XII.3 - 15h49

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La porte, hydraulique, cette fois-ci, se referme d’une simple pression sur un bouton. C’est à se demander pourquoi aucun système de ce genre n’a été installé sur celle qui ouvre sur le hangar. Dào Zhàn récupère ma combi et l’accroche sur un porte-manteaux avant de me verser du Litchill dans un verre.

“Si je vous ai montré tout cela, c’était pour m’assurer que vous me croiriez. Tout va bien ?

  • J’ai encore l’estomac retourné, mais je suis disposée à vous écouter.
  • Je vous présente mes excuses”, répond Dào Zhàn en s’inclinant.

Il se met à fouiller dans son costard puis sort sa micro-tablette et une digiclé semblable à celle utilisée au penthouse, appuie tranquillement sur le contact, l’insère dans le port optique et projette un dossier au-dessus de la table.

“Je vous propose de découvrir les fruits de votre travail. La quantité d’informations que vous avez extraite sur l’ordinateur de Bái Hú Li est phénoménale. Sans compter sur la sécurité exceptionnelle, la clé a mis plus de trois minutes à la pirater, ce qui n’est arrivé qu’une fois avec du matériel militaire. Passé cette étape, il nous restait à tout siphonner, et quand j’ai vu que la quantité de données se comptait en Zétas, je vous avoue que j’ai eu peur. Mais la clé a fait son travail. Ensuite, il a fallu que les mineurs arrivent à tout passer au peigne fin. Troisième et meilleure sécurité. On a estimé que seuls 0,002% de tous les fichiers du disque dur de l’ordinateur contenait des informations réelles -vous n’imaginez pas la quantité et l’ingéniosité des leurres déployés pour nous décourager-, et sur ces 0,002%, seuls 4% de données ont été pertinentes par rapport à notre enquête. Le reste contenait des communications standards du conglomérat, une immense bibliothèque d’oeuvres d’art… Si je vous dis tout cela, c’est pour que vous compreniez à quel point ce que vous allez voir est précieux. Vous avez cueilli les fruits par grosses grappes, mes équipes ont dû soigneusement en extraire les noyaux de la taille d’un cheveu.

  • Si la jungle numérique était si énorme, comment est-ce que vous avez réussi à la défricher ?
  • J’attendais que vous me posiez la question. Sachez, Jiēshòu, que nous ne sommes pas seuls dans notre quête. Une personne discrète, tellement discrète qu’on en oublierait presque son existence, obnubilés que nous sommes par les pontes du conglomérat et du Siège, a décidé de nous épauler. Ironie du destin, vous n’étiez pas loin de son bureau le jour de l’assassinat de votre mari.
  • Le moine qui a présidé la cérémonie ?
  • Non… je n’y avais pas pensé. Plus haut. Le Maire-Roi lui même souhaite enfin débarrasser la ville de sa gangrène.
  • Vraiment ?? Depuis quand… ?
  • Nous sommes proches depuis des années, mais il a toujours refusé de se joindre au combat, de peur des répercussions. Jusqu’aux assassinats. C’est comme si l’arrivée de la violence sur notre sol l’avait complètement transformé : je ne le reconnais plus tout à fait moi-même. Quoiqu’il en soit, il nous a fait parvenir du matériel militaire qui nous a permis de traiter la totalité du contenu de la clé en une semaine à peine, contre trois voire quatre sans lui.”

Il attrape une canette d’un soda tamoul dans le frigo et l’avale d’une traite. Puis il se rasseoit et reprend :

“Dans ce dossier, vous allez entendre des conversations entre votre mari et ses associés, récupérées par des agents de Menxiang Shiyé sur son ordinateur après son décès. Sur d’autres fichiers, des conversations entre Bái Hú Li et des membres du Syndicat. J’ai fait ajouter une légende pour que vous puissiez suivre ces conversations sans être perdue entre les protagonistes. Vous êtes prête ?

  • O… oui, réponds-je en sentant tout de même une pointe naître au creux de mon estomac.
  • Bien, ouverture fichier 1”, ordonne Dào Zhàn.

Conversation entre Sheng Ming et Běi Xīyì, membre de la faction Smissonnienne du Syndicat des Bûcherons (assassiné une semaine après Sheng Ming), menée il y a : soixante dix-neuf jours.

“Allô, Sheng Ming ? demande une voix rocailleuse.

  • Běi Xīyì ? Qu’est-ce qu’il y a ?”

Première fois que j’entends sa voix depuis ce jour, à la mairie. Un frisson parcourt mon échine.

“Je voulais te contacter par rapport à la dernière livraison ; les hommes l’ont bien récupérée, ils sont en route pour le Ranch.

