l'inconnu, entre les bandes molletières, la sabretache en sautoir ou le casque colonial français comme retenu par ses grandes lunettes rondes.

- Où sont les carottes ?

- Je ne sais pas trop. Vous allez m'attaquer ? Parce que sinon, vous pouvez me passer la fourche, je risque d'en avoir besoin.

- Besoin ?

- Oui, pour vos carottes. C'est étonnant comme vous arrivez à les faire pousser ici. La dernière fois que je suis passé il n'y avait que des genêts et des bruyères - bavardes au demeurant. Puis-je ? Merci. Belle fourche. C'est du fer ? C'est bien, le fer était là avant la vie. Il s'en souvient parfois, ça peut être utile. Donc, nous parlions de vos carottes. Allons vers les choux si vous le voulez bien. Le rang qui a disparu et l'ordre linéaire de disparition nous amène au carré suivant, vers ces choux ventrus. Si ce que je suppose s'avère exact, seuls les choux impairs seront épargnés.

- Pourquoi impairs ?

- Simplement parce qu'ils ne tombent pas rond. Il y a des choses qui vivaient sur la lande au temps avant... oui... euh... des temps très, très avant ici, qui se réveillent de temps en temps. Et elles aiment les choses rondes. Comme les choux pairs.

- Mais les carottes ?

- Oui. Non. Les carottes, ça ne compte pas. Les carottes, c'est bon pour presque tout le monde. Des fois, il n'y a pas d'explication logique aux choses. Non. Souvent même. Comprenez, les choses arrivent en premier, puis les mots essaient de coller des étiquettes pour boucher les trous de l'ignorance après. Même s'il ne faut pas négliger le pouvoir des mots, car ils imposent souvent leur nature aux choses pas trop anciennes ou pas encore tout à fait oubliées. Et c'est souvent dangereux. Regardez ce chou. C'est un simple chou. Mais si je mets à côté un écriteau portant "Attention, chou sauvage". La chose chou change.

- Bin non. Un chou c'est un chou. A la limite c'est la perception que nous avons de ce chou qui change.

- Vous êtes philosophe ?

- Je ne ressemble pas à un philosophe, je suis Sœur Fière de l'Adoration.

- Oh. Une sorcière de la lande. Il y en avait avant. Je les aimait bien. Elle savaient qu'il ne faut pas jouer avec tous les mots, surtout les noms.

- Vous allez faire quoi avec la fourche ?

- Rien pour retrouver vos carottes. Je pense qu'il n'en reste rien. Et si jamais la Providence nous les rends, il faudra les brûler jusqu'au dernier.

- Jusqu'à la dernière, plutôt.

- Si vous voulez.

L'homme maigre avait appuyé son menton et les mains sur la poignée de la fourche, ses amples manches descendues jusqu'à ses coudes dévoilaient ses avant-bras maigres, tout en discutant. Il se tut en observant les choux. Verts et ronds, ils exhalaient une odeur de grand-mère, promesse de soupe et lard.

- Vous faites quoi dans la vie ?

- Et vous ?

- Je prie avec les autres sœurs, je travaille au champs ou à l''imprimerie du monastère. C'est la vie que j'ai choisie, simple et proche de Dieu.

- Moi, je n'ai jamais trouvé Dieu. Remarqué, je n'ai jamais été engagé pour ça.

- Qu'est-ce que vous êtes venu faire ici alors ?

- Je ne sais pas trop si je peux vous le dire. C'est un peu un secret vous savez.

- Vous m'avez l'air bien dérangé, vous.

- Oui. Dans mon métier c'est important. Attendez...

Sur sa butée, un chou commença à trembler, le deuxième de la rangée.

Plop.

Disparu.

L'homme arma la fourche, la levant haut, presque jusqu'à son visage. Il était tendu comme un arc, penché vers l'arrière. Sœur Fière l'entendait compter tout bas.

- Six, onze, quatre, neuf, trois, DEUX !

Le fourche traversa le quatrième chou.

Qui arrêta de trembler.

Qui saigna lorsque l'inconnu retira la fourche avec une moue dubitative.

Sœur Fière hurla de surprise, se couvrant la bouche des deux mains. Elle s'affala doucement sur le sol dans un tas de robes et de membres mélangés, où les autres sœurs la retrouvèrent un peu plus tard, à côté des carrés de légumes vides.

Son histoire ne convainquit personne.

La gendarmerie, contactée pour le vol de légumes, ne trouva rien, ne retrouva rien, même pas la fourche.

Quand à Sœur Fière, depuis ce jour, elle refusa de consommer des légumes et s'en tint à un strict régime carné, agrémenté de poissons et de fruits, mais de mer.

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