Chapitre 18

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Le lendemain, à presque neuf heures, Catherine émerge d'une nuit réparatrice et rejoint Lili sur la terrasse.

— Bonjour. Thé, café, tartines, miel, confiture, fruits ? Servez-vous, tout est sur la table, l'invite celle-ci. Manu, Carine et les mômes font la grasse mat. Ah, tiens, v'là Mathieu, il est en avance...

— Bien le bonjour, mesdames.

— Les gamins n'sont pas encore l'vés... T'es tombé du lit ?

— Sers-moi un thé veux-tu, au lieu de poser des questions, mon petit. Bien dormi, Catherine ?

— Merveilleusement.

— Mathéo m'a dit que vous cherchiez un logement.

— Oui, le voilier c'est agréable, mais j'ai décidé de m'installer par ici. Il me faut donc quelque chose de plus... conventionnel.

— Si cela vous dit, venez avec moi et les enfants chercher le pain au village. Je vous invite à boire un café chez Jules, mon ami qui tient le bistrot. Nous lui parlerons de vos projets, s'il y a une bonne affaire, il sera au courant.

— Avec plaisir, c'est adorable. Je vous avoue que je meurs d'envie de monter dans votre carrosse.

— Je m'en doutais un peu... En attendant que les enfants se lèvent, voulez-vous visiter ma ferme ? C'est à dix minutes en calèche.

— Oh oui, je suis prête dans cinq minutes !

Gabriel est fatigué. L'appartement vide et le lit pour lui tout seul le remplissaient de joie la veille au soir, mais l'absence de la chaleur du corps de sa femme lui a manqué. Il a passé une mauvaise nuit. Ce soir, si elle n'est pas rentrée, il ira dormir chez sa maîtresse ! Aucun message sur son portable, Catherine n'a pas rappelé. Ça le surprend un peu. Il prend une douche, enfile son costume et erre deux minutes dans la cuisine déserte, il n'a aucune idée de là où elle range le café, il le prendra au bureau.

Audrey, son assistante, arrive en même temps que lui. Rien qu'à sa mine froissée, elle devine que sa journée, à elle, ne va pas être simple. Cet homme est insupportable, détestable et bien sûr misogyne. Lorsqu'il s'adresse à elle, ce n'est qu'avec condescendance. Il la tolère uniquement parce que les clients apprécient qu'une jolie paire de fesses leur serve leurs boissons. Aucune reconnaissance pour ses qualités d'organisation et de rédaction. Pour lui, elle n'est rien d'autre que du petit personnel domestique. Elle le supporte en pensant que l'heure de la retraite va bientôt sonner pour ce dinosaure. Son successeur n'aura pas de mal à être plus acceptable. C'est donc avec un minimum de délicatesse qu'elle pose une tasse de café, devant lui, sur le bureau.

— Audrey, je vous ai demandé hier le numéro de téléphone du psychiatre de ma femme. Où est-il ?

— Monsieur Bertrand, je suis votre assistante professionnelle, cette recherche ne fait partie ni de mes compétences ni de mes attributions.

— Pardon ?!

— Votre vie privée ne me concerne pas. Vous me prenez pour votre employée de maison ? Voici vos rendez-vous pour la journée.

Sans lui laisser le temps de répondre, elle sort en claquant la porte. Gabriel est sidéré, tout va à vau-l'eau. Cette Audrey est sûrement lesbienne. Il compose le numéro de son médecin traitant, une aimable secrétaire lui répond. Gabriel lui explique rapidement le but de son appel, elle lui promet de se renseigner auprès du docteur et de le rappeler le plus vite possible. Quelques minutes plus tard, Audrey lui passe un appel personnel.

— Monsieur Bertrand. Bonjour, Docteur Misial. Ma secrétaire m'a informé de votre requête, mais je n'ai pas très bien compris de quoi il s'agissait. Catherine ne va pas bien ?

— Non, ma femme ne va pas bien du tout, le recadre Gabriel agacé par la familiarité du généraliste. Pouvez-vous me communiquer le nom et le numéro de son psy ?

— Je n'ai pas cette information. Mais, pourquoi ne le demandez-vous pas à Catherine directement ? Je ne comprends pas...

— Comment cela, vous ne savez pas qui elle consulte ! Mais qu'est-ce qu'il y a dans vos dossiers médicaux ?

— Pardon. Monsieur Bertrand, êtes-vous certain que ça va ?

— Oui, moi je vais bien. Mais ma femme est partie retrouver son fils et ils sont en train de "déconner" ! J'ai besoin de contacter son psychiatre pour procéder à une hospitalisation.

— Comment cela une hospitalisation ? Où est votre femme ?

— Dans les Landes, dans la nature, et peut-être déjà sous l'emprise d'une secte !

— Une secte ?

— Comment je fais, si vous n'êtes pas fichu de me dire quel médecin pour maboules ma femme consulte toutes les semaines depuis tant d'années ? s'énerve-t-il.

— Permettez-moi de vous retourner la question monsieur Bertrand, rétorque le docteur Misial excédé. Quel mari ne connaît pas le nom du spécialiste qui suit sa femme depuis dix ans ? Votre cas est désespérant monsieur Bertrand. Je me réjouis d'apprendre que vous avez enfin des nouvelles de votre fils et ce qui me surprend le plus, voyez-vous, c'est que votre femme ne vous ai pas quitté plus tôt. Au revoir monsieur.