  • Ha, j’en suis ravi ! s’exclame Shēng Mìng avec une inflexion tout à fait particulière. Tu as arrangé le contact avec le client ?
  • Madame Zhū ? Oui, je la retrouve vers vingt heures. (Madame Zhū, ajoute la micro-tablette sous la projection, est une Responsable de secteur de Menxiang Shiyé, grade 7/72.)
  • Parfait. Cette fois, je te prierai d’effectuer la transaction en intérieur, peu m’importe où, mais tu ne dois pas laisser l’occasions aux flics de vous coller au cul, répond Shēng Mìng d’une voix soudain devenue menaçante.
  • Pas besoin de me le dire, je suis bien au courant.
  • Je pense au contraire qu’il est important de te le rappeler, tu as tendance à oublier qu’on ne peut pas arroser tout le monde. Un petit flic de rien du tout qui refuse de se taire, et c’est le jackpot pour lui. Si tu ne veux pas voir nos tronches passer aux actualités, sois vigilant.
  • Tu radotes…
  • Certes, mais tu sais que j’ai raison. Où est-ce que vous allez faire l’échange ?
  • Je ne sais pas, ça ne me rassure qu’à moitié d’être enfermé seul avec elle et ses gardes du corps.
  • Allons, ça fait plusieurs fois que je lui livre toute sorte de choses, et elle s’est toujours montrée correcte. Parfois un peu radine, mais jamais plus. Tout ira bien. Tu n’as qu’à récupérer un flingue au Ranch avant d’aller la retrouver, si tu as si peur. Mais je t’assure qu’il ne se passera rien.
  • Alors pourquoi c’est pas toi qui y vas ?
  • Tu commences à me taper sur le système ! On en a déjà parlé, j’ai une fusée à prendre vers dix huit heures, je dois aller à Ankara négocier avec des producteurs. Et tu ne peux pas te vanter d’avoir mon réseau. Crois-moi, quand tu verras l’argent affluer sur ton compte, tu seras bien content.
  • Pff… si tu le dis. Combien tu ramèneras, cette fois ?
  • Je ne sais pas encore. Il ne faut pas oublier de partager avec les autres. Je prendrai 40% sur la bleue et vous laisserai vous partager les 60% restants entre vous.
  • Eh, tu te mets bien, dis ! On va gratter les miettes, pendant que toi tu vas pouvoir t’acheter une villa ou deux !
  • Ne dis pas de bêtises… C’est pas avec ce que je fais payer à mes femmes que je vais pouvoir faire des folies. Non, j’ai prévu de tout réinvestir.
  • Ben voyons, et dans quoi ?
  • Ma parole, tu es complètement déconnecté du monde autour de toi ! Les élections, ça te dit quelque chose ? Si on ne commence pas dès maintenant à préparer le terrain, autant laisser tout de suite la porte ouverte à ces bâtards de shoushous ! On aura l’air drôle, tiens, à se faire les dents sur les barreaux du láogǎi*.
  • Ok, pas besoin de me balancer des histoires à faire faire des cauchemars.
  • Il me semble au contraire qu’il y en a plus que besoin. Tu penses voiture de sport, villa, gonzesses, alors qu’il y a plus urgent. Nos contacts chez Menxiang Shiyé sont essentiels, je te rappelle qu’on n’a pas beaucoup d’alliés, alors ceux qu’on a, on doit les bichonner. Tant qu’on n’est pas au sommet, on fait profil bas.
  • Dit le mec qui se pavane en AppleRocket et s’achète des costumes qui coûtent plusieurs mois de salaire.
  • Des gouttes d’eau par rapport à ce que j’ai pu toucher. Tu commences à me les casser, Běi Xīyì. Quand t’auras dépassé la dizaine de femmes, tu comprendras qu’on peut se permettre certains extras de temps en temps. Une goutte d’eau par rapport à tout ce que je réinvestis pour la cause, que je réinvestis indirectement pour ta petite tête. Alors ne viens surtout pas baver sur mon dos, compris ? Une fois au sommet, je te promets qu’on roulera tous dans des bolides et que plus personne, pas même ces putains d’extrémistes de bonzes, viendront nous dire quoi que ce soit.”

L’audio semble s’arrêter durant une dizaines de secondes. Dào Zhàn ne relève pourtant pas les yeux.

“Ok… je suis désolé, reprend la voix de Běi Xīyì.

  • Je… o… ouais, moi aussi. Je suis un peu tendu en ce moment.
  • Ça arrive. Pour la répartition de la transaction de ce soir ?
  • Prends tes 40%, c’est normal. Le reste, on se le répartira. Il va falloir qu’on ouvre une cagnotte commune pour les élections. On en parlera à la prochaine réunion, je dois aller à la gare.
  • Fais bien attention, Shēng Mìng.
  • T’inquiète pas, y’a pas de raison de s’inquiéter. C’est plutôt à toi que je devrais le dire. Moi, je vais être bien hors de portée de tous nos ennemis, à siroter un cocktail devant une mer azur, j’ai pas de souci à me faire.”

Je suis complètement abasourdie. L’impression que mes tempes chauffent, que je ne vois plus clairement.

“Prenez un verre d’eau, Jiēshòu, suggère la figure déformée de Dào Zhàn.

