Chapitre 26

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L'avocate écoute Pierre et Catherine sans les interrompre avant d'annoncer :

— Eh ben, dites donc ! J'ai eu l'occasion d'en voir des coups tordus dans ma carrière, mais là, c'est digne d'un scénario de "Plus moche la vie"... Alors, voilà ce que je vous propose : vous, madame, prenez contact le plus rapidement possible avec le médecin psychiatre qui vous suit et expliquez-lui la situation. S'il vous le conseille, allez sans tarder effectuer une expertise psychiatrique auprès d'un de ses confrères, ici. Vous, monsieur, retirerez l'argent cet après-midi et ramenez-moi le reçu, je le joindrai à votre témoignage. Moi, je fais partir tout de suite votre demande de divorce, je l'envoie à votre mari sur son lieu de travail, à remettre en main propre. Votre dossier est en béton. Toutefois, on peut s'attendre à ce que la partie adverse fasse traîner le plus longtemps possible. Avez-vous pris vos précautions, madame Bertrand, comme je vous l'avais suggéré ?

— Oui, Maître. J'ai aussi récupéré le détail de notre patrimoine actuel, le voici.

— Parfait, cela me sera très utile. Nous ne lâcherons rien, je vous en fais la promesse. Je vous informerai de l'avancement de la procédure.

— Merci. Au revoir, Maître.

— Attendez, intervient Pierre. Le pognon, je vous le ramène en même temps que le reçu ?

— Sûrement pas. Je me permets, d'ailleurs, de vous conseiller d'éviter ce genre de transactions à l'avenir, jeune homme.

— Merci du conseil mais cela ne risque pas d'arriver ! Et avec monsieur Bertrand, je fais quoi ?

— À votre place, je ferais le mort. Cela nous laissera le temps de lancer la procédure dans les meilleures conditions pour madame.

Catherine conduit Pierre jusqu'à Biarritz, puis repasse déposer le précieux reçu au cabinet d'avocats. Ensuite, ils récupèrent les vêtements de Pierre et rendent les clés du meublé.

— Cet argent est à vous Catherine.

— Non Pierre, c'est le vôtre. Vous en aviez besoin ? Eh bien, réglez donc vos affaires.

— Quelle histoire ! Comme quoi parfois la réalité peut dépasser la fiction. Quand j'ai dit oui à cette étrange proposition, je n'aurais jamais pu imaginer tout ce qui allait se passer.

— Vous le regrettez ?

— J'ai rencontré une fille extraordinaire, des gens incroyables et je n'ai jamais été aussi riche... Je ne regrette rien ! Alors, direction la Poste, décrète-t-il, je comble mon découvert et je clôture mon compte. Après, j'appelle les mecs avec qui je partageais l'appart à Paris pour libérer la piaule. Et si vous voulez bien, nous achèterons de quoi préparer un festin pour ce soir. Le reste rejoindra le pot commun du camp.

— Vous êtes quelqu'un de bien, Pierre, et votre cerveau carbure à toute vitesse.

— Allez, c'est parti ! Et si vous pouviez me tutoyer, Catherine, cela me ferait plaisir.

— D'accord, mais toi aussi, alors !

Pierre sourit. Il ressent pour cette femme compréhensive de la reconnaissance. Il a envie de l'embrasser tendrement sur la joue et de la prendre dans ses bras. Comme si elle percevait son émotion, Catherine lui passe doucement la main dans les cheveux pour l'ébouriffer, comme à un petit garçon.


De son côté, Mathieu explique au notaire ses intentions. Confortablement installée dans l'un des deux fauteuils face à l'immense bureau, Chloé reste silencieuse.

— Je m'occupe depuis assez longtemps de vos affaires pour me permettre de vous demander si vous êtes bien certain de vouloir laisser tout votre patrimoine à une association ? s'étonne l'homme de loi. Vous renoncez à une belle somme d'argent en ne vendant pas votre ferme.

— L'argent, Maître, n'est qu'un outil. Nous l'oublions trop souvent. Autant qu'il serve à réaliser de belles choses.

— Bien, si vous êtes sûr de vous. Je vais vous proposer une solution qui me semble malgré tout servir vos intérêts, précise-t-il. Je vous conseille de vendre à la fondation Terre de Liens en viager occupé. Vous pouvez leur demander un bouquet, et ensuite ils vous verseront une rente viagère tous les mois jusqu'à votre décès. À ce moment-là, la ferme leur appartiendra. C'est simple : je procède à l'estimation du bien, puis nous divisons cette somme par deux, car vous continuez à habiter les lieux. Ensuite nous calculons, en fonction de votre âge au moment de la signature et de l'âge moyen d'espérance de vie d'un homme en France, le nombre d'années qu'il vous reste à vivre. Puis nous divisons le montant obtenu par le nombre de mensualités que cela représente.

