Chapitre 20

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Tôt le lendemain, Chloé n'est pas surprise de constater que la voiture de Pierre est restée dans la cour.

— Je le trouve sympa ce Pierre, on dirait que le courant est bien passé avec Louise, dit Mathéo encore un peu somnolant.

— Tu as raison, je crois que nous allons avoir plein de porcelets sous peu...

— Vraiment ? Remarque, des cochons en semi-liberté, ça peut être amusant.

— En tout cas, son projet est cohérent.

Chloé craint que Louise, comme à son habitude, ne s'emballe mais reconnaît que cet homme providentiel semble bien sous tous rapports. Ils remplissent des cagettes de salades puis Mathéo propose de prendre le volant. Ils se dépêchent afin d'arriver avant le boucher pour réussir à se faufiler sur leur emplacement. Avec les sachets de tisane, les confitures et les sirops, ils ont assez de marchandise pour tenir jusqu'à la fin de la matinée.

— Je suis content que tu m'emmènes sur le marché avec toi. J'aime bien lorsque nous faisons des choses tous les deux, glisse tendrement Mathéo en tournant la clé de contact de la fourgonnette.

— Tous les deux, tous ensemble et seul, c'est toujours différent et c'est ce qui me plaît, énonce Chloé placide.

— Ma mère va prendre une location dans le coin. Je m'installerai officiellement avec elle. Est-ce que cette solution te semble recevable pour mon projet ?

— C'est au groupe qu'il faudra poser la question. Mais dans ce cas-là, mon vote t'est d'ores et déjà acquis, le rassure-t-elle.

— Je suis trop heureux ! Je t'aime... Euh, non, je veux dire : tu es magnifique !

À leur arrivée, ils découvrent que le marchand de jouets a garé son camion de sorte à boucher l'accès de la halle. Chloé le connaît bien, c'est un vrai connard. Mathéo patiente tandis qu'elle descend et se dirige vers le café. Il est attablé, comme à son habitude, avec trois autres camelots de l'ancienne génération.

— Salut, Philippe. Ce serait possible que tu pousses ton camion ? le prie-t-elle en claquant la bise à tout le monde.

— Mais bien sûr ma chérie. C'est toi aujourd'hui, l'autre abruti ne s'est pas réveillé ?

— Tu bloques le passage...

— Fallait arriver plus tôt mon chou ? l'interrompt-il. T'as vu l'heure ? C'est pas le Club Med ! pérore-t-il.

— Allez, bouge, s'il te plaît. Tu es toujours le premier arrivé, seulement tu es aussi, toujours, le dernier à déballer. Sauf quand ta femme est là bien sûr, et que c'est elle qui fait tout le boulot, balance Chloé avec un grand sourire pour amuser la compagnie.

Et effectivement, personne ne se gène pour rire. Philippe est connu pour se montrer adorable avec les femmes célibataires, mais beaucoup moins avec la sienne. À l'époque où Chloé est arrivée avec ses fringues pour gamins, il lui cédait même un morceau de sa place. C'est un faux-cul de première qui maintenant s'emploie à emmerder les "babas", comme il les appelle avec dédain.

— Bon, allez, c'est bien parce que le boucher va arriver. Il ne fait pas mumuse lui ! Remets la tournée, chef, je reviens, hurle-t-il. En sortant avec Chloé, il aperçoit Mathéo au volant.

— Ah, vous avez récupéré un nouveau SDF ? Eh ben, c'est une véritable invasion... Tout ce beau monde est déclaré ? Ça m'étonnerait. J'imagine que vous faites partie de ceux qui ont foutu le bordel avec les télés... Encore heureux que la place du marché n'a pas été embousée, sinon vous auriez rebroussé chemin jusqu'à votre petite Notre-Dame-Des-Landes, c'est moi qui te le dis.

