Conte de fée

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Cette fois, le frigo était désespérément vide. Ça en devenait indécent de le laisser tourner par cette chaleur pour un bout de gruyère, trois sachets de wasabi et une tomate. Ma flemme m’a dit, ouais mais il y a Ubereats. Mon cul et mon compte en banque l’ont envoyée chier, ils en avaient marre de ressembler à Timon et Pumba. Je vous laisse deviner qui est qui. J’ai roulé hors de mon lit, reniflé mon aisselle et deux trois fringues qui trainaient, aspergé le tout de pshit-pshit pour les chiottes et ajouté du déo sur ma liste. J’ai mis mes plus hauts talons, quitte à ressembler à rien, autant que ce ne soit pas à un culbuto.

Le beau temps dégueulait sa joie de vivre dans les rues. Moi, ça me donnait mal à la tête, plus habituée. Je plissais des yeux sous la brûlure du soleil comme une chinoise constipée. Derrière le masque, j’étouffais de chaleur. Dans le Carrefour, la clim faisait du zèle, un coup à attraper un chaud froid, à se mettre à tousser et à perdre définitivement toute vie sociale. Oui, je ne suis jamais contente et je vous merde. J’ai rempli mes deux sacs à ras bord, en me demandant comment j’allais remonter tout ça jusqu’à chez moi avec mes forces de crevette. J’allais bien finir par investir dans un cabas à roulette malgré le côté “vieille qui fait son marché”. La caissière a essayé de m’arnaquer sur les trois bières au prix de deux mais me suis pas laissé avoir par son air épuisé et sa voix creuse d’animal empaillé, une promo est une promo.

Encore une fois, j’avais eu le ventre plus gros que les bras. Et cette pute de rue qui grimpe allait me tuer. Quelle idée de conne d’avoir pris ces talons, en plus ils me niquent les chevilles à chaque fois, qualité de merde. Qu’est-ce que j’en avais à foutre du regard des gens. Je claudiquais comme une cigogne qui vient de se faire dadv, suais comme un sillon interfessier de Lopez et râlais comme une tenniswoman obèse. Puis ce qui devait arriver arriva, je me suis ramassée comme une crotte. Dans ma chute, transcendée par un instinct qui aurait passionné un congrès de psy, je réussis à protéger le sac des bières, du nutella et des chips mais celui des fruits et légumes, hélas, alla se vider sur l’asphalte. Quelques pommes commençaient à rouler dans la pente alors que je tentais de me redresser avec la grâce et l’efficacité d’une bistouquette dans un EHPAD. Et puis il fût là, sorti d’un conte pour enfant, brisant les lois et les distances de sécurité pour me porter secours, souriant comme une pub de chewing-gum. Ça va mademoiselle ? Il me tendait une main tandis que les doigts de l’autre étaient refermés sur les trois pommes fugueuses - comment on peut avoir des mains aussi grandes ? Merde, ça fait combien de mois qu’un beau mec s’est pas tenu à moins d’un mètre de moi ?

Il m’a aidée à me relever comme dans un film, c’était cliché et mièvre mais, pour une fois, j’ai pas eu l’envie de m’en plaindre. Comme j’allais bien, mon prince a rassemblé les courses éparpillées sur le trottoir dans mon sac puis m’a fait sa proposition. Vous habitez loin, je vous aide à porter ? J’ai dit oui. Puis après je me suis reprise. Non, j’habite juste en haut de la rue, et oui, je veux bien un coup de main, si ça te, vous, dérange pas, c’est super gentil. Il m’a souri droit dans les yeux, avec mon masque ça faisait une version cheap des bals d’antan, avec les loups et tout le toutim. C’est normal, si on prenait le temps de s’entraider, les choses iraient mieux, non ? J’ai hoché la tête en grosse hypocrite, trop heureuse d’être secourue par le sosie d’Henry Cavill en blond pour lui avouer mon égoïsme notoire. Il a pris les deux sacs dans ses mains énormes et les a soulevés comme si je n’avais acheté que du PQ. Une pointe de jalousie et d’envie m’a chatouillé le périnée.

En plus de porter mes courses, le canon m’attendait pendant que je me débattais dans mes talons trop hauts. Comme il se contentait de sourire et ne faisait aucune remarque sur ma démarche ridicule et mes choix discutables en matière de chaussures, c’est moi qui m’y suis collée. Je sais, c’est pas adapté pour les courses, en plus ça fait des mois que je les ais pas mises, mais je voulais pas ressembler à rien pour ma première sortie depuis deux semaines. Il a hoché la tête, m’a jaugée de bas en... moins bas. Tu sais, on se tutoie ? Super, tu sais, il y a plein de mecs qui aiment les filles pas trop grandes, puis le physique fait pas tout. Facile à dire quand on ressemble à un mannequin pour photoshop. J’ai ravalé un brin d’aigreur, il essayait d’être aimable, et ce n’était pas déplaisant. Oui enfin, c’est pas Mimie Mathy qui fait la une des magazines de mode, c’est des nunuches de dix-huit piges qui font leur mètre quatre-vingts pour 55 kilos. Il a lâché un léger rire, sans moquerie, juste amusé par mon exemple, le genre de rire qui me fait fondre, déjà que je me liquéfiais sous la chaleur, manquait plus que ça. Oui, après les magazines, c’est une chose, mais si c’était ma dernière soirée, je préférerais la passer avec Mimie Mathy, je pense que je me marrerais plus qu’avec une quelconque top model. Là, il marquait un point.