— Juste pour voir si j'ai bien compris : si la ferme est estimée quatre cent mille euros, on divise par deux, parce que je continue à l'occuper, soit deux cent mille euros. J'ai soixante-neuf ans...

— L'espérance de vie d'un homme, chiffre fourni par l'État, est actuellement de quatre-vingt-deux ans, à confirmer, poursuit le notaire.

— Donc quatre-vingt-deux moins soixante-neuf cela fait treize ans. Deux cent mille euros divisés par treize... calcule Mathieu mentalement.

— Quinze Mille trois cent quatre-vingt-cinq euros, lit le notaire sur sa calculatrice. Qu'il faut encore diviser par douze mois : soit mille deux cent quatre-vingt-deux euros de rente viagère mensuelle. S'il y a versement d'un bouquet à la signature de l'acte de vente, qui correspond généralement à dix pour cent de la valeur du bien, on le déduit et on refait le même calcul. Par contre, dès la signature de la vente, la taxe foncière est payée par l'acheteur, et à partir de soixante-dix ans vous pourrez appliquer un abattement de cinquante pour cent sur la rente pour votre déclaration de revenus. Évidemment, une hypothèque est déposée à votre nom, pour le cas où l'acheteur n'honorerait pas ses paiements, dans ce cas-là vous récupéreriez votre bien et lui perdrait tout.

— C'est bien ce système, commente Mathieu.

— Le viager est une spécialité française qui n'existe nulle part ailleurs dans le monde, l'informe l'homme de loi.

— Comme quoi nous avons des atouts dans ce pays. Cela me paraît correspondre à ce que nous voulons faire. Qu'en penses-tu Chloé ?

— J'écoute, Mathieu. La décision t'appartient. Je ne me permettrais aucun commentaire.

— Sinon, vous avez la donation à la fondation, qui sera effective à votre décès et ne leur coûtera rien, puisque c'est une fondation reconnue d'utilité publique. Ils ne paieront même pas de droits de succession. Mais en attendant, vous devrez continuer d'assumer toutes les charges et cela ne vous rapportera rien. Quitte à ce que vous leur léguiez tous vos biens, autant que vous en retiriez un petit quelque chose. Votre retraite risque de ne pas être bien grosse et vous pourriez avoir des besoins avec le temps. Le viager me semble une solution plus raisonnable, surtout que c'est extrêmement souple. Vous pouvez n'occuper que la maison et leur laisser l'exploitation des terres, ils peuvent ainsi en tirer un revenu pour payer une partie de la rente. Est-ce que vous voyez bien ce que je veux dire ? demande le notaire à son client.

— Oui Maître, et je vous remercie pour vos conseils avisés. Vous vous êtes toujours très bien occupé de mes affaires. Je vais réfléchir et dès que j'aurai pris ma décision, je vous appelle.

Mathieu sort satisfait de l'office.

— Chloé, tu es bien silencieuse...

— C'est juste que quand je n'ai rien à dire, je préfère me taire, plaisante-t-elle.

— Quand même, qu'est-ce que tu en penses, dis-moi ?

— C'est bien, des solutions se profilent à l'horizon. Et tu es capable de prendre la meilleure décision sans que j'aie à donner mon avis. Je pense que ton notaire fait correctement son métier et surtout que tu es un homme bien, Mathieu.

Elle s'approche et dépose un bisou bruyant sur sa vieille joue.

— Qu'est-ce que tu dirais d'aller boire un verre chez Jules ? propose-t-il.

— Avec grand plaisir, ça fait une éternité que je ne l'ai pas vu.

— Arrêtons-nous chez le caviste, ce soir je mange avec Catherine.

— Je suis contente de constater que vous vous entendez bien.

— C'est une femme adorable, j'apprécie nos discussions. Cela me change des conversations avec les copains. Je n'avais jamais parlé, aussi facilement avec quelqu'un, de choses d'habitude si difficiles à évoquer. Elle aussi, elle parle. Je crois que nous avions grand besoin, tous deux, d'une belle amitié. Bon, j'en ai pour deux minutes, et puis tiens, je vais aussi lui prendre des fleurs, ou une plante verte...