Ses provocations restent sans réponse. Chloé s'engage à pied entre les structures des étals partiellement installés, adresse un signe à Mathéo et le guide jusqu'à leur place. Elle enrage de ne pouvoir envoyer balader tous ces vieux de la vieille mais, ils graissent la patte du placier alors qu'eux refusent de se plier à cette coutume. C'est un monde à part, une autre sorte de communauté, et les traditions ont la vie dure. En saluant celles et ceux avec qui elle partage des valeurs et de franches rigolades, son calme revient. Mathéo l'aide à déballer. La clientèle des fidèles se mélange aux touristes à la recherche de produits locaux. Le novice découvre les joies et les peines du marchand, les « bonjour », les « il fait beau », les « merci », à répéter un nombre incalculable de fois et toujours avec le sourire. Le commerce, mieux vaut l'avoir dans la peau, sinon c'est lui qui finit par avoir votre peau, plaisante le jeune homme qui se rend compte que ce n'est pas du tout son truc.

Pendant ce temps, au camp règne l'euphorie. Louise pétille, l'amour la transcende. Pierre est exactement ce qu'elle espérait. Parti depuis à peine deux heures, il envoie déjà un message pour l'inviter à passer chez lui le soir-même. Elle ne se fait pas prier et accepte, précisant qu'elle s'occupera de tout concernant le repas. Il répond qu'il est comblé, adore manger, mais n'est pas un cordon-bleu...

À leur retour, Chloé et Mathéo trouvent Louise et Manu attablés. Manu explique que Catherine et Mathieu sont partis visiter une maison à dix kilomètres et qu'ensuite ils pique-niqueront, tous les deux, chez Mathieu.

— Je me demande s'il n'y a pas anguille sous roche entre Mathieu et ta mère, claironne Louise.

— Tu ne penses qu'à cela, s'esclaffe Chloé. Et toi, comment ça se présente avec Pierre ?

— Il est parfait ! C'est l'homme de ma vie !! Nous avons passé une de ces nuits !!! s'exclame-t-elle. Je le retrouve ce soir.

— Hier, du moment où tu es entrée dans son champ de vision, il ne t'a pas quittée des yeux, s'amuse Manu. Nous avons même pu voir l'éclair du coup de foudre entre vous.

— N'en rajoute pas trop ! répond Louise grimaçante.

— J'en rajoute pas, hein Chloé, tu l'as vu toi aussi ?

— Moi, j'ai surtout vu sa voiture dans la cour ce matin... Et ça, c'est un signe !

— Je suis si heureuse, je vous aime les amis, clame Louise, les serrant tour à tour dans ses bras.

Le repas se passe sereinement, bien que Louise soit survoltée.

En fin de journée, la petite communauté se retrouve de nouveau autour de la table, un verre de champagne à la main. Ils trinquent au bonheur de Louise, partie à son rendez-vous avec Pierre, mais aussi à la nouvelle adresse de Catherine. Elle agite gaiement les clefs d'une petite maison lovée dans un écrin de verdure, dont elle aussi est tombée amoureuse.

— Demain Mathéo, j'aurai besoin de toi. Il faut que j'achète du mobilier. Je veux emménager le plus vite possible.

— N'vous en faites pas Catherine, en une journée, avec la ressourcerie, nous vous installerons ! assure naïvement Lili.

La mère de Mathéo frémit un instant en imaginant son intérieur composé de meubles d'occasion. Puis, les larges sourires et la bonne volonté de ses nouveaux amis anéantissent ses a priori bourgeois.

— C'est très gentil, Lili. Merci beaucoup.

— Merci à vous pour ce breuvage délicat, chère Catherine, très bon cru, trinque Idriss.

— Je vous invite à ma crémaillère, dimanche soir ! annonce-t-elle. Ce sera à la bonne franquette. J'ai vraiment envie de vous avoir dans cette maison avec moi. Nous ferons un barbecue. Mathéo, qu'en dis-tu ?

— Je suis partant, s’enthousiasme-t-il. Dimanche, Chloé passe la journée à la brocante avec Louise, je serai tout à toi ma petite mère.

— Vous êtes des magiciens ! Vous transformez la vie en bonheur pur, s'extasie Catherine devant leurs regards brillants.

— Non, Catherine, nous n'y sommes pour rien, tempère Manu. Vous êtes en train de changer votre vie. La baguette magique, elle est entre vos mains. C'est vous la fée.

— Tu as peut-être raison, concède la future divorcée.

— Manu a toujours raison : c'est un poète ! déclare solennellement Idriss.

