Papillon

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Sur la peau noire des toits, tendus comme des tambours, la pluie venait jouer ses doigts, ses doigts au petit jour…

L’inspecteur Marinaud, affectueusement surnommé “le rhino” par ses collègues, le regard imbibé perdu dans le spectacle des averses à travers le verre sali d’une petite fenêtre, n’avait qu’une grimace profane pour la symphonie des cieux sur les zincs du neuvième. Il ne connaissait de poésie que celle du petit blanc sur le zinc de son troquet, rue Turgot. L’eau froide qui dégouttait de son galure lui coulait dans la nuque et le rendait irascible, pire, son tabac à pipe avait été trempé par le déluge. Tout cela s’ajoutait à cette affaire moisie dans laquelle il venait d’enfoncer son pied, comme dans un étron, pas à lui qu’on ferait croire que ça portait chance...

Sainclair revint, ouvrant la porte de la petite mansarde. Marinaud se retourna et leva un menton interrogateur vers le jeune policier dégoulinant.

– C’est fait ? Vous avez pu joindre le commissariat ?

– Oui, inspecteur, j’ai dû attendre que le café ouvre mais c’est bon, ils nous envoient des renforts et un corbillard pour la, pour le, enfin, la victime quoi.

– Vous êtes nouveau dans le service, pas vrai ?

– Ça va faire trois mois, inspecteur.

– Hmmhm, dites-moi, Sainclair, vous fumez vous, non ?

– Heu, oui.

– Gitanes, gauloises ?

– Des américaines, blondes…

– Immonde, vous n’avez aucun goût, Sainclair. Passez m’en une !

L’agent lui tendit une cigarette et l’alluma d’un coup de briquet. Marinaud aspira deux grandes bouffées de tabac avant de cracher.

– Quelle horreur ! Vous pouvez la reprendre, Sainclair, et faites-moi le plaisir de passer à une meilleure qualité. Allons voir comment se débrouille l’autre abruti.

Plantant son subordonné et son mégot à peine entamé, il dirigea son pas lourd dans la pièce voisine, où se situait la scène de crime.

– C’est bon, Priquet ? Vous avez terminé avec la craie ? Comment-ça c’est toujours pas fini ?

– Mais, inspecteur, je m’applique…

– Je vous demande pas la Joconde, Priquet, nom d’un Pouilly. Toutes ces petites crottes, là, c’est quoi ?

– C’est les éclaboussures de sang, chef.

– Vous… !? Par le sang du christ, Priquet, donnez-moi cette craie !

– Mais…

– Donnez-moi cette craie, c’est un ordre !

Le policier se releva d’un air penaud et remis le bâtonnet à son supérieur. Ce dernier s’en saisit avec vigueur et lui renvoya en plein visage dans un accès de fureur.

– Vous n’êtes qu’un sot, Priquet, un bon à rien, vous êtes la honte de la police. Allez plutôt me chercher de l’eau, que je me rince la bouche. Même un sot de votre espèce devrait être capable de transporter de l’eau, non ?

L’inspecteur fulminant regarda son aide déguerpir sans demander son reste et grommela quelques insanités dans sa moustache avant de se calmer et de couler un regard sombre vers son deuxième subalterne. Ce dernier fixait le cadavre au mur, le minois blême, quelle bande de bras cassés.

– Vous savez dessiner, Sainclair ?

– Heu, non, inspecteur.

– Parfait, ramassez cette foutue craie et contentez vous de détourer le corps ! Et n’oubliez pas le papillon. Vous allez pas tourner de l’œil, hein ?

Le policier secoua la tête et se pencha pour récupérer le morceau de craie. Il l’approcha ensuite du cadavre d’une main tremblante et commença à reprendre le dessin là où son collègue s’était arrêté. Marinaud s’était reculé contre le mur opposé et observait la scène, silencieux. Le corps de la jeune fille, une talonneuse du quartier d’après le bignole, avait été cloué au mur par trois piques de fer. Du travail signé - à défaut d’être soigné - comme le prouvait le papillon épinglé à deux paumes de son visage. Encore un grand malade en liberté. Enfin, c’était pas ses oignons, dès que l’inspecteur en charge de l'enquête serait là, il pourrait faire son rapport et oublier toute cette histoire dans du tabac sec et un petit blanc, sec lui aussi. Par ce temps, ça serait pas du luxe.

Priquet lui amena un verre d’eau qu’il avala sans plaisir avant de le renvoyer faire le guet dans le couloir, en attendant que les renforts arrivent.

– Vous croyez que le tueur pourrait revenir, inspecteur ?

