Chapitre 25

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Lorsque les deux personnes de Terre de Liens, un jeune homme à la mise décontractée et une femme d'une soixante d'années, se présentent, Louise, Mathieu, Chloé, Sylvain et Pierre les accueillent sous l'appentis. Manu, Carine et les enfants sont aux manettes de la radio. Il ne manque plus qu'Idriss et Lily qui font leur entrée dans la cour. Les nouveaux venus présentent leur association dont l'objectif principal est de préserver l'agriculture paysanne. Chaque jour, de petites exploitations familiales disparaissent, englouties par leurs voisines qui deviennent de plus en plus grosses et de moins en moins nombreuses. Plus aucun jeune paysan souhaitant s'installer ne trouve de terres et les investissements de départ sont si lourds qu'ils abandonnent leur projet. Terre de Liens achète des fermes, grâce à des dons, des legs et des placements effectués par des personnes qui possèdent quelques économies et souhaitent maintenir une agriculture traditionnelle respectueuse de l'environnement. Ces fermes sont ensuite confiées en gérance à ces jeunes. Toutes ces exploitations deviennent un patrimoine commun protégé à transmettre aux générations futures. Les gérants savent que les terres ne leur appartiendront jamais, mais l'important pour eux, ce n'est pas la propriété, c'est la transmission d'une planète en bon état. Tout le monde les écoute attentivement, Mathieu est très surpris par ce qu'il entend.

— C'est bien ce que vous faites. Je vous tire mon chapeau, les félicite-t-il.

— Il y a beaucoup de gens de bonne volonté vous savez, mais la tâche est immense et ardue. Si individuellement, nous ne pesons pas lourd contre ces gros conglomérats, à plusieurs, nous obtenons de beaux résultats, se réjouit le jeune homme.

— C'est exactement ce que nous essayons de démontrer ici, s'enthousiasme Sylvain.

— Le plus souvent, nos fermes se situent dans des régions montagneuses. Ce sont de très petites exploitations. Mais tout de même, l'association a réussi à en sauver une dans les grandes plaines de la Limagne, en Auvergne, et nous en sommes très fiers, ajoute la sexagénaire.

— Moi, j'ai travaillé ma terre avec amour, poursuit Mathieu. Bien sûr, j'ai utilisé des engrais et des désherbants. Nous avons été manipulés, c'était très bien organisé. Ils nous disaient que nous devions produire pour éradiquer la famine. À l'époque, nous n'avions comme information que celle que l'on voulait bien nous donner. Nous leur faisions confiance... Je souhaite passer la main à des jeunes qui aiment la terre et les animaux, la façon dont on traite les bêtes aujourd'hui me rend malade !

— Depuis quand avez-vous cessé votre activité ? l'interroge la femme.

— Je ne l'ai pas encore officiellement cessée, précise Mathieu. Mais je n'exploite plus depuis quelques années. L'heure est venue de prendre ma retraite et de passer la main.

— Combien d'hectares avez-vous ? demande le jeune homme.

— Une quinzaine, nous pouvons faire le tour si ça vous dit ?

— Oui, avec plaisir, acceptent les deux personnes Terre de liens.

Mathieu est heureux de leur montrer son domaine : la maison, le hangar, la vieille grange, le poulailler toujours en activité et de leur présenter ses deux compères équins.

— Je veux finir mes jours ici, cela implique que les nouveaux exploitants devront vivre au camp avec les jeunes, indique-t-il.

— Donc, la maison ne sera pas disponible ? s'enquiert la femme.

— Non, pas de mon vivant, et j'espère avoir encore quelques belles années devant moi.

Louise intervient :

— En fait, nous aimerions bien nous charger de la première sélection des postulants intéressés par la ferme de Mathieu, mais aussi par notre mode de vie atypique.

— Nous avons des candidats intéressants avec qui nous pourrons vous mettre en relation, la rassure le jeune homme.

— Nous sommes candidats, je veux dire Pierre et moi. Nous envisageons un élevage de porcs en liberté.

— Ah, vous avez déjà un projet ? s'intéresse-t-il.

— Oui. Pour exploiter ce n'est pas un souci, explique Chloé, encore que des bras et du savoir-faire seront toujours les bienvenus. Mais nous ne souhaitons pas être propriétaires. Nous militons pour une propriété d'usage, c'est pourquoi votre association nous intéresse. Nous pourrions continuer à faire notre soupe dans notre coin mais Mathieu veut mettre les choses en place, pour après...

— Ce que nous cherchons, l'interrompt Mathieu, c'est une solution pour que leur mode de vie communautaire puisse perdurer et se développer même si je venais à tirer ma révérence. Je ne veux pas que mes héritiers, un neveu et une nièce, les mettent dehors et bazardent tout. Ils ont de belles situations et ce qui se trame ici ne les intéresse pas.