S'ensuit une joute de blagues et de chamailleries. Le bonheur simple est toujours l'invité d'honneur autour de la table. Une fois le repas terminé, personne ne s'attarde. Chacun a ses marottes et tous apprécient les longues heures à ne rien faire, à rêvasser, à s'ennuyer, moments favorables à la création et aux bonnes idées. Chloé en profite pour initier Mathéo à la méditation. Elle tente de lui apprendre à laisser à son esprit le loisir d'exister et de se détendre.

— L'idée est de forcer ton mental à revenir sur ce qu'il accomplit automatiquement. Au début, le plus facile c'est de te forcer à penser "j'inspire » quand tu inspires et « j'expire » quand tu expires. Rien de bien sorcier ? Pourtant, qui est conscient de pratiquer en permanence quelque chose d'aussi important que la respiration ? Peu de gens. Tout le monde oublie qu'être vivant c'est d'abord et avant tout respirer. Il faut respirer en conscience au moins dix minutes par jour. Concentre-toi, tu dois sentir le contact de l'air frais frôlant tes narines à l'inspiration, et l'air chaud qui s'échappe de ton corps à l'expiration. Tiens-toi droit, les épaules ouvertes et prends ainsi ta place dans le monde, dans l'espace. Essaye, mets-toi debout sur une jambe, trouve ton équilibre. Bien, maintenant ferme les yeux.

— Oh, mais, c'est impossible, s'amuse Mathéo déséquilibré.

— Entraîne-toi, quotidiennement, une dizaine de minutes. Tu apprendras à écouter ton corps, tes tensions, tes ressentis physiques, tu y arriveras.

— Tu y arrives toi ?

— Pas tout le temps. L'important c'est d'essayer, tous les jours. Prendre du temps pour toi, te permettra de trouver la clé d'une porte cachée au plus profond de ton être. Celle d'un passage secret qui te mènera à ton jardin d'Éden intérieur, le bonheur suprême, l'encourage-t-elle.

— Mon bonheur suprême, c'est toi.

— Non, je ne veux pas, rigole Chloé. C'est une bien trop grande responsabilité pour mes frêles épaules.

— Alors, je vais être heureux et serein pour partager mon bonheur avec toi, tous les jours.

— Le seul jour qui existe, vraiment, c'est celui-ci. Le reste n'est qu'une idée, seul le présent est réel. Reste dans l'instant et apprends à t'en contenter, assène Chloé les yeux fermés, sur une jambe.

— Que dirais-tu d'un peu de vrai sport, là tout de suite, maintenant ? s'écrie Mathéo en la basculant dans ses bras. Je t'emmène profiter de l'instant présent ! Je ne vais pas te dire que je t'aime. Je vais t'aimer !

Il la soulève, l'emporte dans la chambre. Il la déshabille lentement, se déshabille lentement et ils font l'amour lentement. Plus rien d'autre n'existe, ils ne sont plus que sensations. C'est ça, vivre ici et maintenant.

Mathéo s'endort allongé sur le dos, apaisé. Chloé est dans un état second, détendue, elle savoure ce moment et laisse son esprit divaguer. Elle s'accroche à une idée qui lui vient d'elle ne sait où : philosopher avec des enfants de maternelle... Elle sourit en imaginant comme cela doit être amusant de parler de la vie, de l'amitié, de l'amour et de la mort avec des bambins de quatre printemps. C'est une idée qui lui plaît, avec laquelle elle s'endort.

Louise aussi s'est endormie repue, comblée par les baisers de celui qu'elle considère déjà comme son amoureux. Elle a bien essayé les petits exercices de respiration de sa camarade, mais vivre dans le présent, elle n'arrive pas à s'en contenter. Tous ses espoirs sont passés au vert. Elle se projette. Cette fois, c'est bien lui, l'homme de sa vie. Une belle et longue histoire débute. Elle en rêve. Le beau Pierre la regarde dormir. Aux premiers légers ronflements, il se relève discrètement et rallume son téléphone. Un message s'affiche : "Alors ? Où êtes-vous ? Je vous paie pour avoir des infos !" Il répond : "Tout se passe bien, je vous appelle demain », puis retourne s'allonger contre le corps de cette femme pleine de charme, de fougue et de sincérité. Le nez enfoui dans sa chevelure parfumée, il s'abandonne à son tour au sommeil.

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