  • M..merci, oui.
  • J’imagine que vous ne vous attendiez pas à ça.
  • Pas vraiment, non. Il allait plonger la ville dans les affrontements…
  • Il l’a fait, en quelque sorte. Il en a été la première victime, ironie du destin.
  • Se hisser au sommet de la mairie, il avait complètement perdu la tête ?
  • Oh, au contraire, je pense que sa tête se tenait parfaitement droite. Shēng Mìng était loin, très loin d’être idiot. Il avait senti que le vent tournait et préparait sa riposte. Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit sur lui, le soir où nous nous sommes rencontrés ?
  • Sur le fait qu’il voulait transformer Tiankong en profondeur ?
  • Oui. Je vous avais dit que l’argent n’était qu’un commencement pour lui, que les hommes de sa race ne peuvent se satisfaire de belles voitures et de chemises, fussent-elles en plaqué or. J’ai lu et écouté en longueur tous les documents le concernant, et je peux vous dire que je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi fermement accroché à la liberté. Laissez-moi vous faire écouter un deuxième enregistrement”

***

Conversation entre Shēng Mìng et Qiū Shù, membre de la faction Smissonnienne du Syndicat des Bûcherons (assassiné la veille du procès de Bài Tài Yang), menée il y a : quarante quatre jours.

“Oui, Qiū Shù ? Ça va ? demande Shēng Mìng, débordant d’excitation.

  • Nickel, et toi ? répond une voix tout aussi enjouée. Tu as besoin de quelque chose ?
  • Je suis en train de rédiger l’appel à la manifestation.
  • Des femmes ?
  • Oui, oui. J’aurais besoin de tes talents d’écrivain.
  • Oh, tu sais, je ne suis pas Huī Ōu non plus.
  • Il n’empêche que tu écris mieux que moi. Je te lis le message ?
  • Vas-y. Je te coupe quand il faut reformuler.
  • D’accord. Chères femmes, si je vous écris aujourd’hui, c’est pour vous annoncer une grande nouvelle.
  • Change “Chères femmes”, c’est trop impersonnel.
  • Qu’est-ce que tu mettrais ?
  • Hm… tu veux en faire des Tiankongaises, non ? Alors mets “Chères Tiankongaises”, tout simplement. Tu les fais déjà entrer dans ton projet.
  • Ok… Une grande nouvelle… Cela fait de nombreuses années que vous habitez dans notre ville…
  • Cela fait de nombreuses années que vous faites partie de cette ville, il faut les inclure.
  • Et pourtant, les autorités continuent de vous traiter comme des moins que rien…
  • Continuent d’agir comme si vous n’existiez pas.
  • Je note. Je trouve cette situation absolument inacceptable.
  • Cette situation est inacceptable, ce n’est pas ton ressenti, mais une vérité générale que tu énonces.
  • Je souhaite que cela change dès aujourd’hui. C’est pourquoi je vous invite à participer à un grand rassemblement, mardi prochain, au croisement des Trois Avenues, afin de faire entendre vos voix. Ensemble, nous pourrons remédier à cette injustice et vous garantir d’être enfin intégrées d’un point de vue légal à la ville. Venez nombreuses !
  • Remplace je souhaite par “il faut” et “je vous invite” par “vous êtes invitées”. Sinon, le reste me semble bon.
  • D’accord, alors voici la version finale. Chères Tiankongaises, si je vous écris aujourd’hui, c’est pour vous faire part d’une grande nouvelle. Cela fait de nombreuses années que vous faites partie de cette ville, et pourtant les autorités continuent d’agir comme si vous n’existiez pas. Cette situation est inacceptable ; il faut que cela change dès aujourd’hui. C’est pourquoi vous êtes invitées à participer à un grand rassemblement au croisement des Trois-Avenues, mardi prochain, afin de faire entendre vos voix. Ensemble, nous pourrons remédier à cette injustice et vous garantir d’être enfin intégrées d’un point de vue légal à la ville. Venez nombreuses !
  • C’est tout bon, je pense. Quand est-ce que tu leur enverra ?
  • D’ici deux ou trois jours maximum. D’ailleurs, tu en es où dans tes mariages ?
  • Cette semaine, j’en ai conclu trois. J’ai du mal à abaisser la rente autant que toi. Tu vas prendre des nouvelles épouses jusqu’à quand ?
  • D’après mes calculs, au tarif actuel, je peux monter à cent vingt six. Après, je commencerai à être trop déficitaire. Cette semaine, j’ai une dizaine de mariages à célébrer, et ça devrait s’accélerer dans les prochaines semaines.
  • Cent vingt six ? répète Qiū Shù en accompagnant sa remarque d’un sifflement. Si chacun d’entre nous prenait cent vingt six femmes, nous pourrions aller cueillir la Mairie dès la semaine prochaine !
  • Ne serait-ce qu’une quarantaine par membre, ce serait déjà suffisant pour peser très lourd dans la balance électorale. Je ne me fais pas de souci. À part ça, ta soirée d’hier, c’était comment ?
  • Oh, tu sais, la routine…"

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*láogǎi : équivalent chinois du goulag soviétique.

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