Chapitre 30

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Mathéo inquiet rentre au camp. Il se demande si l'idée de sa mère est si bonne que cela. Même si pour une fois, son père paraît inoffensif, il n'est pas enchanté de le savoir dans les parages. Des rires s'échappent du mobile-home de Louise et la radio de la maison diffuse l'émission que Manu anime avec Sylvain, Lili, Idriss et les mômes. Voyant Chloé danser devant l'évier et chanter en coeur "Un gamin, deux gamins, six milliards de gamins, plus un, plus un..." avec les Zoufris Maracas tout en équeutant une grosse passoire de haricots, ses tracas s'estompent.

— Ça va ? demande-t-elle en tournant sur elle-même.

— Toujours, dès que je te vois !

— Tant mieux. Tiens, coupe ces tomates, s'il te plaît. Je prépare plusieurs saladiers de légumes crus et cuits, chacun composera sa salade dans son assiette. Mathieu doit nous raconter son week-end, je suis impatiente de connaître ses impressions, je crois que c'était la première fois qu'il quittait sa ferme.

— Tu sais que mon père est là ?

— Tu l'as vu ?

— Oui et je ne le reconnais pas.

— Bien, c'est une bonne nouvelle ! Parce que l'ancien ne manquera à personne.

— Enfin bon, c'est pas la joie...

— Faut dire que l'ardoise est chargée. Malgré cela, nous savons tous que tout peut arriver, n'est-ce pas ? Tu me sembles tellement perdu. Veux-tu que je te dise quoi faire très exactement ?

— Cela m'arrangerait, sourit-il, mais je n'aurais jamais osé te le demander.

— Ne fais rien ! Absolument rien. Chacun sa croix, Mathéo. Ton père seul doit porter la sienne. Il est ici pour comprendre quelque chose. S'il lui reste une étincelle d'humanité, bien cachée au plus profond de lui, il trouvera les réponses à ses propres interrogations.

— Tu penses que ma mère a raison ?

— Je pense que ta mère fait ce que son cœur lui souffle. C'est la meilleure façon de ne pas se tromper. Pardonner est difficile, mais vivre avec la rancœur et la haine c'est s'empoisonner soi-même. Ton père va devoir accepter une réalité horrible, celle qu'il a créée. Et surtout apprendre à vivre et à aimer quelqu'un de détestable !

— Qui ça ?

— Lui-même ! Et je le plains... Regarder en face le mal qu'il a fait, depuis toutes ces années. Reconnaître ses responsabilités, surmonter ses hontes... S'il y arrive, il méritera notre respect. Mais le chemin sur lequel il va devoir avancer est une jungle, il lui faudra ouvrir un passage.

— Finalement, on ne récolte que ce que l'on sème.

— Oui, on ne récolte que ce que l'on "s'aime", s apostrophe a i m e, épelle-t-elle en riant.

Sylvain arrive sur ces belles paroles avec une cagette de légumes multicolores.

— Bravo les amis ! Vous avez découvert l'essentiel !

— Un peu grâce à toi Sylvain. Tes légumes et tes fruits sont magnifiques.

— Remerciez mère Nature ! Moi, je ne suis que son humble serviteur.

— Si seulement, la planète pouvait être confiée à ses valets de cœur. Le monde deviendrait un grand jardin des possibles où notre petite expérience pourrait se multiplier sans fin...


Depuis plusieurs jours, Gabriel suit Catherine. Muet, il regarde et écoute les autres vivre. Rien ne trahit ses émotions, il fronce parfois les sourcils, comme s'il se concentrait pour comprendre quelque chose. Il a assisté à l'entrée officielle de Mathéo dans l'expérience. Il l'a vu et entendu présenter et argumenter son projet d'atelier artistique ouvert à tous. Le « pour » l'a emporté à l'unanimité dès la première présentation. Son fils est empli d'une belle assurance et ses rires rythment le camp. Catherine traîne son mari partout, comme un cabas. Elle lui parle sans haine. Elle parle au jeune Gaby qu'elle a toujours aimé. Il l'écoute, la regarde et elle veut croire qu'il commence, lui aussi, à se souvenir de l'adolescent qu'il a été. Il ne lui répond pas, ce qu'il a envie de dire à la jeune fille dont il était éperdument amoureux ne franchit pas la porte de ses lèvres. Il passe aussi du temps seul, dans la petite maison sans prétention où Catherine a élu domicile. Ces moments de solitude et de silence l'obligent à se regarder en face. Il évolue dans un cadre si différent, une atmosphère si étrangère. On ne s'occupe pas vraiment de lui, mais on le laisse avoir accès à tout. Ils l'ont intégré silencieusement et accepté malgré tout. Personne ne le condamne, ne le blâme ou ne le juge. Dans ces moments de solitude, il pleure beaucoup. Il pleure de chagrin, mais aussi, de plus en plus, de honte. Il oscille entre pleurer à l'infini en pensant à tout le mal qu'il a causé autour de lui, ou se soustraire à ce tourment en mettant fin à ses jours. Mais quand il est entouré par Catherine, Mathéo et les autres, il ne s'en sent pas le courage. Presque à son insu, l'idée qu'il pourrait participer commence à germer, pas pour racheter ses erreurs passées, le passé est immuable, mais pour essayer de faire, lui aussi, quelque chose de bien. Cela lui insuffle un souffle de vie inattendu, chasse ses envies de suicide et sèche, petit à petit, ses larmes. Il est à la fois conscient et étranger à tout ce charivari qui lui secoue l'âme. Avachi sur une chaise, entre Catherine et Mathieu qui écossent des montagnes de haricots, verts, blancs, beurres, son regard fixe le sol, lorsque Pierre arrive en courant et en hurlant :

— Venez voir ! C'est incroyable ! Un message passe en boucle à la télé. Ce sont des hackers qui sont à l'origine de la panne ! Ils ont piraté les médias et leurs revendications défilent sur le petit écran !

