Chapitre 29

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Catherine monte dans un taxi devant l'hôpital et donne l'adresse de son appartement. Elle est étonnée de rester si froide, voir Gabriel dans cet état est finalement bien moins pénible que de l'imaginer. Elle ne doute pas une seconde d'avoir pris la seule décision qui s'imposait vu les circonstances. Une décision prise avec le cœur, l'âme et la raison que lui ont inspirée ceux du camp et leur mode de vie. Elle est dans le vrai et elle le sait. Que Gabriel saisisse ou pas cette main tendue, elle n'a pas envie d'y penser. Elle appellera lundi pour connaître sa réponse. Place à la vie parisienne avec Mathieu et Pierre.


Le lundi matin, le Docteur Bonaud autorise monsieur Bertrand à partir pour une semaine. Il sait qu'il y a un risque, mais c'est peut-être la seule chance pour son patient de s'en sortir. Non pas que Gabriel en ait exprimé le choix, Gabriel n'exprime rien. Son corps a repris le pouvoir. Il se vide de son eau comme si un barrage à l'intérieur avait cédé. Lui qui voulait absolument tout contrôler est incapable de gouverner sa propre mécanique. Son cerveau qu'il croyait si puissant, si intelligent, est devenu un instrument dont il ne sait plus se servir, un outil inaccessible. Il est terrorisé. Il devient fou. Il est fatigué, non, il est épuisé, vidé de toute énergie. Un énorme rocher stagne entre sa poitrine et son abdomen. Une masse si dense et si lourde qu'elle l'immobilise sur son lit où il reste allongé, semblant attendre la mort. Lorsque Catherine vient le chercher, il est assis sur le bord du lit, le dos arrondi, la tête penchée en avant, les jambes ballantes. Son visage est fermé, ses yeux se relèvent pour la regarder, mais aussitôt se perdent dans le néant. Une larme perle au coin de son œil. Vêtu de son costume, il ressemble à un pantin sans vie. Elle trouve qu'il a pris vingt ans en quelques jours, c'est assez impressionnant. Elle voit sa souffrance et elle compatit, pour autant elle ne s'apitoie pas, elle a changé.

— Si tu es prêt, Gaby, on y va.

Il la regarde à nouveau, se soulève dans un effort surhumain. Il n'est pas très stable, tient mollement sur ses pieds. Les médicaments ou une sensation de déséquilibre le font vaciller. Elle attrape le sac qui contient ses affaires et ils sortent de la chambre en silence. Gabriel est une loque humaine dans un costume de gala. Lorsqu'ils arrivent à la voiture, Mathieu et Pierre sortent du véhicule. Mathieu ouvre la portière arrière et le zombi s'engouffre dans l'espace confiné qui semblent lui être destiné, entre les sacs et les cartons. Mathieu referme délicatement. Pierre, qui va conduire la première partie du trajet, regarde Catherine et écarquille les yeux et les sourcils pour exprimer sa surprise. Gabriel est méconnaissable. Il ne l'avait rencontré qu'une fois, mais il ne retrouve rien dans ses souvenirs correspondant à cette loque humaine. Catherine dit simplement :

— Je sais, c'est incroyable.

Elle s'assoit à l'avant. Mathieu a contourné le véhicule et lestement se faufile derrière le siège conducteur. Un silence de plomb emplit l'habitacle climatisé. L'ambiance enthousiaste de leur week-end parisien vient de retomber comme un soufflé. Le regard de Pierre rencontre celui de Mathieu dans le rétroviseur intérieur.

— Merci à vous deux pour cette belle balade urbaine. Maintenant, nous rentrons chez nous et cela me fait bien plaisir d'aller retrouver mes poules et ma campagne.

— Moi aussi, je suis bien content de rentrer, Louise me manque. J'avoue qu'elle vaut tous les spectacles de cabaret.

— C'est vrai Pierre, même si la pièce d'hier soir était délicieuse. J'ai beaucoup aimé la mise en scène dépouillée mais suffisante pour transmettre tant d'émotions, précise Catherine.

