XII.2 - 15h08

8 minutes de lecture

Je m’installe devant les assiettes garnies de mets de luxe à peine entamées, tandis que Dào Zhàn verse un thé à l’odeur merveilleuse dans un petit verre en fonte.

“Il me semble qu’il y a quelque chose qui tient du deva en vous. En votre présence, c’est comme si les hommes devenaient incapables de réprimer la nature profonde qui sommeille en eux. Ne l’avez-vous jamais remarqué ?”

Une image, comme venue d’un autre âge, jusque là enfouie dans mon subconscient remonte à toute vitesse à sa surface. Une mare où des canards se laissent caresser par un soleil rosé, un père de famille respectable, du genre qui amène ses enfants à l’école et vient les chercher le soir, costard-cravate, qui se transforme en loup assoiffé de sexe une fois à l’intérieur de sa grosse voiture.

“Vous avez soif ? J’ai de l’eau, du chai, et il doit me rester une ou deux bières.

  • Je veux bien une bière. On peut peut-être se tutoyer ?
  • Ha ! Oui… si vous préférez. Enfin, si tu préfères. Moi, c’est Hóng Lǎo.
  • Enchantée, Hóng Lǎo. C'est la première fois que tu fais appel à quelqu'un comme moi ?
  • Oui, d'où le fait que je ne sache pas trop comment faire.
  • C'est normal. Ne t'inquiète pas, je vais bien m'occuper de toi”.

Dào Zhàn m'extrait de mes rêveries :

“Je sens l’effet de votre pouvoir en ce moment même, depuis l’instant où vous êtes arrivée. Paranoïaque parmi les paranoïaques, jamais je n’aurais disputé ainsi mes gardes pour leur simple application du protocole. Mais, c’est comme si l’effet Jiēshòu, appelons-le ainsi, me forçait à révéler les facettes de ma personnalité que je garde d’habitude pour ma femme et mes enfants.

  • Alors, pour Bái Hú Li… ?
  • Je dois me confesser : je ne croyais pas que vous y arriveriez. J’avais commencé à échafauder des plans B, C et D, non pas parce-que je doutais de vous mais parce-que je surestimais sa ténacité. Sachez qu’il n’est pas du genre à se laisser corrompre, droit dans ses bottes et stoïque comme un roc, habitué à repousser les avances comme le boxeur est habitué à frapper dans son sac de sable.”

Il marque une pause, avale d’un coup sa tasse de thé et en ressert une autre. Je vois que quelque chose le trouble, d’un autre genre qu’une simple attirance. Ses yeux se posent un instant sur moi avant de se reposer sur les gambas alignées devant lui.

“Yīng Huā n’a jamais douté de vous, sans qu’elle puisse me dire pourquoi. Mais j’ai fini par comprendre. Le magma qui anime Xiǎo Tào depuis le soir où il vous a annoncé la nouvelle, le souvenir que vous avez - enfin, que Chén Yuè a - laissé au penthouse est indélébile. C’est pourquoi je me devais de vous remercier, non pas en tant qu’homme politique, mais bien en tant que sujet tiankongais, car vous avez donné à cette ville les clés de sa rédemption. C’est peut-être le plus grand cadeau du siècle.”

Je sens mes joues chauffer sous l'effet de ces compliments hyperboliques.

“La mission a été le succès le plus total que l’on aurait pu attendre ; sachez que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous remercier le plus généreusement possible.

  • Je ne sais pas quoi vous dire… cette histoire de deva, ça ne m’est jamais venu à l’esprit…
  • Je suis sûr que si vous repassez au peigne fin les événements de votre vie, vous en trouverez des preuves, à moins que j’ai complètement perdu la tête.”

Sans ajouter un mot, il se relève et désigne une une porte au fond de la pièce.

“Maintenant, plus que des mots, j’ai beaucoup de choses à vous offrir aujourd’hui ; des réponses, définitives cette fois-ci. Jour et nuit, j’ai fait travailler une armée d’infomineurs pour lever le voile sur toute l’affaire ; nous savons qui a commis les assassinats, pourquoi, comment, tout en détails. Si je vous ai faite venir ici, c’est parce-que cette bâtisse, aussi rustique soit-elle, était d’une importance capitale pour votre mari.