En bas de mon immeuble, il m’a proposé de monter les courses jusqu’à mon appart. Trop heureuse de ne pas avoir à me taper l’escalier sans ascenseur, j’ai quand même eu la décence de lui préciser que j’habitais au dernier, sous les toits. Il a juste répondu “Raison de plus.” et nous sommes entrés. Il montait devant d’un pas sportif, moi je m’étais résolue à enlever mes talons et le suivais en matant son short. Miam ! Putain, comment je peux avoir envie par cette chaleur ? Je suis folle. En tout cas, toi, je ne te laisse pas repartir sans mon numéro. Il m’a distancée entre le cinquième et le sixième et je l’ai rejoint en respirant comme une vieille hotte de cuisine. Il avait enfin lâché mes sacs et m’attendait en s’étirant le dos. Ça doit faire un sacré sport de monter ça tous les jours. J’ai souri derrière mon masque avant de me rendre compte que c’était totalement stupide de le porter ici et de l’enlever. Oui, c’était plus facile quand je sortais de chez moi plus d’une fois par semaine. Nouveau rire léger.

Je trifouillais mes clés en me demandant comment lui dire que j’aimerais bien le revoir sans paraître trop intéressée quand il m’a demandé. Dis, ça te dérange si je prends un verre d’eau chez toi ? Ça m’a donné chaud, en fin de compte. J’ai pensé au bordel dans mon appart, merde, il allait voir ça ? Mais je ne pouvais quand même pas lui refuser un verre alors qu’il avait porté toutes mes courses jusqu’ici. J’ai souri, grosse hypocrite un jour… Non, bien sûr que ça ne me dérange pas, comme ça tu pourras porter mes courses jusqu’au bout. Il a répondu à mon clin d’œil et j’ai ouvert la porte. Les volets clos faisaient une semi-pénombre qui ne camouflait pas grand chose, hélas, du désordre régnant. Je lui ai grommelé de ne pas faire attention au bordel, lui ai montré où il pouvait poser mes sacs et ai refermé la porte. Il a regardé autour de lui avec curiosité, merde, pourquoi est-ce qu’il fallait que je n’aie pas fait le ménage depuis trois semaines ?

J’ai attrapé le sac que j’avais sauvé de la chute. Tu es sûr que tu veux de l’eau ? Elles vont pas être très fraîches mais je peux bien t’offrir une bière. Il a secoué la tête. Non merci, je dois prendre la voiture après, de l’eau, ce sera parfait. J’ai opiné et filé dans la cuisine lui servir un verre. J’en ai profité pour attraper un post-it et y écrire mon prénom et mon numéro. Je lui ai tendu le second tandis qu’il avalait le premier. Tiens, si tu as un moment dans les jours qui viennent où tu ne prends pas la voiture, que je puisse te payer cette bière, ce sera avec plaisir. Il a eu un fin sourire, les ombres de l’appartement le rendaient encore plus séduisant, avec ses fossettes. Il a regardé mon post-it et l’a glissé précieusement dans sa poche. J’aime beaucoup ton prénom. J’ai rougi comme une adolescente énamourée, décidément ma fille, tu es en manque d’affection, il t’en faut pas beaucoup.

Une avalanche de sentiments contradictoires menaçait de m’ensevelir, je puais, j’étais fringuée comme un mannequin Emmaüs et mon appartement ressemblait à un réveil de cuite. Je me sentais plus souillon que princesse et mon chevalier servant du jour détonnait dans le tableau comme le David dans Guernica. Je me suis approchée pour lui faire la bise, l’envie était plus grande que le dégoût que m’inspirait mon corps luisant de sueur pas lavée depuis deux jours. Puis je l’ai raccompagné à la porte, insistant pour qu’il n’oublie pas de me rappeler. Merci encore de m’avoir sauvée, je sais pas comment j’aurais fait pour ramener tout ça jusqu’ici. C’était super sympa de ta part, je sais qu’il parait que c’est normal mais j’ai plus l’habitude des connards que des mecs gentils. Il m’a fait un clin d’œil. Dieu qu’il est séduisant, c’est pas possible que “ça” soit dans mon appartement. Et ? Je l’ai regardé, sans comprendre. Quoi et ? Il m’a caressé le bras, celui qui tenait la poignée de la porte, prêt à lui ouvrir. Et, c’est tout ? J’ai frémis, reculé infimement. Son sourire n’avait pas changé, le même sourire gentil, sexy, adorable. La chaleur dans la pièce a semblé s’évaporer, un frisson m’a mordu le ventre. Allez quoi, je t’ai quand même bien aidé, tu pourrais me remercier un peu mieux.

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