— Oui, peut-être même les accentuer, j'ai beaucoup apprécié moi aussi, confirme le jeune homme.

— Et puis tout ce monde dans les rues de Paris, poursuit Catherine, l'ambiance dans les cafés... La capitale a retrouvé un air de fête que je ne lui avais pas revue depuis que nous avons débarqué de notre Bretagne natale. Est-ce un effet de la rêvolution ? En tout cas, ici, c'est aux pieds des immeubles, sur les trottoirs, que les gens ont abandonné leurs écrans. C'est très étrange comme spectacle.

— Une véritable œuvre d'art contemporaine ! plaisante Pierre.

Ils échangent tous les trois leurs impressions sur la beauté du quartier Saint-Michel et l'horizon bétonné qui a angoissé Mathieu sur la butte Montmartre. Gabriel bercé par leurs voix, surtout celle de Catherine, n'essaie pas de saisir le sens de leur conversation, il s'en fout. Il a juste l'impression que cette voix familière l'enveloppe d'une douce chaleur protectrice. Comme un enfant, il s'endort la tête posée sur le haut du dossier, calé contre un sac.

Pour la pause déjeuner, ils quittent l'autoroute et parcourent une dizaine de kilomètres afin de trouver un petit restaurant. Pierre gare la voiture à l'ombre d'un platane. Gabriel ne se réveille pas.

— Qu'est-ce qu'on fait ? demande-t-il.

— Laissons-le dormir, décrète sa femme. Allons nous dégourdir les jambes et déjeûner.

Pierre verrouille les portières et le trio se dirige vers un bâtiment de plusieurs étages où est inscrit en grosses lettres bleues sur crépi ocre « Hôtel de la Poste ». Ils prennent place en terrasse, à l'ombre d'une glycine, face du parking.

— Messieurs, madame, bonjour. Qu'est-ce que je vous sers ? les accueille un homme joufflu.

— Nous prendrons trois menus du jour et une grande carafe d'eau pas trop fraîche, s'il vous plaît, commande Catherine.

La nourriture est simple mais convenable, sans chichi et savoureuse. Ils sont plutôt bien tombés. Cette petite pause les requinque. Le patron est commerçant, en fin de repas, il leur propose un café offert par la maison que seul Pierre accepte avec gratitude.

— Serait-il possible que vous nous prépariez un sandwich à emporter ?

— Bien sûr, madame.

— Tu crois qu'il va se réveiller avant d'arriver ? s'inquiète Mathieu.

— On verra bien. Ils ont dû l'ensuquer à mort ces derniers jours... suppose Catherine.

— N'empêche que je ne le reconnais pas du tout.

— Moi non plus, Pierre, moi non plus.

— Je ne l'avais jamais vu, intervient Mathieu, donc je ne peux pas comparer. Mais, voir un homme dans cet état-là, c'est effrayant.

— Je ne sais pas ce qui va se passer pour lui, mais cela peut difficilement être pire, je crois, pronostique Pierre.

— En tout cas, merci à vous deux pour votre gentillesse. S'il n'arrive pas à s'en remettre auprès de nous tous, il est fichu. C'est pour cela que j'ai décidé de lui proposer de le ramener avec moi. Allez, je vais prendre le volant, annonce Catherine en sortant de table.

— Dans ce cas, je vais faire comme monsieur Bertrand, je vais m'écraser une sieste ! ironise Pierre en imitant la voix de Bourvil.

Lorsque la voiture pénétre dans la cour du camp, Louise se précipite. Elle se jette dans les bras de son amoureux qui la fait tourner comme une brindille.

— C'était trop long ! gémit-elle. Tu as ramené toutes tes affaires j'espère !

Son regard scrute la voiture, elle aperçoit alors un homme à l'arrière, comme recroquevillé sur lui-même, qui ne lève pas la tête de ses souliers.

— C'est qui ? Vous avez pris un auto-stoppeur ?

— Non Louise, c'est Gabriel, annonce Mathieu.

— Gabriel, quel Gabriel ?

— Le père de Mathéo, le mari de Catherine.

— Quoi ?! Vous vous foutez de moi !

