Pierre de Rocaille

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Ils te voient, ils t’observent, comme une curiosité, sans ciller ni se cacher. Ils passent sur toi et toi, poli, tu ne dis rien. Le silence te va si bien, comme un manteau large et doux sur lequel perle et roule la pluie de leurs regards. Tu ne sens rien, tu ne vois rien, tes yeux graviers, où brillent des poussières de micah, paraissent attendre quelque chose, comme le miroir attend qu’on vienne s’y refléter. Des yeux de paresse et d’ennui, tu les fermes parfois, lentement, tu restes ainsi, paupières closes et muettes, ta poitrine se gonfle de soupirs comme une voile, un sourire ferle tes lèvres sur tes joues, à peine, imperceptible. Moi, je le vois, j’ai appris. Tes yeux se rouvrent alors, délavés comme des galets de rivière sans mémoire, nus et neufs, qui posent sur le monde la fraîcheur de ces regards qui n’appartiennent qu’à toi. Je les sens glisser sur moi, plus loin, faire frémir ma peau comme le blé sous la brise qui passe, sans s’arrêter, sans histoire ni escale. Parfois, parfois, j’y devine des lueurs qui crépitent, comme des reflets sur des nuages de nuit, tu sais, ça me fait penser à un cinéma en plein air, au loin derrière une haie d’arbres en silhouette. Je n’en vois que la moire sur le satin du ciel et je cherche, moi, dans ces lumières mouvantes quel film tu peux bien te faire.

J’aime tes visites, les temps que tu passes ici, près de moi et pourtant ailleurs, perdu dans des pensées trop grandes. J’aime tes silences comme des hivers, blancs et doux, cotonneux, à faire fendre les cœurs. Les miens voudraient crier, mais ils se taisent. Parfois, ta main me frôle, je te regarde alors mais toi non, tes doigts sont là mais tes yeux sont comme des oiseaux, si loin, je ne sais comment les attirer à moi, les faire se poser là plutôt qu’ailleurs, plutôt que voler sans cesse. Moi, je ne sais que rester immobile sous tes doigts. Il y a eu d’autres doigts, autrefois, mais aujourd’hui il n’y a plus que les tiens. Ils sont longs, déliés, distraits, ils bougent sans y penser, et moi je ne fais qu’y penser, mais sans bouger. Quelque part nous sommes complémentaires. Et je me dis que ça te va. Tu reviens, et tes doigts reviennent aussi. Moi, ça me va. Et puis, je ne saurais pas faire plus.

Souvent, j’attends ta venue, je guette. Je cherche ton pas parmi les autres. Il n’y a pas vraiment de rituel entre nous, c’est chaque fois une surprise de te voir venir, t’asseoir tout près de moi, sans rien dire. Il n’y a pas de jours, pas d’heure pour nos rendez-vous. Tu viens te poser quand le besoin te chante. Les autres passent, ne se posent pas, tu es une curiosité pour eux. Pour moi aussi, je dois bien l’avouer. Je ne connais rien de toi, et pourtant tellement. Je ne connais ton nom ou ton âge, ta vie ou tes rêves, pourtant je sais ton pas, ton poids, je sais comment c’est quand tes doigts me frôlent, quand tu souris et quand tu pleures, quand tu ne dis rien. Parfois tu restes longtemps, tu sembles t’endormir près de moi, j’aime ces jours là. Parfois tu ne restes qu’un instant, tu as le corps impatient, volatile, comme un oiseau à l'affût, souvent alors tu souris. Des sourires de géode, brillants comme des diamants, que tu offres aux nuées et aux enfants qui passent, entraînés par la main, pareil à des cerf-volants turbulents. Ils te font des grimaces parfois, et toi rien, tu t’es envolé trop haut.

Les jours de pluie, je ne t’espère pas. Je reste là et ton absence ruisselle sur moi. Je somnole. J’écoute le crépit de l’eau sur le gravier et les branches. J’attends. La patience est un pont par-dessus les torrents du ciel. Tu es comme ces escargots, tu apparais souvent après la pluie, traînant ta coquille entre les flaques, un peu de rosée sur tes doigts qui gouttent. Tu donnes deux tapes sur l’herbe humide près de moi, tu t'assois, sans t’en soucier, ni de l’eau qui mouille tes vêtements, ni de moi. Tes doigts viennent se poser. Tes cheveux s’agitent dans un reste de vent, tu les replaces sans y penser. Parfois, oh, il t’arrive de me regarder, doucement alors tu retires de ma peau quelque feuille morte ou rameau brisé que les intempéries y ont abandonné. Moi je ne tremble pas, et pourtant, pourtant, je ne suis pas de marbre quand tu prends soin de moi ainsi.

Un soir, tu viens t'asseoir. Cela arrive quelquefois, l'été, tes visites tardives. Nous observons ensemble le dernier vol des hirondelles, les oranges humides du ciel, les lampadaires s'allumer et la promenade pressée des chiens en laisse. Ce soir, pourtant, quelque chose est différent, tu es ailleurs mais pas comme d'habitude. D'habitude c'est un ailleurs grand comme l'horizon, cette fois, l'ailleurs est petit comme la dernière fenêtre éclairée d'un immeuble endormi. Tu sens bon. Tu n'as pas posé tes doigts sur moi, tu les entortilles les uns aux autres. Tu m'as offert des fleurs, tout un bouquet. Je voudrais les sentir, je ne peux pas. Tu les reprends. Tu te lèves. Un peu vite, plus vite que d'habitude, trop vite pour moi qui ne sait que t'attendre. Je t'observe t'éloigner, agiter le bras et tes doigts qui me manquent. Elle te répond, tu lui tends mes fleurs, tes fleurs. Elle t'offre son bras, tu souris, elle aussi. Je voudrais te sourire moi aussi, comme elle. Mais je ne sais que te regarder partir et attendre que tu reviennes t’asseoir près de moi. Moi, un simple caillou, une pierre de rocaille.

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