Chapitre 8

10 minutes de lecture

Pour ce midi, les victuailles du garde-manger lui inspirent un plat de lasagnes aux légumes et au poisson. Elle préparera aussi deux gros rôtis, qu'il lui suffira de trancher pour les servir froids, ce soir, avec une bonne mayonnaise maison et de la laitue. Au camp, la nourriture a repris sa place d'honneur, elle est sacrée. Ils produisent ce dont ils ont besoin et ne vendent que l'excédent. Le plus important c'est de ne rien laisser se perdre. Les légumes et les fruits qu'ils récoltent sont stockés dans l'entrepôt et proposés le lendemain matin sur le marché. Les invendus sont transformés en confitures, conserves ou congelés pour l'hiver. Les épluchures et autres rebuts sont eux aussi valorisés. Sylvain fait du terreau avec le compost du jardin. Mais c'est Mathieu, leur propriétaire et voisin, qui récupère tous leurs déchets comestibles pour sa belle basse-cour, dernier vestige de sa longue carrière d'agriculteur. Ses poules, ses canards et ses oies, heureuses et délicieuses volailles qui se promènent toute la journée dans les prés jouxtant sa ferme, contribuent fortement à la diminution des ordures ménagères. En échange, il fournit les œufs et de la viande. La communauté lui loue la maison, où est installé le camp, qui fait partie intégrante de son exploitation.

En épluchant plusieurs kilos de légumes, Chloé pense tendrement à cet homme incroyable. À soixante-dix printemps, il n'est plus en mesure physiquement de faire tourner la ferme, mais il est toujours partant pour donner un coup de main et un bon conseil. Il sait à qui il faut s'adresser en cas de besoin, connaît tous les meilleurs spots à champignons à des kilomètres à la ronde et la région comme sa poche. Il passe tous les jours au camp, dont il est devenu le patriarche. Il a cessé son activité à la mort de sa femme, un an avant leur arrivée, et souhaite maintenant prendre officiellement sa retraite. Sans enfant, il veut rester vivre dans sa maison et que les repreneurs de l'exploitation habitent au camp. La communauté cherche une solution pour pérenniser l'expérience. La création d'une association ou d'une Société Coopérative d'Intérêt Collectif est à l'étude, mais rien n'est encore décidé.

Tout en cuisinant, Chloé réfléchit. Peuvent-ils se lancer dans cette nouvelle aventure ? En ont-ils les compétences, la motivation, le temps ? Sylvain envisage de développer un peu plus la production de fruits rouges. Louise rêve d'un petit troupeau de chèvres. Manu pense qu'ils devraient s'intéresser à la production de Spiruline, cette algue très riche en protéine végétale. Ce qui est sûr, c'est que dans tous les cas, ils manquent de bras et de savoir-faire. Ils ont rédigé une petite annonce pour trouver des volontaires qui apporteront de nouvelles idées. Quoi qu'il en soit, il faut donner un statut légal à tout cela et que Mathieu y trouve son compte. Il s'est progressivement investi dans l'aventure, aujourd'hui il la porte avec eux.

Elle sourit en se remémorant le jour où, lors d'une de leurs petites réunions, l'idée de prendre un âne pour travailler au jardin a été évoquée par Sylvain. Mathieu a commencé par les avertir :

— Un âne, ça brait très fort et ça s'ennuie vite à ne rien faire. C'est une bête qui n'apprécie ni la solitude ni l'hiver, il lui faut un abri et du foin...

Après ses mises en garde, il s'était retiré sur son vieux vélo. Pendant deux jours, personne ne l'avait vu. Sylvain et Manu étaient alors partis à pied, avec les chiens, du côté de chez lui pour s'assurer que tout allait bien. Ils l'avaient trouvé occupé à faire tremper tout un tas de brides de cuir afin de les nettoyer et les ramollir.

— C'est un vieux harnais qui permettra d'atteler notre futur ami, l'âne, à une petite charrette que j'ai dans la grange, leur avait répondu Mathieu. La petite écurie sera très bien pour le rentrer à la mauvaise saison, même un peu grande pour un seul âne. J'ai l'intention d'arrêter le cyclisme et de venir chercher les déchets verts avec la charrette tirée par notre nouvel associé.

Sylvain et Manu s'amusèrent beaucoup à l'écouter annoncer hilare ce qu'il mijotait.

— J'imagine déjà la tête de Jules quand l'âne crottera devant son bistrot. Et celle des gendarmes lorsque je rentrerai, un canon dans le nez, avec ma chariotte sans permis.

Ne restait plus qu'à trouver l'âne ! Manu lança un appel sur les ondes et Chloé raconta leur nouveau projet sur le net. Un mois plus tard, l'écurie de Mathieu aurait été trop petite pour accueillir tous les équidés qu'on leur proposait. Ce fut Mouche, un vieux cheval de trait, que son propriétaire ne se résignait pas envoyer à l'abattoir, et Gaby, un âne de deux ans, dont les maîtres ne supportaient plus les bêtises, qui furent adoptés. À leur arrivée à la ferme, ils se snobèrent un peu, puis furent, très vite, inséparables. Mathieu est toujours intarissable quand il parle d'eux.