  • Cet endroit ?? Ce n’est pas son genre.
  • Accordez-moi un court instant et tout s’éclaircira, sourit Dào Zhàn avant d’attraper deux vestes sur un porte-manteau et de m’en tendre une. Croyez-moi, ça ne sera pas de trop.”

En effet, dans le couloir, la température se met à chuter progressivement, puis j’aperçois des traînées de vapeur naître sur le coin de mes lèvres. Le moteur à l’intérieur de la veste se met à trembloter pour maintenir mon corps à une température convenable. Des portes blindées, de plus en plus nombreuses à mesure que l’on s’enfonce sous terre, ponctuent le couloir. Toutes ouvertes sur des salles complètement vides si ce n’est pour une ou deux étagères abandonnées.

“C’est…encore…loin ?

  • Plus beaucoup. Par les Sages, c’est un froid à réveiller un mort. Tenez, attrapez ça.”

Il me tend une combi de fermier quelque peu modifiée, comme recouverte d’une substance aqueuse et chaude au toucher. Nous l’enfilons par le bas. Bientôt, une vague de chaleur agréable se répand jusque dans mes veines, j’ai l’impression d’être un arbre au printemps après le temps des terribles neiges de février. Dào Zhàn continue de s’enfoncer dans l’interminable galerie, puis nous arrivons devant une porte cette fois fermée. Sur le coin de ma visière, j’aperçois la forme de cristaux de glace.

“Tenez, prenez ce côté de la poignée et aidez moi à tourner.”

La porte semble peser le poids d’un âne mort, mais au prix de grands efforts, elle finit par céder.

“Ha… ! Eh bien… ! Vous êtes… une sportive, hm ? Gym… martiale, c’est ça ? Attendez, je dois… m’asseoir un peu.”

Une épaisse buée gomme son visage de l’intérieur avant d’être chassée par la ventilation interne de sa combi.

“Comment est-ce… que vous… savez ?

  • Xiǎo Tào me l’a dit… Haaa ! J’ai la… gorge en feu !”

Nous restons assis là quelques instants, sur le sol recouvert d’une infime couche de verglas, devant l’embrasure de la porte. Après quelques respirations profondes, je parviens à faire redescendre mon rythme cardiaque et à me relever. J’aide Dào Zhàn à prendre appui sur ses jambes.

“Ha, la vieillesse chercherait déjà à me faucher ? Quoi qu’il en soit, je vous laisse l’honneur d’entrer la première.”

***

Le froid s’amplifie encore à l’intérieur, la combi laisse maintenant s’échapper d’épaisses volutes de vapeur à travers une pièce au plafond très haut, remplie à ras bord d’étagères au sommet indiscernable.

“Vous ne m’en voudrez pas si je ne prends pas la peine de refermer la porte…” souffle Dào Zhàn.

Sa voix se perd comme un écho lointain, percute les parois de mon esprit sans s’y accrocher. Sous le regard curieux de Dào Zhàn, je m’approche d’une des étagères les plus proches et découvre une pile de paquets emballés dans du cellophane, estampillés d’un tampon 南剛果殖民地工廠 rougeâtre et des lettres CWEC en calligraphie fluorescente.

“Qu’est-ce que des produits venus d’aussi loin viennent faire ici ?

  • Vous n’êtes pas au bout de vos surprises. Mes hommes ont identifié plus de deux cent quarante nations desquelles sont importés les produits présents dans ce hangar. Et ils n’ont pas fini de tout répertorier.
  • Et la CWEC, c’est…
  • Chinese Western Entrepreneurs Company - ou Colonialists, comme j’aime l’appeler -, répond doctement Dào Zhàn avec un fort accent. Ils sont implantés un peu partout en Afrique, mais l’usine dont viennent ces produits fait partie des plus importantes. Elle emploie plus de la moitié des habitants de Lubumbashi, la capitale du Katanga.
  • Vous auriez dû songer à vous inscrire au Quiz des Génies, souris-je.
  • Haha… dans une autre vie, pourquoi pas. Enfin, ouvrez le paquet.”