Catherine la regarde et sourit.

— Non Louise, c'est bien Gabriel, je l'emmène chez moi...

— Vous l'avez drogué et kidnappé ? Mais, vous êtes dingues !

Ils partent tous d'un éclat de rire.

— Mathéo est là ? demande sa mère.

— Euh non, il n'est pas encore rentré de la ressourcerie.

— Alors, je ne traîne pas. Vous lui direz qu'il passe à la maison. Je dépose Mathieu et je vais installer mon otage.

— Aide-moi à sortir mes affaires et dis-moi où je peux poser tout ça, trésor.

— Tu vas voir, je t'ai fait de la place dans le mobile-home.

La voiture est rapidement déchargée des trois sacs de Pierre. Louise se penche pour distinguer un peu mieux les traits de Gabriel. Elle n'arrive pas à faire le lien entre l'homme qu'elle a vu l'autre jour sur le port et ce tas de chiffons.

— Ben merde alors, pourquoi il bouge pas ?!

— Viens trésor, je vais tout te raconter.

Mathieu promet de repasser plus tard. Catherine agite la main par la portière en repartant. En garant la voiture devant son nouveau domicile, elle ressent un soulagement. Cette maison n'a rien à voir avec son luxueux appartement parisien, mais elle ne regrette rien. Elle se retourne vers Gabriel et annonce enjouée :

— Nous sommes arrivés !

Son mari relève lentement la tête, jette un œil autour de lui, silencieux, le visage inexpressif.

— Tu veux descendre ou tu restes dans la voiture ? l'interroge Catherine d'un ton doux mais dynamique.

Hagard, il la regarde comme s'ils ne parlaient pas la même langue.

— Prends ton temps. Je vais ranger les bagages, finit-elle par décréter.

Elle ouvre le portillon, la porte de la maison, puis les fenêtres et les volets. C'est comme si elle reprenait une respiration. Après plusieurs allers-retours, Gabriel se décide à ouvrir sa portière, s'extirpe de l'automobile et tout en regardant furtivement autour de lui commence à enchaîner quelques pas. Il a l'air totalement engourdi, on dirait que son corps va s'effondrer au moindre mouvement. Mentalement il est comme anesthésié et moralement au fond d'un puits. Une tristesse permanente lui comprime la poitrine, au point de ne plus avoir assez d'air pour vivre. Il se dirige vers le portillon, redresse à peine la tête pour regarder la façade aux volets bleus et se laisse choir sur une chaise de la terrasse, épuisé. Il ne sait vraiment pas ce qu'il fait là, mais il voit Catherine s'agiter et sa présence a quelque chose de rassurant.

— Tiens, j'avais pris cela au cas où tu aurais faim sur la route.

Elle pose le sandwich sur la table devant lui et continue son rangement.

Gabriel fixe le bout de pain sans bouger. Ses bras pèsent une tonne. Il est persuadé qu'il n'arrivera pas à les soulever pour l'attraper. Et puis finalement, il opère une tentative. Ses mains défont en tremblant le film plastique protecteur. Il croque une bouchée qui lui paraît insipide. Il mâche mécaniquement et avale comme un automate. Catherine l'observe discrètement. Elle se demande si elle n'a pas fait une bêtise en le ramenant ici. Après plusieurs bouchées, Gabriel commence à percevoir un goût et se met à mastiquer un peu plus longtemps.

— Veux-tu que je te montre ta chambre ?

Il lève enfin les yeux vers elle. Catherine ne peut soutenir son regard douloureux plus d'un fragment de seconde. Elle prend une chaise et s'assoit à côté de lui.

— Je vais nous préparer une tisane, ça fera passer le sandwich. Cela ne m'enchante pas de te voir dans cet état. J'espère qu'ici tu vas enfin revenir à la vraie vie. Je crains que ce ne soit ta dernière chance, Gaby, de redevenir un homme.