– Fermez-là, Priquet, vous paraîtrez peut-être moins con. Puis ça me fera des vacances.

Malgré un manque évident de pratique et un estomac fragile, Sainclair finit par arriver au bout de son travail. Il recula jusqu’à son supérieur pour admirer l’œuvre sanglante à laquelle il avait ajouté sa touche. Le dégoût lui tordait le ventre.

– Vous vous en êtes mis sur le visage.

– Pardon, inspecteur ?

– De la craie. C’est une blague, Sainclair ! Dieu, vous êtes pâle comme un cul de nonne. Reprenez-vous, vous en verrez d’autre !

– Excusez-moi, c’est… Pourquoi cette mise en scène ?

– C’est un malade, mon petit, rien qu’un taré, essayez pas d’entrer dans la tête de ces gens-là, vous allez vous faire des nœuds au cerveau.

L’on toqua à la porte de l’appartement. Marinaud et Sainclair échangèrent un regard surpris avant de quitter la chambre où avait eu lieu le meurtre.

– Pourquoi cet imbécile cogne à la porte ?

En arrivant dans le petit débarras qui servait d’entrée, de fait, Priquet était entré, accompagné d’un grand bonhomme en complet gris, la petite quarantaine et l’air de vous regarder de haut. Sur le palier, derrière eux, se trouvaient d’autres policiers en uniforme. Les inspecteurs se saluèrent fraîchement.

– Marinaud !

– Bertier ! J'espérais qu’on enverrait Fargeot.

– Vous avez un problème avec moi, Marinaud ? grogna le nouveau venu.

– Le prenez pas personnellement, Bertier, mais vous êtes sobre comme un curé. Et Fargeot fume la pipe, je souhaitais juste profiter de sa générosité.

– Léon est resté au poste, mauvaise toux, ça économisera vos poumons. Je peux voir le corps ?

– Vous voulez ma permission, Bertier ? C’est votre affaire, pas la mienne. C’est par là.

Le grand policier se fraya un chemin entre Marinaud et Sainclair. Le premier fit un signe au second de l’attendre à l’extérieur et emboîta le pas de son collègue. Ils entrèrent dans la petite chambre et Bertier grimaça un rictus désabusé.

– Qui vous a appelé ?

– Le concierge, l’a trouvée comme ça aux aurores. Paraît que la bourgeoise du dessous s’est plainte du bruit, je vous ai noté son nom, madame Genevier, une vieille fille qui tient une friperie à trois rues d’ici, toujours d’après le bignole. C’était pas la première fois que mademoiselle Rochard, il désigna du pouce le corps nu accroché au mur, c’est elle, pas la première fois donc que l’on se plaignait du bruit lié à son activité. Pour moi, il s’arrangeait avec elle, il fermait les yeux en échange de complaisances, me l’a pas avoué mais c’est tout comme. Donc, il vient à l’aube réclamer sa commission pour le tapage nocturne, comme elle répond pas il prend son passe et ouvre, et il tombe sur le corps comme vous le voyez là.

– Je vois.

Marinaud observa son collègue retirer ses gants et s’approcher de la tapin épinglée au mur. Il tâta la peau nue et exsangue et les têtes froides des piques de fer avant de s’attarder sur l’insecte.

– Quel enfoiré...

– C’est le combien ?

– Avec elle, ça fait cinq, répondit Bertier sans se retourner. À chaque fois cloué dans le mur, et à chaque fois l’une de ces merdes accrochée à côté, une vraie signature. Vous vous y connaissez en papillons, vous, Marinaud ?

– Vous savez, moi, les sciences naturelles, en dehors de l’œnologie…

– J’oubliais.

Le grand inspecteur se retourna vers lui et le toisa de haut. Marinaud soutint son regard sans ciller. Bertier finit par se lasser de ce petit jeu et le congédia.

– C’est bon, je prends le relais. Allez vous reposer, Marinaud, la nuit a été longue et il est presque dix heures.

– Bon courage avec ce merdier. Et, Bertier, passez le bonjour à Fargeot de ma part !

– Ce sera fait.

L’inspecteur Marinaud lança un dernier regard à la morte, bien heureux de se tirer à si bon compte de cette histoire. Sur le palier il renvoya Priquet et Sainclair au poste et observa un instant les équipes de jour investir les lieux, armés d’outils pour décrocher le cadavre de son mur. Puis il quitta les lieux. Dehors, l’averse s’était changée en un fin crachin. Il remonta le col de son imper jusqu’au menton et dirigea son pas fatigué vers la rue Turgot.

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