— Quitté ! répète hargneusement Gabriel outré.

Mais il n'entend plus que la tonalité, le médecin lui a raccroché au nez.

Comment cela « quitté » ? Non, mais il est malade ce type ! Il débloque lui aussi... Tout en râlant intérieurement contre son interlocuteur fantôme, Gabriel se dit qu'il vaut mieux prévenir que guérir. Il se rue sur son ordinateur et en quelques clics, transfère le contenu de leurs comptes communs sur un compte uniquement à son nom. Un souci de moins. Elle ne pourra plus faire de conneries avec l'argent, et va vite se manifester. Cette précaution le détend un peu. Après tout, c'est plus simple, pas besoin de psy, reste plus qu'à patienter. Il ordonne à Audrey d'introduire son rendez-vous.

En fin de matinée Gabriel est tendu, les gros comptes se succèdent dans son bureau ces derniers jours. Cette panne et les réactions en chaîne qui ont suivi bouleversent le monde des affaires. Sans ce support publicitaire de premier choix qu'est la télévision, les retombées économiques ne sont plus les mêmes, les ventes chutent dans tous les secteurs. Un pan complet du business s'écroule et cela se répercute sur le CAC 40. Sans piloter les rêves des consommateurs, ils ne peuvent plus maintenir l'addiction, grâce aux images qui passent en boucle dans les médias. C'est même un peu plus compliqué que cela, puisque la panne est réparée, les images sont de nouveau présentes mais plus personne ne les regarde. Les ventes ne reprennent pas. Pourtant, en voyant la masse populaire jeter ses écrans sur les places publiques, les fabricants de téléviseurs et les sociétés de crédits à la consommation se frottaient les mains. Ils pensaient à tous ces postes à remplacer dans les semaines, les mois à venir ! Mais cela ne se déroule pas du tout comme ils l'avaient imaginé. Heureusement, il reste Internet, mais pour l'ancienne génération, celle qui détient le plus de pouvoir d'achat et le temps pour le dépenser, le net ne remplace pas la télé. Le manque à gagner sur cette frange de la population est énorme, ils achètent beaucoup moins. Et puis, la télé ce n'est pas seulement de la pub, c'est aussi un endoctrinement permanent. Sans les séries policières, les journaux, les documentaires, le climat d'insécurité s'estompe. Suite à ce dérèglement médiatique, cette partie du peuple, qui ne rechigne pas à se déplacer jusqu'aux urnes, n'est plus sous contrôle. Le risque est grand pour les élites et les politiques de tous bords qu'éclate la tempête. Le système ultra-capitaliste est à la dérive. Qui peut dire ce qu'il va advenir si les gens ne retournent pas sagement poser leur cul, sur leur canapé Ikéa, devant la boîte à mirages ? Le plus important territoire conquis au vingt-et-unième siècle, le porte-monnaie des téléspectateurs, est en train de leur filé entre les doigts. Dans l'immédiat, les choses se présentent mal, les fabricants d'écrans plats ont beau casser les prix, les ventes ne redémarrent pas. Les esprits, eux, par contre, semblent s'être remis en marche et cela inquiète en haut lieu. Les gens se parlent et apprécient même, semble-t-il, leurs différences. Avec les élections qui approchent, sans un peu de manipulation, les choses seront extrêmement compliquées. Ne pas occuper le terrain, c'est laisser la place aux idées nouvelles et à l'espoir. On sent déjà, comme une lame de fond, monter la contestation concernant les inégalités et le partage des richesses. C'est la fin d'un système mis en place par les riches, pour les riches : un véritable tsunami ! L'insécurité a basculé, elle a changé de camp et l'ambiance est très tendue dans l'hémicycles. Gabriel va devoir s'accrocher s'il ne veut pas être emporté par la tourmente.

Dans les Landes, le temps est au beau fixe, Catherine et Mathieu ne se sont pas quittés de la journée. Il lui a montré son domaine et sa charmante maison, très rustique. Ils se sont rendus chez Jules avec les enfants. À midi, ils ont improvisé un pique-nique aux alentours de la ferme et ont trempé leurs pieds dans l'eau fraîche d'un cours d'eau pendant que Mouche et Gaby broutaient paisiblement. Ils ont surtout beaucoup ri. Mathieu est un homme simple, plein de charme et d'attentions.

Catherine regagne le voilier, enchantée de sa journée. En arrivant sur le bateau, elle se prépare un thé et s'installe paisiblement sur sa chaise longue. Heureuse. Elle espère que Jules lui communiquera rapidement les coordonnées des propriétaires d'une maison qui semble correspondre à ce qu'elle recherche. Elle avait oublié à quel point la solidarité peut être efficace. Elle repense à la soirée de la veille, à la réunion, à la façon dont fonctionne le camp. Autant d'humanité, d'humilité, cette expérience est une grande leçon pour le monde actuel. Qui ne voudrait pas vivre comme ces gens, dans le respect des uns et des autres, où l'argent n'est pas le décideur mais un moyen parmi d'autres d'accéder au bonheur ? Demain, elle ira à la ressourcerie pour participer concrètement, elle aussi, à cette belle aventure. Pour l'instant, elle plonge dans son livre.

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