Elle lui tapote deux trois fois le dos de la main avant de le quitter pour mettre l'eau à chauffer. Il faudra qu'elle demande à Chloé quelles plantes pourraient l'aider. En entendant une voiture se garer, puis le portillon grincer, elle sort de la cuisine. Mathéo est dans le jardin. Il fixe son père qui ne relève pas la tête à son arrivée. Son regard ne peut se détacher de ce vieillard.

— Je ne pouvais pas l'abandonner dans cet état-là, s'excuse Catherine.

Il se tourne vers sa mère et la plante ses yeux dans les siens.

— Mais qu'est-ce qui s'est passé ? Que lui est-il arrivé ? Qu'est-ce qu'il a ?

— C'est un peu compliqué.

Mathéo hésite un instant, attrape une chaise et se positionne face à ses parents, ses traits sont tirés, son air inquiet. Catherine lui sourit tendrement. Gabriel relève la tête, ses yeux croisent ceux de son fils et s'embuent aussitôt. L'énorme poids dans son ventre le cloue sur sa chaise. Il s'effondre sur la table, secoué par un sanglot et pour la première fois s'adresse à Catherine d'un ton implorant.

— Je voudrais aller me coucher.

Elle le saisit sous le bras et le tire très légèrement pour lui donner le signal du départ. Gabriel se lève et la suit. Ils disparaissent dans la maison. Mathéo n'a pas bougé. Il est paralysé. Il ne connaît pas cet homme, ce n'est pas son père. Il n'arrive pas à éprouver de la peine pour cet inconnu. Il est sidéré. Sa mère réapparaît, une tasse à la main qu'elle pose devant lui.

— Je ne sais pas quoi te dire, Mathéo.

— Moi non plus maman...

— Je crois que ton père est en train d'affronter la réalité. Son monde s'est écroulé comme un vulgaire château de cartes. Ce monde, derrière lequel il se protégeait de tout, a disparu. Le créancier de l'invisible est en train de lui faire payer sa dette.

— Mais cet homme, ce n'est pas lui, ce n'est pas mon père...

— Si Mathéo, c'est ce qu'il en reste après tout ce gâchis dont il est responsable. Quand nous faisons du mal aux autres, nous nous faisons du mal à nous-mêmes.

Ils restent silencieux un long moment.

— Je devrais me réjouir de le voir dans cet état, mais ce n'est pas ce que je ressens.

— Tu es quelqu'un de bien, mon fils et je suis tellement fière de toi.

— Pourquoi l'as-tu ramené ?

— S'il ne réagit pas, ici, avec nous tous, dans les jours qui viennent, il n'a aucune chance de sortir du gouffre dans lequel il est tombé, jamais.

— Tu crois ?

— Que faire d'autre Mathéo ? J'ai partagé ma vie avec cet homme. Il n'a pas toujours été un monstre, sinon je ne l'aurais pas aimé et épousé. Il s'est perdu. Peut-être arrivera-t-il à revenir parmi nous... Vous m'avez convaincue de tenter le coup.

— Qui t'a convaincue ?

— Vous tous. Toi, parce que tu as tellement changé. Moi, parce que je me suis retrouvée et dépassée auprès de toi, de Chloé, de Mathieu, de Sylvain, de Louise, de Pierre, de Manu et des gamins. Je vous ai écoutés. Indirectement, vous m'avez persuadée que tout le monde peut changer, s'améliorer et évoluer. Si c'est vrai, alors Gabriel a une chance de se remettre sur pied ici, à notre contact. Il est devenu une véritable machine à gagner de l'argent, mais c'est au jeune homme que j'ai aimé profondément que je fais ce dernier cadeau. Et à moi aussi, pour être en paix avec moi-même.

— Eh bien... Fais quand même attention. Tu veux que je reste ?

— Non. Je suis claquée, nous avons passé un week-end mouvementé. C'était super. Rentre au camp. Je passerai demain pour ta soirée « d'intronisation ».

Catherine retrouve son sourire béat, son visage s'éclaire en pensant au projet de son fils sur le point de se concrétiser et elle le raccompagne jusqu'à sa voiture.

— Ne t'en fais pas, je suis certaine que tout va bien se passer. À demain et embrasse tout le monde pour moi.

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