— Gaby refuse de rester tranquille quand j'harnache Mouche pour l'atteler. Il ne se calme que lorsqu'une longe lui est passée et qu'il est attaché à l'arrière de la charrette. Je pilote un convoi exceptionnel ! Quand Jules me voit arriver, il se plaint : "J'ai encore le tiercé gagnant aujourd'hui !", mais en vérité il est ravi parce que sa terrasse ne désemplit pas quand mon équipage est stationné devant son café. Je suis devenu très populaire à l'école du village, les gamins veulent que je fasse le ramassage scolaire, ils sont malins, ils disent que le bus pollue trop. Si je me présentais aux élections, je remporterais la mairie haut la main juste grâce à mes deux bourricots.

Dès les premiers jours, avec son nouveau véhicule tout terrain, il lui arrivait de ramener une cargaison enfantine pour une visite pédagogique du camp. Tous les mômes des environs ont appris comment fonctionne la communauté et ils l'ont expliqué à leurs parents, plutôt réfractaires concernant cette invasion de hippies. Les mômes sont devenus des ambassadeurs et cela a bien aidé à notre intégration, parce qu'au départ tout le monde se méfiait, se souvient Chloé en alternant les couches de ses plats de lasagnes. C'est grâce à eux que leurs parents comprirent la démarche et achetèrent les premiers légumes. Ils devinrent aussi les clients de Chloé sur son stand de vêtements d'occasion pour enfants.

Chloé avait démarré cette activité, plusieurs années auparavant, sur les marchés en Auvergne. À l'époque, elle avait entamé sa décroissance et répondu à une annonce pour une colocation dans une grande maison. C'était de là-bas que tout était parti. Ils cohabitaient à trois dans cent soixante mètres carrés avec grange, atelier et terrain. À cette période, Thomas, le fils de Chloé, vivait avec elle et ils étaient venus ensemble tester la vie en colocation avec un inconnu. Sylvain, leur coloc, était quelqu'un de très agréable à vivre et de très bavard. Ils partageaient souvent de longues soirées philosophiques et culturelles au coin du feu. Ce passionné de permaculture avait mis en place un beau potager. L'arrivée de Chloé et de son fils lui avait redonné un peu d'enthousiasme. Séparé depuis peu de sa compagne, cette rupture l'avait beaucoup éprouvé. Se faire plaquer deux semaines avant son mariage et ne plus être qu'un père à temps partiel, l'avait entraîné sur les chemins tortueux de la déprime. L'arrivée de Chloé et de Thomas lui laissait un peu moins de temps pour ressasser le passé. Cette bâtisse auvergnate était idéale, chacun avait son territoire, les communs étaient spacieux et lumineux. Le partage des frais permettait de belles économies. Celui des idées, de la cuisine, du ménage et du jardin était également très appréciable. Tous trouvaient leur compte dans ce mode de vie. De fil en aiguille, Louise, l'amie de Chloé, était devenue la colocataire du mardi soir. En ce temps-là, qui semble bien lointain à Chloé, Louise travaillait dans une boîte qui appareillait les gens en perte d'audition, elle se déplaçait beaucoup. Cette petite escale du mardi lui permettait d'éviter un bon nombre de kilomètres et de rendre visite à son amie. Elle avait tout de suite trouvé cette idée de colocation à son goût. Elle aurait volontiers adopté ce mode de vie si elle n'avait pas été propriétaire d'une petite maison et surtout du crédit qui allait avec. Au travail, sa hiérarchie lui infligeait de nombreuses pressions, elle refusait de se laisser démonter, luttant seule contre une entreprise qui souhaitait l'amener à démissionner. Côté sentiments, après plusieurs expériences de couple qui s'étaient mal terminées, Louise se torturait dans une histoire d'amour avec un homme marié, père de trois enfants, pendant que Chloé expérimentait la vie en colocation sans ambiguïté.

Les choses en étaient là quand Louise avait reçu sa lettre de licenciement. Le harcèlement moral n'était donc pas le fruit de son imagination. Ce fut un soulagement, car elle se demandait si elle ne devenait pas paranoïaque. Elle oscillait entre deux émotions ambivalentes : la peur de ne pas pouvoir honorer les échéances de son emprunt et le bonheur de ne plus faire partie de cette entreprise qui avait failli la rendre dingue. C'était Louise qui rit et Louise qui pleure. Au mois de juin, au chômage, elle avait décidé de s'accorder un peu de temps pour faire le point. Elle avait trouvé une location dans les Landes et fin juillet était parti en vacances avec sa mère, sa sœur et ses deux nièces. Chloé se souvenait parfaitement de l'appel de Louise ce 15 août, seule pour deux semaines encore dans la maison qu'elle louait, elle avait proposé à ses colocataires du mardi de venir passer cette dernière quinzaine avec elle. Chloé s'était dit qu'après tout, dans commerçant ambulant, il y a ambulant, et avait accepté de descendre avec sa petite entreprise sur le dos. Sylvain avait son fils Juju pour les vacances et avait été, lui aussi, partant. Voilà comment ils s'étaient retrouvés tous les trois dans cette maison louée par Mathieu en pays landais.