Il sort un cutter de sa poche et me le tend. Au prix d’une certaine résistance opposée par les nombreuses couches de cellophane, je finis par percer la carapace et je tombe sur un sachet scellé par une fermeture éclair. Je tire dessus et le laisse aussitôt tomber au sol.

“Bah ! Qu’est-ce que c’est que cette horreur… ?!”

Par la fente du sachet, un liquide visqueux et jaunâtre se répand sur le sol avant de se congeler. L’apparence morveuse d’un organe artificiel pointe une extrémité vers l’extérieur.

“Faites attention, ce petit paquet vaut une fortune et nous servira de preuve.

  • Par rapport à quoi ?
  • Donnez-moi un instant, je veux vous montrer autre chose.”

Il s’agenouille, arrache le paquet au froid et replace d’un coup de doigt l’organe dans sa poche, avant de la reposer sur l’étagère, puis disparaît dans le dédale de rayons. Une ou deux minutes passent ainsi, durant lesquelles je cherche à comprendre à quel genre de projet ce traffic pouvait bien mener.

“Regardez, j’ai pris un peu de tout”, déclare Dào Zhàn dans mon dos, les bras chargés de trois paquets.

Il les dépose sur l’une des rares tablettes vides et entaille le premier paquet en plastique blanc, recouvert de motifs et d’inscriptions islamiques.

“Tenez, reprenez le cutter.”

Alors il lève l’enchevêtrement de courbes hypnotiques et révèle un tas de granules pas plus gros que des grains de sucre, d’un bleu marin.

“C’est vraiment ce que je pense… ?!

  • De la bleue, oui. À base de pavot, en l’occurrence, soupire Dào Zhàn. Un tel paquet a de quoi vous envoyer tutoyer les Sages pendant plusieurs mois. Passons au deuxième. Cutter ?”

Son visage s’est considérablement renfrogné. D’un coup sec, il taillade l’extrémité d’un paquet cette fois plus imposant, et révèle à l’intérieur un pistolet bariolé, tranquillement installé dans une couverture en mousse à côté de son chargeur.

“Un classique, de quoi se débarrasser des gêneurs. Et, le meilleur pour la fin…”

Cette fois, une simple boîte en polystyrène. Dào Zhàn n’a même pas besoin du cutter pour l’ouvrir et se contente de me révéler l’intérieur, plus grave que jamais. Je sens mon coeur bondir dans ma poitrine. Au prix de respirations lourdes et saccadées, je parviens à conserver mon calme. Dans une boîte en plexiglas, ce qui s’apparente de très loin au foetus d’un chien, strié d’une musculature anormalement proéminente, baigne dans un liquide rosé. Sur le dessus de la boîte, un inscription en lettres arrondies, presque enfantines, déclare :

Self-Made Dog™, guide d’utilisation.

  1. Conserver le foetus durant deux mois à température ambiante (20°C idéalement).
  2. Toutes les semaines, penser à ajouter cinq gouttes de nutriments via le port relié au cordon ombilical. (Pas de panique, une alarme en-dessous de la boîte signalera un manque.)
  3. Veiller avec amour sur votre futur compagnon ;-)
  4. Une fois les muscles suffisamment développés (on le reconnaît aux reflets bleus qu’ils prennent), vous pouvez évacuer le liquide de croissance à l’aide des petites encoches taillées sous la boîte.
  5. Penser à couper le cordon ombilical en utilisant la pince incluse dans votre kit.
  6. Sécher votre nouveau meilleur ami !
  7. Voilà, tout est prêt ! D’ici deux à trois jours, vous aurez un magnifique chien prêt à se tenir à vos côtés !”

Une photo à côté de la notice, sur laquelle figure un chien surstéroïdé, d’apparence trapue et franchement intimidante, est tenu au bout d’une laisse en fer.

“Je… je ne sais même plus quoi dire…

  • J’ai été cloué sur place aussi, lorsqu’on a découvert ces horreurs. Quand je disais que votre mari vendait des animaux de laboratoire, je m’attendais à des rats avec débridage génétique, ce genre de choses…
  • Pourquoi… ?
  • Pourquoi est-ce qu’il trempait là-dedans ? Venez, nous allons en parler dans la pièce d’à côté. J’en ai assez de me coltiner cette combi.”

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Virgoh-Vertigo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0