— L'idée serait que notre association devienne propriétaire de la ferme et du camp, et que vous en soyez les gérants ? reformule la femme, pour être certaine de bien comprendre.

— Oui, répond Chloé. Est-ce possible ?

— Si toutes les activités sur la ferme sont biologiques, à priori oui. La question c'est : combien vous voulez vendre monsieur ? demande la femme à Mathieu.

— En restant ici avec eux, je n'ai pas besoin de grand-chose. Si vous me garantissez que l'expérience entamée par les jeunes perdurera, faites-moi une offre en fonction de vos moyens.

— Il faut que nous discutions de tout cela avec les autres membres de l'association. Que nous leur exposions votre situation et qu'ils nous disent de combien nous disposons en caisse. Nous ne sommes pas bien riches malheureusement... Dans ces cas-là, nous lançons une campagne pour trouver des fonds, cela peut être un peu long, mais nous avons réussi ailleurs, alors il n'y a pas de raison, réfléchit la femme à voix haute.

— Je l'aime bien votre association ! J'aimerais que nous arrivions à nous entendre, mais les jeunes ici présents sont ma priorité. Je veux qu'ils puissent continuer cette belle expérience et cela n'est pas négociable, répète Mathieu.

— Sincèrement, ce qui se passe sur vos terres est beau. Nous sommes très contents d'être là, de vous rencontrer et d'envisager une collaboration, ajoute le jeune homme en souriant.

— J'ai rendez-vous demain chez mon conseil, renchérit Mathieu. Je vais lui en parler.

— On vous laisse les coordonnées du notaire de Terre de Liens, s'il souhaite entrer en contact, qu'il n'hésite pas. En attendant que faites-vous de vos champs ? se renseigne la femme.

— Je vends la prairie sur pied à mes voisins. Ils fauchent et bottellent le foin.

— Depuis combien de temps ? insiste-t-elle.

— Oh, je dirais, environ cinq ans, calcule Mathieu.

— C'est parfait, annonce-t-elle. Il faut compter trois années sans utilisation d'entrants chimiques pour prétendre à l'obtention du label. Si on effectue des prélèvements, les cultures à venir pourront être certifiées Bio, dès le départ.

— D'ailleurs, nous avons d'autres projets, déclare Sylvain. Moi, je m'occupe du jardin et je développerai bien la production de fruits rouges.

— Nous pensons aussi à faire pousser des plantes médicinales et des fleurs, ajoute Chloé.

— Vous n'êtes pas à court d'idées, ni de motivation, observe le jeune homme admiratif.

— Notre but n'est pas de gagner de l'argent, et encore moins de nous tuer à la tâche, développe Idriss. Nous ne voulons pas nous lancer dans des nouveautés sans être certains d'en être capables et d'en avoir tous envie. Chez nous, tout le monde participe, vous comprenez ?

— Pour Terre de Liens tout est envisageable, tant que cela repose sur le respect de la terre et des hommes. Excusez-nous, mais nous devons vous laisser, annonce la femme en consultant sa montre. Nous ne manquerons pas de reprendre contact très rapidement. Merci pour votre accueil et pour l'intérêt que vous accordez à notre association, à bientôt.

Après le départ des deux membres de l'association, Mathieu ne tarit pas d'éloges. Il n'en revient pas que des gens donnent de leurs économies pour sauver l'agriculture paysanne, cela lui fait chaud au cœur. Les paysans si souvent critiqués, caricaturés, traînés dans la boue, sont l'âme de ce pays. Les beaux paysages et les bons produits, qui font la renommée mondiale de la France, ce sont eux qui les façonnent et les fabriquent.

— Ils sont très sympathiques, nous avons bien fait de leur demander de venir, déclare-t-il. Savoir que la ferme se retrouverait entre leurs mains pour les générations futures, moi elle me plaît bien cette histoire.

— Oui, mais ils ne semblent pas avoir beaucoup d'argent, s'inquiète Louise.

— On s'en fout de l'argent ! Depuis quand cela vous intéresse, vous, l'argent ? s'étonne Mathieu.

— Quand même, la ferme c'est toute ta vie de labeur, insiste Louise.

— Et celle de mes parents et de mes grands-parents. Mais tu crois qu'il en penserait quoi l'Auguste ? poursuit le doyen. Brave homme, il se retournerait dans sa tombe si je sacrifiais la paysannerie sur l'autel du dieu euro. Je l'entends d'ici : « Tu veux quoi Mathieu ? Qu'on t'enterre avec tes billets ou que la ferme continue d'exister et nourrisse son monde ? » Je ne veux pas prendre le risque qu'il m'attende la fourche à la main aux portes du paradis ! conclut-il en rigolant.

— C'était ton père, Auguste ? demande Chloé.