Tous se précipitent dans le mobile-home de Louise. Gabriel les rejoint. Sur l'écran plat, un texte défile et une voix trafiquée martèle des injonctions. Les termes sont simples et explicites : manipulation, abrutissement, pouvoir, argent, piratage, interruption, revendication, pédagogie, savoir, culture, information, citoyen du monde, écologie, nature, intérêt général, humanité. Puis subitement, alors qu'ils sont tous debout, les yeux ronds comme des hublots, devant ce merveilleux outil qu'est la télévision, les programmes reprennent... Gabriel constate qu'il s'agit de sa chaîne. Les autres sont incrédules. Chloé, rompt le silence en criant :

— Ce sont des héros ! Ces mecs-là sont des héros !

C'est alors que pour la première fois depuis son arrivée, le père de Mathéo fait entendre le son de sa voix :

— Est-ce que vous m'autorisez, Louise, à rester là, pour regarder la télé, s'il vous plaît ?

Tous les regards se tournent vers lui. Son timbre calme et doux les surprend tout autant que ce qu'ils viennent d'apprendre sur la panne.

Louise répond d'un ton détaché :

— Restez là si vous voulez, avec Pierre nous devons aider au jardin.

Et ils partent reprendre leurs activités dans une cacophonie de commentaires. Gabriel fixe le poste, il zappe... Le mail des hackers lui revient en mémoire et s'impose à lui comme une évidente réponse. Il se saisit d'une feuille de papier qui traîne et se met au travail. Si quelqu'un peut rapidement monter une grille de programmes conforme à leurs exigences, c'est lui. Ce qui le surprend le plus, c'est qu'il y ressent du plaisir. Quand Louise, deux heures plus tard, revient, il a bien avancé.

— Vous êtes encore là ?!

Il lève la tête et regarde Louise dans les yeux.

— Vous aviez raison, vous savez.

— Vous avez retrouvé votre langue ? Super ! À quel propos ?

— J'étais un vrai con.

— Le mot est un peu faible...

— Sûrement. Vous m'excuserez ?

— Demandez à ceux que vous avez brisés de vous excuser, ceux qui sont encore vivants. Moi, je ne peux que vous remercier, marmonne-t-elle. Sans vous, je n'aurais jamais rencontré Pierre. Comme quoi, il y a toujours du bon même dans le pire.

Gabriel se lève et sur le pas de la porte, sans se retourner, dit :

— Merci infiniment, Louise.

Il rejoint Catherine et Mathieu, toujours les mains dans les fayots, s'installe à leurs côtés, pose ses notes sur la table et saisit une grosse poignée de haricots. Catherine sait, à ce moment-là, que Gaby est de retour et que l'amour l'emportera toujours sur la haine.

Le soir, à table, il n'est question que des hackers for an human world. Les auditeurs de la radio n'ont, eux aussi, parlé que de cette incroyable nouvelle. Ce que tout le monde prenait pour une panne se révéle finalement un coup d'État médiatique : un attentat ! Mais, ces terroristes-là, sont de grands guerriers pacifistes qui resteront dans l'histoire pour avoir libéré le peuple du XXIe siècle, des preux chevaliers du numérique. Gabriel écoute cette ferveur. Il entend l'élan d'espoir qui se répercute sans doute partout ce soir dans ce monde meurtri par tant d'attentats sanglants. Entre le fromage et le dessert, il prend la parole :

— J'ai une grille de programmes à vous soumettre, j'apprécierais de connaître votre avis.

Toutes les voix se taisent, les yeux de chacun voyagent des uns aux autres.

Puis, Mathéo répond :

— Vas-y, papa.

Gabriel, la larme à l'œil commence à lire ses feuillets. Au début, ils l'écoutent, perplexes, puis, très vite la discussion s'anime et les idées fusent de tous les côtés. Gabriel enrichit son travail de leurs judicieuses propositions. Il est tard quand chacun se dirige vers ses quartiers.

Dans la voiture, Cathy et Gaby sont comme projetés cinquante ans en arrière. Il rompt le silence :

— Crois-tu que ton avocate pourrait nous recevoir demain, avant que je ne rentre à Paris ? Je voudrais signer les papiers du divorce. J'accepte bien évidemment toutes tes conditions.

Catherine met son clignotant et se range sur le bas-côté de la petite route de campagne. Les larmes lui montent aux yeux et sa gorge se noue. Gabriel fixe un point droit devant lui à travers le pare-brise et déclare :

— Ce divorce sera mon divorce, autant que le tien, d'avec le monstre que j'ai été. Nous allons le quitter ensemble... Si tu veux bien ? finit-il dans un sanglot.

Catherine pleure et rit en même temps. Elle attrape le visage de Gabriel de sa main gauche et l'oblige à la regarder.

— Oui, Gaby : je le veux !

Elle tourne la clef de contact et reprend la direction de sa nouvelle maison. Gabriel respire profondément, c'est un énorme soupir de soulagement.

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