Chloé sourit en regardant cet homme plein d'attentions s'engouffrer chez la fleuriste. Il s'est comporté de la même façon lorsqu'ils se sont installés dans la maison avec Louise et Sylvain. Elle est heureuse de le voir ainsi. Il s'ouvre un peu plus à chaque nouvel arrivant au camp. Elle est en admiration devant sa générosité, il s'apprête à céder ses biens matériels pour l'intérêt général, elle y voit une belle leçon de sagesse et de bonté. Un message d'espoir pour l'humanité qui lui réchauffe le cœur. Elle, qui a du mal à croire en un dieu supérieur, voit clairement une petite part de Dieu en chacun de nous. Dès que les hommes sont bons, le monde est meilleur, pense-t-elle, Dieu, s'il existe, a fait sa part, il y a bien longtemps, maintenant à nous de faire la nôtre.

"J'ai l'argent. Je m'occupe de Mathéo. Je vous préviens dès qu'il a signé votre papier." Ce texto de Pierre aurait mis l'impatient Gabriel hors de lui, s'il n'était pas déjà dans un état de tension maximale, car le message suivant s'affichait en boucle sur son écran et celui de tous les ordinateurs de la chaîne :

"Avec votre complicité, une poignée de multimilliardaires et l'État nous servent leurs salades sur vos plateaux. Ils nous imposent leurs choix, leurs volontés, influencent nos pensées, manipulent nos rêves et nos désirs, nous divisent. La laitue à forte dose est un puissant narcotique, vous en avez fait l'opium des peuples innocents. Mais c'est terminé ! Nous sabordons votre navire.

La panne n'était qu'un sevrage, nous libérons vos esclaves, nous reprenons les commandes du vaisseau Terre. La télévision, comme l'argent, ne sont que des outils que nous reprenons en main. Nous déclarons la guerre à tout système qui ne met pas le respect de la vie avant tout le reste. C'est une guerre sans arme et sans victime que nous vous déclarons officiellement : une guerre virtuelle et numérique.

Vous n'imaginez pas ce que nous sommes en mesure de faire et de défaire. Nous exigeons une télé au service des citoyens du monde, avec des émissions qui reflètent la réalité : terminé les salades ! Tout ce que vous diffuserez qui ne servira pas l'intérêt collectif et toute publicité mensongère seront censurés. Remplacez vos séries policières par des séries humanitaires.

Rachetez-vous ! Mettez-vous au service d'un monde où chacun est au service de la vie et des autres. La nature humaine est bonne et c'est ce que nous voulons voir sur nos écrans. Travaillez à nos côtés pour une liberté, une égalité et une fraternité universelle, ou vous disparaîtrez. Les Bisounours prennent le pouvoir, il ne vous reste que très peu de temps pour changer de camp ! Hackers for a human world. »

Lorsqu'un coursier entre dans son bureau pour lui remettre un pli en main propre, Gabriel a les nerfs à vif. Il signe le talon de remise sans regarder l'expéditeur, déchire l'enveloppe, déplie rageusement la feuille, et lit : demande de divorce. Subitement, son cerveau en ébullition le lâche. Des visages défilent, s'entremêlent, se superposent, Catherine, Tifenn, Mathéo, Hélène... Il perd pied, ne contrôle plus rien. Ses clients, les hackers, tous ces événements, toute cette pression, il implose. Dedans, quelque chose s'effondre, l'anéantit. Il ressent un véritable uppercut dans l'estomac, respire mal, sa bouche est sèche, pâteuse. Une sueur froide se diffuse le long de sa colonne vertébrale. Il est incapable de se mettre debout, n'a plus aucune force dans les jambes. Son corps ne répond plus. Littéralement KO, son regard se fige et il commence à cogner le bureau avec sa tête comme une machine.

Dans la pièce voisine, Audrey entend des coups sourds à répétition. Elle frappe et n'obtenant pas de réponse, elle ouvre la porte du bureau. Saisie de stupeur, elle pousse un cri strident. Gabriel lève vers elle un regard vitreux. Il la regarde comme s'il la voyait pour la première fois et ne dit rien. Puis, son corps s'affaisse dans son énorme fauteuil de ministre, telle une marionnette dont les fils viennent de rompre. Un fin filet de sang coule sur son front. Sans lâcher des yeux la masse de chair inanimée recroquevillée devant elle, Audrey décroche le téléphone.

Les secours arrivent quelques minutes plus tard. Transporté sur un brancard, lorsqu'il reprend connaissance, un pompier le rassure :

— Vous avez fait un malaise, monsieur, nous vous emmenons pour des examens à l'hôpital. Vous n'avez pas froid ?

Gabriel est incapable d'articuler. Sa vue se brouille. Il ferme les yeux. De grosses larmes coulent le long de ses joues. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. C'est accompagné par les visages éberlués de tout le personnel qu'il quitte l'immeuble sous une couverture de survie, tenant toujours dans sa main crispée, la lettre.

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