— Mon grand-père, un fameux gaillard qui a travaillé comme un forcené pour acheter chaque parcelle de cette terre. Puisque je n'ai pas d'enfant à qui passer le flambeau, l'Auguste, il choisirait Terre de Liens sans hésiter, assure Mathieu.

À ce moment, Catherine et Mathéo les rejoignent.

— Hello, nous avons fermé la ressourcerie et nous sommes allés à la pêche, nous avons attrapé deux saumons chez le poissonnier, annonce fièrement Catherine.

— Il faut arrêter d'arriver les bras chargés, la sermonne Sylvain. Vous êtes la bienvenue ici, les mains vides, vous comprenez cela ?

— Oui. Mais ça me fait tellement plaisir, s'excuse-t-elle faussement.

— En plus, le saumon n'est pas un choix judicieux, feint de s'énerver Sylvain. Toute votre éducation est à revoir. Vous n'avez pas privilégié les produits locaux et les circuits courts : je vous colle un gage !

— Qui c'est qui a un gage ? s'écrie Juju.

— Tiens, voilà la marmaille, se réjouit son père. Catherine, elle doit faire le tour de la table à cloche-pied, dit-il avec un grand sourire.

— Chiche ou pas chiche, Catherine ? la provoque Angèle.

Joueuse et pénitente, la mère de Mathéo quitte ses chaussures et entame cet exercice périlleux qui la ramène dans les cours de récréation de son enfance. Il y a bien cinquante ans qu'elle n'a pas pratiqué. Mathéo se fait discret, il a bien retenu la leçon, mais espère éviter la punition. Il se glisse derrière Chloé et l'entoure de ses bras.

— Tout va bien ?

— Oui et toi ?

— J'ai avancé sur ma girouette. Tu veux que j'aille dormir chez ma mère ce soir ? susurre-t-il discrètement à l'oreille de Chloé.

— C'est comme tu veux, toi.

— Alors c'est tout vu. Je reste là !

Tout le monde explique à Manu la rencontre avec Terre de Liens et Pierre fait son mea culpa pour leur avoir joué la comédie. Pour le punir, lui aussi prend un gage : ce soir il fera la plonge, tout seul. Catherine, essoufflée, demande à Pierre s'il accepterait de l'accompagner chez son avocate le lendemain en début d'après-midi. Elle est un peu inquiète et apprécierait qu'il soit là pour expliquer toute cette histoire abracadabrantesque. Il accède volontiers à sa demande. Chloé accompagnera Mathieu chez le notaire, aucun d'eux n'est emballé par une journée sous le joug de la paperasse, mais c'est pour la bonne cause.

— Demain, je veux du monde autour des micros, décrète Manu. Nous parlerons de Terre de Liens, ils méritent d'être mieux connus.

— Tu as raison, confirme Chloé. Nous avons un peu délaissé la radio et les auditeurs ces jours-ci. Heureusement qu'il y a la nouvelle génération pour nous remplacer...

— Heureusement que nous sommes là ! s'exclame Angèle. Maman, pourquoi nous ne restons pas habiter ici tout le temps ?

— Parce que... tente Carine.

— Ah non, moi, je veux rentrer et retrouver mon chéri ! s'écrie Romane.

— Toi, avec ton chéri ça va, hein ! s'agace sa petite sœur.

— Les filles, ne vous chamaillez pas. Nous rentrons samedi, les vacances sont terminées, je reprends le boulot lundi.

— Oh non ! Moi je veux rester là !

— Angèle, profite au lieu de commencer à rouspéter. Il te reste encore quatre jours, essaye de la raisonner sa mère.

— Moi aussi, je retourne chez maman à la fin de la semaine prochaine, et je préférerais rester ici, grommelle Juju à son tour.

— Bon, Sylvain, demain tu me mets tout ce beau monde au jardin. Je crois qu'ils n'ont pas assez désherbé, annonce Louise.

— Tatie... Je peux bien rester ? la supplie Angèle, en lui faisant les yeux doux.

— Peut-être que nous pouvons te garder une semaine de plus, comme Juju... Mais après, je te ramène chez toi ! concède sa tante sans résistance.

— Ouais, une semaine de plus, c'est trop bien ! hurlent les deux gamins en sautant autour de la table.

Après le repas, tout le monde s'éparpille telle une nichée d'oisillons regagnant leur nid douillet.

Catherine raccompagne Mathieu venu sans son attelage.

— Bon courage, Catherine, pour demain.

— Oui, merci, je pense que ça va aller, Pierre sera avec moi. Bonne chance à toi aussi chez le notaire. Tu passes en fin de journée pour me raconter ?

— D'accord, j'amènerai le pique-nique, répond Mathieu, ravi de l'invitation.

— À la maison, à dix-neuf heures ? La clef est sous un pot à gauche de la fenêtre de la cuisine, au cas où tu arriverais avant moi.

— OK, bonne nuit.

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