Tout en poursuivant le fil de ses souvenirs, Chloé incise les deux gros rôtis pour les piquer à l'ail avant de les badigeonner d'huile d'olive et de les recouvrir d'herbes aromatiques.

Sylvain, dès son arrivée, n'avait pas arrêté de répéter qu'il y avait moyen de créer un sacré potager, ici. Chloé travaillait très bien sur les foires et Louise rouspétait à l'idée de rentrer. Elle commença à éplucher les offres d'emploi du secteur, il n'y avait pas grand-chose. Mais après tout, elle avait devant elle deux années d'indemnités de chômage. Si elle mettait un locataire dans sa maison en Auvergne et que Chloé et Sylvain restaient, pourquoi ne pas envisager une colocation ici ? Chloé se revoit, avec Louise et Sylvain, aller trouver Mathieu pour discuter d'une location à l'année.

— C'est que mon notaire m'a conseillé, tant que je suis encore en activité, de ne louer que pendant les vacances, avait répondu le paysan. C'est plus intéressant fiscalement. Il est vrai que je souhaite prendre ma retraite, alors, pourquoi pas. Je vous promets d'y réfléchir et de vous donner rapidement une réponse.

— Ce serait tellement génial ! avait insisté Louise. Venez dîner avec nous, ça nous permettra de faire connaissance.

Il avait accepté bien volontiers. Le tempérament de feu et le franc-parler de Louise lui avaient plu. Elle lui rappelait sa femme au caractère bien trempé et il s'amusait de ses expressions verbales très fleuries. Cette soirée que Mathieu passa avec eux, fut pour lui une bouffée d'oxygène. Sylvain s'était chargé de préparer un barbecue et il lui avait donné un coup de main. En discutant, Mathieu qui avait toujours laissé le soin à sa femme de s'occuper du jardin, avait compris pourquoi sa défunte Mathilde, mettait des fleurs à côté des tomates et des fraises. Ce n'était pas un truc de bonne femme comme il l'avait toujours pensé, mais ce que Sylvain appelait du compagnonnage végétal. Les capucines attirent les pucerons, ce qu'apprécient les courgettes, les concombres et les cornichons ; les limaces n'aiment pas le thym ; la carotte met en fuite la mouche du poireau, tandis que le poireau éloigne la mouche de la carotte. Chloé elle, récoltait des plantes sauvages, comme la grand-mère de Mathieu qui était connue pour sa médecine quand il était petit. Elle lui semblait être la plus calme des trois et détenir ce que le monde agricole appelle le bon sens paysan. Elle voyait les choses à sa manière mais employait des mots justes. Ils avaient bien arrosé leurs discussions, ils avaient ri et chanté. Il leur avait raconté, par la suite, ce qui l'avait décidé à leur louer la maison à l'année : il les avait trouvées bien jolies ces deux femmes... Depuis la mort de Mathilde, sans féminité autour de lui, Mathieu trouvait la vie pesante. Ces deux-là, amenaient une légèreté très agréable dans le paysage.

Les choses s'étaient enchaînées si naturellement, se remémorait Chloé en montant sa mayonnaise. Elle se souvenait aussi très bien de la tête de leur entourage proche, quand elle et Louise parlèrent de ce nouveau projet, ils ne furent pas nombreux à les encourager. Ce fut un concert de : « Mais vous êtes folles, c'est n'importe quoi ! » Chloé avait bien remarqué, avec le temps, que lorsque de l'avis général ce qu'elle entreprenait était une folie c'est qu'elle était sur la bonne voix. Depuis toujours, elle est à contre-courant, à contre sens, et ne s'en porte pas plus mal. Alors, ses grains de folie elle les sème, les cultive et les récolte. Tout en disposant les assiettes sur la table, cette dernière pensée la ramène à Mathéo. Ce matin, avec Louise, il est parti découvrir la ressourcerie.

Le vent porte le son des cloches du village voisin, midi sonne. Tout est prêt, Chloé s'allonge dans la balancelle, ferme les yeux, écoute chanter les oiseaux. Le film de ses souvenirs s'interrompt pour céder la place à un moment de non-pensée. Elle se laisse aller, bercée par le mouvement et la symphonie du petit peuple ailé... Le ronronnement d'un moteur, puis le crissement de pneus sur les cailloux de la cour, parasitent sa méditation. Elle se redresse doucement, s'assoit en tailleur, ouvre les yeux. Pensant voir la camionnette, elle découvre surprise une énorme berline noire aux vitres fumées. La portière arrière s'ouvre et un homme élégant en descend. Chloé se lève et s'avance sur la terrasse avec un sourire accueillant.

— Je peux vous aider ? Vous êtes perdu ?

L'homme la toise de la tête aux pieds, la ride du lion bien prononcée entre ses deux sourcils.

Annotations

Vous aimez lire korinne ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0